Le 1er mai 1995, des skinheads participant à un cortège du Front National tuent un jeune marocain, Brahim Bouarram, en le poussant dans la Seine.

Huit jours plus tard, Jacques Chirac est élu président de la République, et l’éditorialiste politique de France 2, Alain Duhamel, fait ce commentaire :

« La campagne électorale a été adulte et civilisée : il n’y a pas eu de sang, il n’y a pas eu de mort ».

Cette campagne civilisée s’était ouverte, le 21 février 1995, par le meurtre d’un jeune Français d’origine comorienne : Ibrahim Ali, abattu d’une balle dans le dos par un colleur d’affiche du Front national.

Plus de trente ans auparavant, le 13 février 1962, huit manifestants communistes sont tués par la police parisienne. Le journal Le Monde parle du « plus sanglant affrontement entre policiers et manifestants depuis février 1934 ».

Pourtant, quelques semaines auparavant, le 17 octobre 1961, la police parisienne massacrait par dizaines voire par centaines des Algériens qui manifestaient pacifiquement contre un couvre-feu discriminatoire.

Rappelons qu’en février 1934, la répression d’une violente manifestation d’extrême droite avait fait une dizaine de morts.

En octobre 1961, bien entendu, la connaissance exacte et exhaustive des faits n’est pas accessible. Mais la presse ne peut pas ne pas soupçonner que beaucoup plus de dix personnes ont été tuées [1]. Le journaliste qui compare Février 1962 à février 1934 en oubliant octobre 1961 fait donc comme si plusieurs dizaines d’Algériens valaient moins qu’une dizaine de Français – les huit communistes de Charonne ou les dix fascistes de février 1934.

En mai 1995, le commentateur qui affirme qu’il n’y a pas eu de mort ni de sang versé parle bien entendu au sens figuré. Il veut dire que les mots échangés par Lionel Jospin et Jacques Chirac durant la campagne électorale ont été courtois, qu’il n’y a eu entre eux ni injures ni invectives. Il reste que, pour parler ainsi de morts et de sang, et pour dire qu’il n’y en a pas eu, il faut que le commentateur ait oublié, ou mis de côté, ou en tout cas qu’il ait tenu pour rien la mort réelle et le sang réel d’Ibrahim Ali et de Brahim Bouarram.

On peut donc poser l’hypothèse qu’il y a, aux yeux de certains, des vies moins importantes que d’autres. Et que, quelle que soit la singularité de chaque situation, à des époques différentes, sous des modalités différentes, Brahim Bouarram, Ibrahim Ali et les dizaines de victimes d’octobre 1961 ont en commun d’avoir été des corps sans importance [2].

Des corps sans importance

Ou encore, pour emprunter un concept de Sidi Mohammed Barkat : des corps d’exception. En effet, si la haine a pu se déchaîner à ce point, dans un espace démocratique comme la France métropolitaine de 1961 [3], qui ne pratique plus la répression sanglante depuis la fin de la Commune, c’est parce que les Algériens sont à l’époque considérés comme des exceptions dans le genre humain, n’en faisant pas vraiment partie – donc comme des êtres à qui ne s’appliquent pas les Droits de l’homme [4].

En tant que corps d’exception, les Algériens (alors appelés « FMA », « Français Musulmans d’Algérie ») sont perçus comme des êtres infra-humains, ou pas tout à fait humains, donc comme des êtres dont la mort n’importe pas – ou pas autant que celle d’un « Français de souche ». Ils sont aussi perçus comme des êtres louches et inquiétants, violents par nature – donc des êtres qu’on a plus facilement le droit de tuer. Leur simple existence, ou du moins leur visibilité dans une manifestation politique apparaît comme un danger, voire comme une agression insupportable : l’exécution sommaire devient donc un acte de « légitime défense de l’homme digne d’avoir des droits ».

Ce qu’a montré Sidi Mohammed Barkat, et qui importe au plus haut point, c’est que l’image du corps d’exception est une production : s’il a suffi de trois journées pour que deux cent personnes soient assassinées, il a fallu en revanche un siècle pour qu’auparavant, ces personnes deviennent assassinables. Un siècle de production et de transmission de l’image du corps d’exception.

