•                La Révolution française : une table rase religieuse ?

Tout au long de la Révolution, comme cela a été évoqué dans la série sur le sujet, la question religieuse a été assez cruciale. Revenons-ici à l’essentiel. D’une part, la Révolution a, dès ses premiers temps, poussé plus loin un processus de tolérance religieuse amorcé à la fin du XVIIIe siècle : déjà depuis quelques temps, les persécutions des protestants se réduisaient, jusqu’à l’édit de tolérance de Louis XVI en 1787. La Révolution poussa les choses plus loin en leur apportant l’État-civil et en accordant également (après de forts débats), la citoyenneté aux Juifs.

Dès 1789 et la Déclaration des droits, l’idée de liberté de croyance et de tolérance religieuse était ancrée, mais pas pour autant acceptée de tous. En effet, pour les plus fervents monarchistes, le roi détenant son pouvoir de Dieu, suivre un chemin religieux différents signifiait également ne pas se soumettre à lui.

Il faut en plus ajouter à cela les tensions ancestrales nées des guerres de religion, et qui, régulièrement, éclatèrent localement durant la Révolution, aboutissant à des règlements de comptes parfois sanglants.

Très tôt se posa la question des rapports entre la nouvelle constitution et le clergé : il fallait s’assurer que celui-ci soutienne le nouveau régime mais, aussi, créer un système viable pour le financer après la fin des dîmes et la nationalisation de ses biens.

La Constitution civile du clergé fut apportée en 1791 pour répondre à cette question et aboutit dans les faits à une durable scission entre prêtres « constitutionnels » et « réfractaires », selon leur prise de position.

À cela s’ajoutèrent dans les années qui suivirent, particulièrement en 1793, les entreprises déchristianisatrices menées par une partie des sans-culottes que l’on pourrait alors classer à l’extrême-gauche de l’échiquier politique.

C’est de ceux-ci qu’émanèrent les conversions d’églises en « temples de la Raison » et des cérémonies comme la déprêtrisation de Monseigneur Gobel, archevêque de Paris (et hébertiste). Mais ces initiatives n’étaient pas du goût du Comité de salut public, en particulier de Robespierre qui se méfiait autant de l’athéisme que de la superstition. Très vite, la déchristianisation fut limitée tandis que se mettait en place une tentative de culte citoyen : celui de l’Être suprême, au succès pour le moins mitigé.

C’est finalement après la chute de Robespierre que la séparation de l’Église et de l’État fut actée une première fois, en deux temps, fin 1794 et début 1795, le financement des cultes étant alors arrêté. Pour la Constitution de l’an III, nul ne pouvait être empêché de pratiquer son culte dans le respect de la loi, nul ne pouvait être forcé d’en pratiquer ou financer un, en conséquence de quoi la République n’en salariait aucun. Mais cela fut loin de résoudre les conflits liés à la religion, les mouvements contre-révolutionnaires se fondant amplement sur les réseaux catholiques et les prêtres. De même, au cours des guerres d’Italie, la France avait eu à s’opposer aux États-pontificaux, allant jusqu’à faire prisonnier le pape Pie VI, mort en captivité en 1799. Lors de l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte, la question religieuse était donc pour le moins sensible.

 

  •          Le Concordat

Comme je l’ai expliqué à la fin de ma série sur la Révolution, les premières années du Consulat et de l’Empire visèrent à stabiliser les acquis de la période que Bonaparte souhaitait conserver. Ceci impliquait en particulier de pacifier la question de la religion, qui menait encore à des affrontements dans l’Ouest, en particulier ; sans pour autant revenir sur la vente des biens du clergé et la liberté religieuse. Le Concordat établi entre Bonaparte et Pie VII fut l’occasion de remettre à plat la situation : les divisions entre Églises en France étaient abolies au profit d’une Église à nouveau fidèle à Rome, le Pape démissionnant tous les évêques (réfractaires et constitutionnels) pour en nommer de nouveaux, avec l’aval du Premier consul. Pie VII reconnaissait également la nationalisation des biens du clergé, étape nécessaire car une restitution aurait totalement déstabilisé le pays. En retour, l’État s’engageait à salarier curés et évêques et à garantir le libre exercice du culte dans le respect des lois.

