Aux pp. 46-47 de son livre Comment la non-violence protège l’État (Éditions libre 2018), Gelderloos écrit :

 

« L’histoire de la lutte de l’Inde selon les pacifistes ne permet pas de comprendre pourquoi Subhas Chandra Bose, un célèbre indépendantiste indien, qui prônait la lutte armée, a été élu deux fois président du Congrès national indien, en 1938 et 1939 ».

 

Une falsification historique

 

Tout dans cette phrase est faux : en 1938 et 1939, Subhas Chandra Bose est élu comme président parce qu’il a renoncé à la lutte armée immédiate et s’est aligné sur la manière dont le Congrès national concevait la lutte non-violente et la désobéissance depuis 1920. A cette époque, il pensait que l’Inde indépendante devrait avoir une armée comme tout État-nation, alors que Gandhi était contre une armée en Inde après l’indépendance. Mais surtout, Bose pouvait devenir président parce que Gandhi n’était plus membre du Congrès. En 1934, il avait quitté officiellement ce parti pour réaliser sa conception d’une société s’appuyant sur les villages et les conseils de village et des communautés alternatives. Cette conception n’a rien à voir avec une vision étatique d’un pays. Gandhi fut anarchiste, ce que Gelderloos nie catégoriquement. Le Congrès a, malgré cela, toujours fait appel à Gandhi pour des campagnes d’action directe et de masse, comme plus tard dans le mouvement de masse décisif contre les Britanniques en 1942, la campagne Quit India. Et bien sûr, Gandhi avait ses ami/es au sein du Congrès, mais lui-même ne pouvait plus être élu comme président. Cependant, Gelderloos ne dit pas un mot sur tout cela. Bose, pour sa part, était le leadeur de l’aile socialiste du Congrès, mais aussi plus nationaliste et beaucoup plus militariste que Gandhi. Déjà dans les années 30, en tant que militariste, il exprimait sa sympathie pour Mussolini, et la combinaison de socialisme et nationalisme chez Bose a toujours penché vers une sorte de national-socialisme dans le pire sens du terme.

 

Gelderloos choisit mal ses amis

 

Dès que la deuxième Guerre mondiale éclate en 1939 et dès 1940 à l’occasion de la guerre aérienne des nazis contre l’Angleterre, Bose pousse pour une campagne de masse anticoloniale sous le slogan : « L’ennemi de mon ennemi est mon ami », donc les nazis sont déclarés des amis de circonstance. Et c’est vrai : Gandhi, Nehru et les autres courants du Congrès ont pris conscience que la lutte antifasciste au niveau mondial était nécessaire et ils ont refusé que Bose ne déclenche une campagne anticoloniale exactement au moment de la guerre des nazis contre l’Angleterre. C’était très sage, et d’une certaine manière non-nationaliste et altruiste. On doit chercher longtemps dans l’histoire si l’on veut retrouver une telle attitude. Quand la guerre aérienne des nazis se révéla être un échec, Gandhi et Nehru ont alors, dès 1942, mené la campagne Quit India. Bose était devenu minoritaire dès 1940, alors qu’il voulait d’emblée fonder une armée de libération. Mais il ne pourrait le faire en Inde. Grâce au pacte germano-soviétique Hitler-Staline, il fuit d’abord à Moscou et de Moscou à Berlin où Hitler avait interné des soldats indiens au service des britanniques capturés lors des batailles d’Afrique du Nord. Avec ces soldats, Bose voulait mener la guerre contre les britanniques en Inde. Bose resta à Berlin et après la rupture du pacte germano-soviétique, il poussa Hitler à accélérer sa guerre au sud de l’Union soviétique vers Stalingrad et au delà, donc à intervenir militairement au nord-ouest de l’Inde. Avec son armée, l’Indian National Army (INA), il comptait envahir l’Inde à la suite des nazis. La défaite de ces derniers à Stalingrad a rendu impossible son projet. Les soldats indiens de Bose ont d’ailleurs été stationnés ensuite sur la ligne Siegfried en France pour combattre les britanniques contre le débarquement de 1944. Bose, lui, fut envoyé dans un sous-marin d’Hitler chez les Japonais fascistes, stationnés à cette époque-là, entre autres, en Birmanie, non loin de l’Inde. Là aussi, marionnette du fascisme japonais, Bose forma une armée avec des soldats indiens qui étaient au service des britanniques, après avoir été capturés par les Japonais. Bose tentait avec l’aide de l’armée japonaise d’envahir l’Inde du côté nord-est, venant de la Birmanie.

Tout cela Gelderloos le cache à ses lecteurs/lectrices. L’armée de Bose, l’INA, ne fut à aucun moment indépendante et lui fut toujours un fantoche : d’abord des nazis, puis du fascisme japonais. D’ailleurs, toutes les tentatives d’invasion de l’Inde par Bose et l’INA furent des échecs. Et ses efforts ne purent jamais rivaliser avec les trois vagues de campagne de masse de Gandhi en 1921, 1930 et 1942, indépendantes de tous les autres pouvoirs et vraiment efficaces sur une durée de 30 ans. Gelderloos nous présente là une falsification importante de l’histoire. Il compte par là sur la méconnaissance de l’histoire mondiale des lecteurs/lectrices aux États-Unis. Sa tentation de vouloir en finir avec le mouvement de Gandhi, en trois pages et demie, ne peut s’expliquer que par une sorte de désir patriarcal de domination. Sa méthode : utiliser un langage agressif pour cacher la faiblesse criante de ses arguments.

D’un côté, Gelderloos admire Bose et sa lutte armée – finalement vouée à l’échec. Les autres rivaux de Gandhi qu’il cite, Chandrasekar Azad et Bhagat Singh, partisans de la lutte armée, furent encore plus marginaux que Bose, encore plus régionaux et actifs durant une courte phase de militantisme dans les années vingt. Par ailleurs, et cela est décisif pour comprendre la spécificité de l’anarchisme non-violent (et non pacifiste!), Gelderloos prend Bose comme exemple malgré sa collaboration éthiquement infâmante avec les nazis et les fascistes japonais. Il ne l’évoque même pas.

 

Une éthique révolutionnaire

 

Pour vraiment évaluer cette faute majeure concernant la révolution émancipatrice, il faut un autre critère que celui de l’efficacité mis en avant par Gelderloos. Il manque un contenu prôné par l’anarchisme non-violent mais non par Gelderloos : une éthique révolutionnaire. Laquelle a au moins la même valeur que le seul critère de l’efficacité. Si Bose avait pu libérer l’Inde avec son armée, il serait néanmoins toujours resté la marionnette des Japonais puisque ceux-ci lui avaient fourni les armes et l’infrastructure ainsi que d’autres troupes. C’est donc surtout une question d’éthique révolutionnaire. Or, Gelderloos ne pose à aucun moment la question de savoir s’il faut rejeter ces tentatives de lutte armée qui signent la dépendance par rapport aux armées fascistes. Une libération de l’Inde dépendante des nazis et du fascisme japonais aurait été la pire vision qu’on puisse imaginer, au contraire de l’indépendance politique, certes incomplète, qui a été réalisée par le mouvement de masse non-violent mené par Gandhi et excessivement fustigé par Gelderloos.

 

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Suite et fin : https://www.graswurzel.net/gwr/2019/01/refutation-de-peter-gelderloo/