Cette image a été produite et transmise de génération en génération par les « propos de table », la littérature et le cinéma, mais aussi par les livres pour enfants, l’école et le discours scientifique [5]. Elle est enfin, dans une très large mesure, une production juridique : les statuts spéciaux fabriqués sur mesure pour le colonisé algérien ont habitué les esprits à penser qu’il était normal de soumettre le « musulman », « maghrébin », « nord-africain », à un traitement spécial. Par exemple, en instaurant la responsabilité collective, la Justice a accrédité et transmis l’idée que les Arabes sont tous les mêmes. Et le système électoral du double collège » et en donnant près de dix fois plus de poids à une voix de colon qu’à une voix de « FMA », a transmis l’idée qu’un Blanc vaut dix Arabes. Cette idée a aussi été transmise par l’habitude de tuer dix prisonniers algériens lorsqu’un soldat ou un policier français était tué.

Si l’absence d’octobre 1961 dans la presse et dans les manuels est si grave, c’est que l’occultation des événements est la continuation de cette production du corps d’exception. En effet, en commémorant les morts de la Commune ou ceux de Charonne tout en oubliant ceux d’octobre 1961, les institutions et les organisations de gauche ont continué de transmettre l’idée – ou plutôt le sentiment confus – que certains crimes sont plus graves que d’autres, que certaines vies valent plus que d’autres, et que deux cent morts arabes, cela ne compte pas.

Aujourd’hui, cette idée est toujours dominante – quelles que soient les avancées qui ont pu avoir lieu ces dernières années. Il n’est donc pas étonnant que, depuis 1961, les représentations n’aient pas beaucoup changé, et que la crise économique ait servi aussi facilement de prétexte à la réactivation d’un profond racisme anti-arabe. Il n’est hélas pas étonnant qu’un Marocain et un Français d’origine comorienne, tous les deux basanés et présumés musulmans comme l’étaient les « FMA », aient connu, trente-cinq ans après, un sort analogue.

Il n’est pas étonnant, enfin, que le commentateur de France 2 ait oublié si vite ces deux corps sans importance,comme son confrère du Monde, trente-cinq ans plus tôt, en avait oublié plusieurs dizaines d’autres. Ce genre d’omission durera tant qu’octobre 1961 ne fera pas partie de la mémoire officielle, celle des programmes scolaires, des monuments et des commémorations. Seule une réforme profonde de la mémoire collective pourra rendre les élites, et plus largement l’ensemble de la société française, perméables à cette vérité qui paraît simple à comprendre mais que nous n’avons jamais vraiment apprise : une vie « algérienne », « marocaine », « franco-comorienne » ou « musulmane », vaut autant que n’importe quelle vie française, et que toute vie humaine.

Tant que ce travail ne sera pas fait à grande échelle, il faudra s’attendre à affronter le même type d’exactions.

notes

[1] Sur l’impossibilité, à l’époque, de dire qu’on « ne sait pas », cf. J.-P. Sartre, « Vous êtes formidables », dans Situations, V, Colonialisme et néo-colonialisme, Gallimard, 1964

[2] Des différences demeurent, qui montrent que l’imprégnation du racisme n’est malgré tout pas la même aujourd’hui qu’en 1961 : en 1961, ce sont les forces de l’ordre qui massacrent en masse, dans une complète impunité, et en toute bonne conscience ; en 1995, l’acte est commis par des individus immédiatement qualifiés de criminels et inquiétés par la justice, puis condamnés, et la société civile réagit davantage (d’importantes manifestations ont lieu). Il reste cette troublante ressemblance : l’incapacité du journalisme politique à prendre en compte ces morts.

[3] Outre-mer, c’est autre chose : cf. Y. Bénot, Massacres coloniaux, op. cit., 1988

[4] Cf. S. M. Barkat, « Le colonisé comme corps d’exception » (http://www.17octobre1961.org) et Le corps d’exception, Éditions Amsterdam, 2005.

[5] Cf. É. Savarese, L’ordre colonial et sa légitimation, L’Harmattan, 1999

http://lmsi.net/Hommage-a-Brahim-Bouarram