 

Par ce Concordat, Bonaparte reconnaissait le rôle social crucial joué par l’Église ; il ne reconnaissait pas, en revanche, le catholicisme comme religion d’État, mais simplement comme religion « de la grande majorité des Français ». Ceci ouvrait la voie à plus de tolérance religieuse. Peu après le Concordat, le Consulat mit en place les Articles organiques qui devaient régir l’organisation du culte et ses rapports à l’État, qui se garantissait un certain pouvoir de surveillance. Surtout, ces articles furent élargis aux cultes luthérien et calviniste, puis israélite quelques années plus tard. Quatre cultes étaient ainsi reconnus et traités à égalité par le pouvoir, supprimant ainsi la suprématie du catholicisme, au grand dam du Pape.

De plus, la mise en place du Code civil contribua à laïciser la société, notamment par la primauté du mariage civil sur le mariage religieux, ou encore le maintien du divorce (malgré de profondes restrictions en défaveur des femmes). De même, l’emprise du religieux fut à l’époque desserrée sur l’Université et la médecine. Les cultes pouvaient donc s’exercer librement, mais perdaient en influence tout en restant pour le pouvoir un formidable outil de contrôle social.

 

  •              Retours en force de l’Église catholique

Tout au long du XIXe siècle français, le pouvoir du catholicisme connut un mouvement de flux et de reflux. Ce fut notamment le cas sous la Restauration : le retour des Bourbons sur le trône entraîna en effet celui de conservateurs catholiques qui firent à nouveau de leur culte une religion d’État, et prirent des mesures fortes comme la suppression du divorce, et la loi sur le sacrilège (qui, théoriquement, condamnait de mort la profanation d’objets sacrés). La Monarchie de Juillet, en 1830, se fit plus libérale en la matière et revint à un esprit plus proche de celui du début du siècle, tandis que la Révolution de 1848 vit révolutionnaires et curés s’allier dans de grands élans d’enthousiasme, les prêtres bénissant les arbres de la liberté. Peu à peu, cependant, l’Église reprit à nouveau une place prépondérante. Ainsi, la loi Falloux sur l’éducation, en 1850, redonna aux autorités catholiques une place de choix dans l’enseignement, notamment à l’Université. Dans les premiers temps du Second Empire, l’Église resta un des piliers du régime, qui la traita bien en retour.

Outre la question du contrôle de la religion sur l’enseignement, cruciale dans ces années ; et celle de la place des congrégations religieuse, qui y fut souvent très liée, un autre problème suscita les divisions en matière religieuse : la question romaine. Depuis le Concordat, en effet, les sphères religieuses françaises étaient bien plus étroitement liées au Pape que par le passé. Or, en 1848, les révolutions survenues en Italie firent surgir une République romaine qui mettait en danger le pouvoir du Pape sur ses États. Dès 1849, l’armée française envoyée par la République se mit à défendre la Papauté : le régime français avait, entre temps, viré conservateur. Cette situation fut jugée insupportable par une partie de l’opinion républicaine française, incarnée notamment par les discours de Victor Hugo sur la question. Durant les décennies qui suivirent, des volontaires français restèrent à Rome pour protéger le Pape et, encore dans les années 1870, la question de l’aide à apporter au souverain pontife devait diviser la vie politique française, même après la constitution de la République italienne. Le Pape, désormais sans États, se jugeait « prisonnier » du Vatican et, pour une part des catholiques français les plus intransigeants, il importait d’aller lui prêter secours.

 

1870 fut également le moment du rétablissement de la République, mais un rétablissement très compliqué dans la mesure où les élections de 1871 donnèrent une écrasante majorité aux diverses tendances de la droite antirépublicaine. Orléanistes, légitimistes et bonapartistes, qui tous, reposaient sur l’électorat catholique, étaient donc en première ligne pour composer et mener un régime sans pour autant être capables de s’accorder sur son fonctionnement. Dans cette période confuse fut menée une politique dite d’ « Ordre moral », tentative de reconquête religieuse massive pour préparer les esprits à une nouvelle restauration de la royauté. Un symbole en est la construction de la basilique du Sacré-Cœur, fort symbole politique souvent mis en opposition avec le souvenir de la Commune. Plus largement, la deuxième moitié du XIXe siècle vit fleurir une nouvelle forme de religiosité, avec la multiplication des pèlerinages, des références à la Vierge et aux miracles, et une explosion de la presse catholique. Cela ne suffit cependant pas à la droite française pour assurer sa victoire : dès la fin des années 1870, elle était en effet marginalisée par les républicains.

