La camaraderie anarchiste

A en croire les quotidiens à grand tirage, rien ne stupéfie davantage l’opinion publique que le peu d’attention que prêtent les anarchistes aux antécédents judiciaires ou à l’état civil de leurs camarades.

– Alors un anarchiste en accueille un autre comme ça, sans le questionner sur ses ressources ou ses moyens de vivre, sans le prier d’exhiber son livret militaire ou sa dernière quittance de loyer.

Hélas, oui, braves gens, il en est ainsi. Nous est un camarade, a priori, quiconque professe des idées anarchistes, c’est-à-dire quiconque combat l’exploitation et l’autorité, quiconque veut s’affranchir de la contrainte de l’Etat ou de l’oppression du Milieu Social, quiconque enfin propagande dans ce sens. A celui-là, nul de nous ne demandera d’où il vient ni où il va. Personne des nôtres ne lui réclamera de lettres de recommandation. Nous nous soucierons fort peu de savoir s’il exerce un métier reconnu par la police ou si sa profession est, au contraire, une de celles que condamnent les conventions sociales. Nous pourrons ne pas le recevoir chez nous, mais si nous le recevons, nous ne lui infligerons aucun interrogatoire.

Entré librement, il s’en ira de même. Et nous ne demanderons point à la poussière de la route vers quelle direction il a orienté ses pas.

S’agirait-il de faire plus ample connaissance avec l’anarchiste qui, en passant, a frappé à notre porte et auquel nous avons ouvert, que ce n’est point sur l’estime ou la méfiance que peuvent nourrir à son endroit les « honnêtes gens », les « personnes respectables », ou leurs délégués, que nous baserions notre opinion. Nous laisserions au temps qui s’écoule le soin de révéler si nous ne nous sommes pas trompés, en croyant découvrir chez qui nous destinions à partager notre toit les affinités d’un ordre ou d’un autre, qui rendent possible une camaraderie plus intime que la fréquentation occasionnelle.

Nous ne nous préoccupons même pas de la bonne ou mauvaise impression qu’a produit sur d’autres que nous – même anarchistes – tel ou tel camarade. C’est par rapport à nous-mêmes, pris individuellement, que se détermine la camaraderie. Et nous en acceptons la responsabilité.

* * *

Il fut une époque où tout le monde savait qu’anarchiste était synonyme d’irrégulier. Personne ne s’étonnait alors que les nôtres fussent des « sans dieux ni maîtres », des « sans foi ni loi », des « sans feu ni lieu ». D’autres temps sont venus. D’anciens en dehors sont devenus des hommes rangés et établis : ils ont fait leur chemin dans le révolutionnarisme ou l’insurrectionnalisme comme d’autres font carrière dans la bonneterie ou la limonade. Certains posent, maintenant, à l’irréprochabilité sociale ; les bourgeois libérâtres les considèrent comme des « consciences, bien qu’anarchistes », leurs concierges les saluent, les voisins ne tarissent pas d’éloges sur leur apparence respectable, et, in petto, les journalistes les considèrent comme des confrères. Mais qu’un anarchiste trouble violemment la quiétude de la mare aux grenouilles, où pataugent, confondus, patentés sympathiques, pipelets obséquieux et plumitifs à la ligne, quel tonnerre de coassements horrifiés ! Ils n’en reviennent pas, les malheureux ! Ça, des anarchistes ?

Mais oui, des hommes que font sourire les formalités du légalisme, – qui se soucient peu ou prou de s’appeler de tel ou tel nom, – qu’indiffèrent la nationalité ou le casier judiciaire, voilà ce que sont les anarchistes. S’ils ont conscience d’être des membres forcés de « la société », ils n’ont pas moins conscience qu’ils n’en font pas moralement partie. Ils ne se sentent pas plus redevables à son égard que l’esclave vis-à-vis du maître qui le tient dans les fers. Voilà pourquoi, entre camarades, nous ne nous demandons pas si « nos papiers sont en règle » ou « de quoi nous vivons ».

Ne vous y trompez pas. Fut-il le plus honorable d’extérieur, l’anarchiste – à moins que son anarchisme ne soit autre chose que façade de snob ou parade d’intellectuel – l’anarchiste se retrouvera toujours, l’heure venue : un démolisseur, un négateur, un réfractaire, un sans scrupules, un hors préjugés, – un camarade enfin, sinon dans ce domaine-ci, du moins dans celui-là. Or, entre êtres, lesquels, à l’égard d’un pacte social qui les étreint et les écrase, ont fait table rase des scrupules et des préjugés, on ne peut pourtant pas demander de baser la camaraderie sur la réputation ou la renommée qu’ils ont acquise auprès de la société.

Hermann STERNE

l’anarchie 369 – Huitième année – Jeudi 9 mai 1912