À l’heure où une jeune profanatrice1 n’est défendue que par l’extrême droite et les sociaux-démocrates, où il serait malvenu de critiquer une religion parce qu’elle serait celle « des opprimés », où le « respect » culturel conduirait à tolérer même les coutumes les plus coercitives et les plus cruelles, il est donc grand temps de lire, relire et faire lire Les Versets sataniques. Et de se demander aussi pourquoi ce roman peut susciter tant de haine.

Pour celles et ceux qui ne l’auraient pas lu, il s’agit d’un livre foisonnant qui tisse ensemble deux récits parallèles. L’un, qui est le plus fourni, relate les aventures contemporaines de deux Indiens imprégnés de culture britannique et l’autre, les tribulations oniriques de l’un d’entre eux, un acteur culte de Bollywood. Dans ses rêves, ce Gibreel Farishta est l’archange Gabriel révélant le Coran à Mahomet mais, dans le monde d’aujourd’hui, il n’est pas tout à fait un simple mortel. Comment, sinon, se pourrait-il que lorsque, avec Saladin Chamcha, l’autre héros du roman, ils tombent d’un avion qui a explosé en vol, ils se retrouvent tous deux indemnes sur les côtes anglaises, ou que Saladin se transforme en homme-bouc, double satanique de l’angélique Gibreel dont la tête se retrouve couronnée d’une auréole lumineuse en plein Londres ?

Mais en quoi cette narration imaginaire est-elle si scandaleuse ? Tout d’abord par l’évocation de ces fameux versets qui, s’ils n’occupent finalement que quelques pages du livre dont ils constituent le titre, viennent fâcheusement rallumer une controverse qui date des années 800, les « bons » musulmans se refusant depuis à admettre leur authenticité. Il faut dire que dans ces versets, qui lui auraient été soufflés par Satan, Mahomet aurait reconnu le culte de de trois déesses afin d’obtenir le soutien des notables polythéiste de La Mecque. Pas très joli ni cohérent, on en conviendra.

Et puis, Mahound, avatar de Mahomet dans le roman, y est dépeint comme un homme gouverné par ses désirs et ses pulsions qui lui inspireraient sa production coranique. Il fabriquerait alors à son gré « un Dieu qui comble tous ses désirs », comme le lui dit l’une de ses compagnes. Les règles qu’il édicte lui permettent ainsi, par exemple, de s’approprier douze femmes et, pour que personne ne vienne lorgner sur elles, de les enfermer et les voiler. Ce qui fera la fortune du bordel de Médine, Jahilie dans le monde créé par Rushdie, dont chacune des douze prostituées va incarner l’une de ces épouses cachées, à la plus grande excitation de la clientèle.

Pour ne rien arranger, Rushdie taille au passage un costard, ou plutôt une robe, à un certain imam enturbanné et malfaisant. De quoi mettre encore plus en colère Khomeini et ses camarades de jeu.

Il y a sans doute encore une belle série d’autres sacrilèges divers dans ce livre mais leur plaisir est malheureusement réservé à celles ou ceux qui ont un savoir et une culture des religions monothéistes et de leur histoire plus profonde que la nôtre – ce qui n’est pas difficile !

Cependant, il est aisé d’imaginer que le plus grand crime de Rushdie est de revisiter la religion musulmane sur le mode de l’ironie, de la dérision, dans un mélange corsé d’humour anglais et de satire orientale. Des écrits hérétiques, une « apostasie », une relecture du Coran, tout cela aurait peut-être pu passer, moyennant blâme et violentes diatribes sans doute. Mais se moquer, et le faire aussi brillamment, fait de ce livre une arme particulièrement efficace et percutante contre l’obscurantisme religieux. Et c’est ce qui a été vraisemblablement le plus insupportable pour les autorités musulmanes, entraînant la condamnation à mort de l’auteur. Faute de l’exécution de cette sentence, c’est à ses éditeurs et traducteurs qu’on s’en est pris. L’application de la fatwa de l’imam enturbanné2 a causé deux blessés graves, un assassiné et trente-huit morts au titre des « dégâts collatéraux ». La vengeance contre la dérision intelligente a fait un plus grand nombre de victimes que celle contre l’humour « bête et méchant » et peut-être que ce n’est pas seulement en raison de la diffusion internationale des Versets sataniques. Quoiqu’il en soit, si le rire, dit-on, est le propre de l’homme, c’est manifestement ce que les religieux de tous poils redoutent le plus à notre époque, et cela en dit long sur leur humanité.

Alors, il faut bien se demander comment il est possible que tant de « gauchistes », tant de ceux qui se prétendent « révolutionnaires », osent interdire toute critique d’une (seule) religion sous couvert de décolonialisme et autre différentialisme culturel. Il est devenu nécessaire de proclamer haut et fort que les populations françaises issues de l’immigration maghrébine ne sont en rien, pas plus que Salman Rusdhie, « d’origine musulmane », que le racisme n’est pas superposable à « l’islamophobie », qu’aucune religion ne dispose d’un droit au respect et qu’on doit toutes les combattre dès lors qu’on entend se battre contre toutes les oppressions. Et que défendre le blasphème d’où qu’il vienne et de quelque nature qu’il soit n’est que la moindre des choses si on aspire à libérer ce monde de tout ce qui nous y enchaîne.

Lola Miesseroff, mars 2020.

1 Il s’agit, bien sûr, de « l’affaire Mila », du nom de cette jeune fille de 16 ans qui, en janvier 2020, après s’être fait insulter sur Instagram par un dragueur qu’elle avait repoussé et lui avoir annoncé qu’elle était lesbienne, a proclamé son rejet de toutes les religions et, en particulier, de la religion musulmane disant notamment : « votre Dieu, je lui mets un doigt dans le cul ». Menacée de mort et de viol des milliers de fois, elle dut se cacher et changer de lycée. Une enquête à son encontre fut ouverte, ce qui permit, c’est à peine croyable, de faire découvrir à des magistrats, des membres du gouvernement et on ne sait combien de Français que le blasphème n’est pas un délit dans notre pays.

2 La publication des Versets sataniques en 1988 suscita d’emblée une vague d’indignation très virulente, le livre a été interdit dans une douzaine de pays de l’Inde à la Tunisie en passant par l’Afrique du Sud. En Angleterre, le livre fut brûlé publiquement et les centaines de lettres que reçut l’éditeur l’intimidèrent suffisamment pour qu’il le retire de la vente. L’annonce de sa publication aux États-Unis acheva de mettre le feu aux poudres, suscitant des manifestations très violentes en Inde et, en 1989, un édit, une fatwa, de l’ayatollah Khomeini, alors à la tête de l’Iran, appelant les musulmans à assassiner Salman Rushdie où qu’il se trouve. Et avec, au cas où la foi ne serait pas un moteur suffisant, plusieurs millions de dollars de récompense à la clef. Cette fatwa est toujours en vigueur.