Depuis le tout début, la stratégie des gouvernements a été, et demeure, de sauver ce qui peut être sauvé de la production. Cependant, le simple fait que les gouvernements soient maintenant obligés d’ouvrir cette discussion dévoile un point crucial dans tout le processus d’accumulation capitaliste. En effet, parler de production essentielle et non essentielle implique qu’une partie substantielle de la production est inutile, et qu’elle répond exclusivement aux intérêts de ceux qui en profitent. Cela signifie donc qu’une énorme partie du travail n’est pas nécessaire : elle existe pour satisfaire les stratégies et les besoins du processus d’accumulation capitaliste.

Par conséquent, prendre position à l’intérieur tout en étant en opposition à cette discussion sur le travail (sous toutes ses formes) essentiel et non essentiel, nous permettrait d’attaquer directement le cœur des processus d’accumulation et, en même temps, nous donnerait la possibilité d’imaginer de nouvelles stratégies de rejet et de rupture avec ces processus.

  • Le capitalisme est donc basé sur le chantage de la main d’oeuvre et l’extorsion de la plus-value de celle-ci. En outre, comme nous l’analysent les perspectives féministes et décoloniales, le chantage de la man d’oeuvre ne se limite pas aux formes de travail productif qui impliquent un salaire ; il s’étend à toute forme de travail dont on extrait une plus-value (travail reproductif, travail de soins, travail informel…).

En ce sens, les stratégies d’accumulation deviennent de plus en plus articulées et complexes car elles répondent à l’inclination naturelle du capitalisme et en particulier du néolibéralisme : être constamment à la recherche de nouvelles tendances d’accumulation du profit. Pensez seulement qu’aujourd’hui, le simple fait de chercher quelque chose sur un moteur de recherche ou d’avoir un compte sur les réseaux sociaux suffit à créer de la valeur ajoutée !

Maintenant, dans un souci de synthèse et de compréhension, sans entrer dans les méandres de la théorie marxienne du processus de valorisation, disons que la totalité du cycle de production a pour objectif la création de valeur économique à partir de ses produits matériels ou immatériels.
Cela n’a rien à voir avec leur valeur d’usage, entendue comme valeur d’”utilité” sur le plan social. Un produit donné peut avoir une valeur économique élevée mais en même temps être socialement inutile.

Et c’est précisément la contradiction sur laquelle on peut imaginer une rupture en ce moment. Le capitalisme en crise est obligé d’admettre qu’il y a une production et un travail essentiels et d’autres qui ne le sont pas, en même temps, il garde le monopole de décider lesquels le sont et quels processus de production doivent être maintenus actifs. Et si nous inversions cette pyramide ? Que se passe-t-il si nous nous demandons qui décide de ce qui est essentiel et de ce qui ne l’est pas, qui doit décider de ce qui est utile et de ce qui est inutile, et quelle valeur est donnée au travail considéré comme vital d’un point de vue social ?

Composition et conflit

En imaginant le champ de bataille , nous essayons de jeter un regard sur ces formes de travail que nous considérons comme essentielles aujourd’hui. Nous nous rendons compte que ce sont les formes les plus précaires, invisibles, exploitées et sous-payées qui existent. Du secteur de la santé et des soins, aux travailleurs de la grande distribution, de la logistique, de la collecte et de l’élimination des déchets et de l’industrie agroalimentaire, pour n’en citer que quelques-uns. En examinant ensuite leur composition sociale, nous nous rendons compte que, pour paraphraser David Harvey* , cela a une forte connotation sexuelle, raciale et transnationale. De plus, ils se situent dans les sommets des tendances de développement du capitalisme. En effet, dans ses tendances de développement, le capitalisme contribue à la construction de nouvelles subjectivités : il élabore ou réélabore des formes d’exploitation et de domination, il expérimente de nouvelles manières de se libérer des relations industrielles préexistantes ainsi que de nouvelles formes de chantage et de dispositifs disciplinaires pout tout comportement insubordonné éventuel. Ceci afin de payer le travail le moins possible et de maximiser le profit.
Dans cette situation, cependant, ces subjectivités invisibles deviennent visibles parce qu’on découvre que leur rôle est essentiel, fondamental. Maintenant, depuis notre petit point d’observation partiel, nous voyons aussi que ces subjectivités sont pour le moment les points les plus avancés du conflit ou celles qui montrent une certaine volonté à son égard. En effet, en restant avec Harvey, ils sont tenus d’être “en première ligne”, et donc non seulement d’être hyper-exploité.e.s, mais aussi de mettre leur santé et leur vie en danger.

Prenons comme exemple, parmi tant d’autres, le plus évident : le cas du secteur de la santé et du mouvement de lutte qui y est associé, “la santé en lutte”. Bien que ce secteur soit mobilisé depuis longtemps, ce n’est que maintenant qu’il y a une prise de conscience massive de l’importance de soins de santé de qualité et accessibles à tou.te.s parce qu’il s’impose comme un besoin fondamental. Au même temps, la frustration et la posture conflictuelle des travailleu.r.se.s du secteur est le résultat de la surdité des gouvernements face aux plaintes concernant le manque de matériel, de personnel, de soutien et de conditions de travail adéquates. Tout cela, si on l’avait écouté en amont, aurait pu aider à mieux contenir cette crise dans laquelle on demande aux travailleu.r.se.s de se sacrifier comme si de rien n’était. Les besoins essentiels des travailleu.r.se.s du secteur, y compris les conditions de travail humaines, ne semblent être essentiels pour l’ensemble de la société que dans cette phase de la crise sanitaire, après que les gouvernements ont favorisé la privatisation du secteur hospitalier et imposé des coupes budgétaires et des logiques d’exploitation capitalistes visant à extraire la plus-value des hôpitaux également.

Il est dit dans leurs communiqués : “Nous n’avons pas besoin d’être appelés héros et héroïnes, nous avons besoin de matériel de protection et d’outils pour faire notre travail”. Besoins, nécessité : ces subjectivités expriment immédiatement des priorités d’en bas radicalement opposées à celles du capital. En bref, ils mettent déjà en avant un discours sur ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas, donc sur ce qui est utile et ce qui est inutile.

Et nous revenons ici au point de départ. Si nous étions capables de construire les rapports de force nécessaires pour imposer un discours basé sur les besoins matériels et arracher au capital et à ses gouvernements la faculté de définir ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas, la possibilité d’une rupture anticapitaliste serait révélée.