L’expert juridique Baltasar Garzón supervise depuis 2012 les aspects internationaux de la défense d’Assange ; il constitue LA pièce manquante de notre tour d’horizon. Son passé de juge d’instruction à l’Audiència Nacional (*), non contradictoire avec ses activités présentes, apporte au tableau de la défense ses nuances les plus sombres.

(*) : L’Audiència Nacional est le Tribunal de compétence nationale sis à Madrid; il succéda au centre de la répression franquiste du nom de Tribunal de Orden Público.

La théorie et la pratique

En 1992, la démocratie espagnole est en construction. Sa constitution a 14 ans, le pays a intégré l’Union Européenne six ans auparavant, les routes de campagne se transforment en autoroutes plantées de grands panneaux « Financé par l’UE ». Symbole du renouveau, les Jeux Olympiques se préparent à Barcelone, capitale de la Catalogne, qui a obtenu une relative autonomie en 1978. Ce bastion de l’anti-franquisme a particulièrement souffert des 40 ans de dictature, mais il ne s’est pas laissé submerger par la haine ou le ressentiment. La tendance majoritaire est aux revendications pacifiques, portées par un désir pugnace de démocratie qui ne peut passer que par un relâchement du joug madrilène.

Au milieu des années 80, la situation se tend ; une manifestation de 50 personnes est réprimée violemment, sans raison aucune. Un officier nostalgique du bon vieux temps, quelques sbires obéissants suffisent à répandre le sang ; résultat, les catalans défilent à 5000 la fois suivante. Un petit mouvement fait le choix des actions violentes, son nom est Terra Llure, Terre Libre. Ce ne sont pas vraiment des professionnels de la lutte armée : sur les cinq morts occasionnées au cours de son existence, quatre sont des militants se faisant sauter avec leur bombe artisanale, et une femme périt suite à l’écroulement d’un mur ; Terra Llure s’excuse pour cette « erreur ». L’objet de l’organisation n’est pas la lutte armée, mais la « propagande armée ».

Les choses s’enveniment quand en 1987, les basques de l’ETA perpètrent des attentats délibérément meurtriers en Catalogne. Les autonomistes de la région condamnent alors cette « ingérence négative pour les intérêts de l’indépendance catalane », et à partir de 1987 les mouvements locaux optent progressivement pour la lutte pacifique et démocratique au sein de partis politiques ; la dernière branche de Terra Lliure s’auto-dissout en 1991. À la veille des JO de Barcelone, les risques d’attentats reposent donc sur l’ETA, sise à l’autre bout de l’Espagne, et sur d’éventuels groupes dissidents issus de Terra Lliure.

C’est à ce moment que le juge Baltasar Garzón de l’Audiència Nacional entre en scène à l’âge de 37 ans. Il procède à une quarantaine d’arrestations, sous le régime de la loi anti-terroriste qui autorise la détention au secret. Le journaliste Manuel Vázquez Montalbán, devenu écrivain dans les geôles franquistes, affirme : « Nous sommes confrontés à une flambée de torture en Espagne ». Ramon Piqué témoigne : « Lorsque je suis passé devant le juge Garzón en juillet 1992, entre autres blessures visibles, j’avais une énorme tache violette, causée par une fissure dans la pommette résultant des coups reçus par la garde civile. C’était très visible et lorsque Garzón m’a posé des questions sur la blessure, je lui ai expliqué en détail quel avait été le traitement. Il n’a pas paniqué et n’a rien demandé de plus ». Garzón signe un rapport avec le médecin assermenté, où « ils concluent tous deux que toutes les lésions ont été produites par automutilation ».

Selon le journal Directa, “Garzón savait parfaitement que les détenus avaient été humiliés, épuisés, plongés dans la terreur, étouffés avec des sacs et de l’eau, battus de toutes les manières possibles, menacés et électrocutés“. Quinze détenus portent plainte, mais la justice espagnole ne donne pas suite. À force de persévérance, en 2004 les plaintifs obtiennent de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, un rappel à l’ordre pour « détention au secret non conforme à l’article 3 de la CEDH ». En 2012, le juge Garzón est interdit d’exercice, par décision unanime des sept juges de la Cour Suprême espagnole, pour écoutes illégales entre détenus et avocats dans le cadre de l’affaire Gürtel. À cette occasion, les catalans déterrent le passé de l’ex-juge, ce qui l’amène à se justifier : « Parmi les personnes qui ont comparu devant moi, aucune, pas même une, n’a signalé de torture ». C’est un livre entier (*a) qui revient sur l’affaire, avec preuves à l’appui, dont ce document signé par le juge lui-même où l’avocat du détenu écrit : « … et dans une pièce, ils lui ont mis un bandage sur les yeux et un sac en plastique, maintenu autour de son cou par derrière, jusqu’à ce qu’il ressente une suffocation, puis il a été frappé au cou, type karaté, des coups dans les testicules… ». On retrouve ici les classiques de la torture, auxquels s’ajoute la posture debout, forcée durant 18 à 20 heures, le tout possiblement facilité par la pratique d’officiers de police formés sous Franco.

Selon les nombreux témoignages, le juge Garzón a logiquement fermé les yeux, ou pire, encouragé la torture. Le document démontre que Garzón a eu connaissance de dépositions détaillées, son authenticité n’a pas été contestée depuis. Quand il déclare en 2012 que « Parmi les personnes qui ont comparu devant moi, aucune, pas même une, n’a signalé de torture. », il ment purement et simplement. Le nombre et la précision des témoignages, la volonté indéfectible des victimes à traduire en justice ces crimes douze ans plus tard, les dénonciations en langue catalane qui fleurissent vingt après les faits, qui n’oublient pas « le chef de la Guardia Civil Luis Roldán et le Ministre de l’intérieur Rafael Vera », « car ces faits sont difficiles à oublier et sont présents, depuis des années, tous les jours du calendrier dans la mémoire des torturés », toutes ces manifestations valent bien la condamnation juridique qui n’a pas eu lieu : celle qui aurait permis d’attester ces faits de torture. L’ex-juge Garzón est légalement sauf, il est moralement défait. Les guillemets à valeur légale de notre titre sont empruntées à l’un des patronymes, « Garzón, el torturador » en l’occurrence, qui fleurissent à son endroit d’Espagne en Argentine. C’est par respect de la Justice institutionnelle telle qu’elle devrait être appliquée que nous conservons ces guillemets, la Cour Européenne des Droits de l’Homme ayant condamné les manquements de la justice espagnole, pas le juge.

https://blogs.mediapart.fr/edition/liberez-assange-ethiques-et-medias/article/140220/le-juge-dechu-et-tortionnaire-garzon-escorte-assange