 

  •                     Les républicains et l’anticléricalisme

Anticléricalisme et républicanisme sont, par la force des choses, devenus très liés durant le XIXe siècle dans la mesure où le catholicisme le plus conservateur, incarné notamment par la Papauté, se proclamait clairement antirépublicain. En 1864, le Syllabus de Pie IX condamnait ainsi la modernité dans son ensemble et, de fait, l’idée républicaine. Si une partie des catholiques français était bien consciente qu’une telle posture papale était dangereuse et ne simplifiait pas leur position, il n’en restait pas moins que le débat tendait à se polariser. Aussi la question de l’anticléricalisme fut elle centrale pour les républicains. Surtout, cette question avait l’avantage de réunir républicains radicaux et modérés sous une même bannière, chose loin d’être anodine dans les années 1870 et 1880 où la priorité absolue des républicains, toutes tendances confondues, était de stabiliser le régime face aux conservateurs.

Après la conquête définitive de la république par les républicains en 1879, les mesures laïcisatrices s’enchaînèrent donc rapidement, avec entre autres le rétablissement du divorce ou encore la fin des prières au début des sessions parlementaires. Mais le plus gros morceau concerna l’instruction avec les célèbres lois Ferry du début des années 1880. Contrairement à une idée reçue, elles ne rendirent pas l’école gratuite, obligatoire et laïque ; elles créèrent en revanche une école gratuite et laïque, tout en rendant l’instruction obligatoire, sans pour autant entraver sa liberté. La liberté d’enseignement avait en effet été un grand débat au cours du XIXe siècle et le reste encore de nos jours : avec les lois Ferry, nul n’était obligé d’envoyer ses enfants à l’école publique. Mais celle-ci offrait des facilités telles qu’elle devait à terme assurer la supériorité de l’enseignement laïc. Si cet enseignement est assez vite sorti gagnant, c’est avant tout parce qu’il a su garder une certaine souplesse : par exemple, la réelle lutte contre l’absentéisme ne s’est imposée que bien plus tard. De même, dans les faits, si les créateurs de cet enseignement laïc, en particulier Jules Ferry et Ferdinand Buisson, privilégiaient une approche scientifique et rationnelle et une morale laïque, la religion resta un temps présente là où des troubles auraient autrement été inévitables. Plus qu’une athéisation brutale, ce fut donc une procédure plus douce et conciliatrice qui fut adoptée.

 

L’Église était donc évincée peu à peu de l’enseignement public ; mais le programme historique des républicains, notamment celui qu’avait exprimé Gambetta en 1869, revendiquait une séparation des Églises et de l’État qui ne vit pas encore le jour. Le débat s’annonçait périlleux, et même les anticléricaux temporisaient : le cadre du concordat et des articles organiques permettait, après tout, de contrôler efficacement les cultes ; un outil qui serait perdu en cas de séparation. En 1885, le gouvernement Ferry tomba, principalement sur la question coloniale et, dans les années qui suivirent, la République connut l’épisode pour le moins troublé de la crise boulangiste. Jusqu’à la fin du siècle, la question de la laïcisation du pays fut donc laissée de côté. Ceci fut d’autant plus aisé que le pape Léon XIII avait au début des années 1890 incité les catholiques à se rallier à la République. Si une frange catholique restait fermement opposée au régime, l’Église catholique en soi ne constituait plus un ennemi aussi effrayant tandis que les gouvernements de 1893 à 1898, notamment celui de Jules Méline, étaient plus proches des conservateurs et donc bien moins anticléricaux.

 

La loi de 1901 sur les associations et ses suites

La polarisation de l’opinion durant l’affaire Dreyfus raviva vite le conflit entre anticléricaux et catholiques radicaux. Dans ce climat très tendu arriva en 1899 le gouvernement d’union nationale formé par Waldeck-Rousseau et réunissant toutes les tendances républicaines y compris – chose inédite – un socialiste (ce qui divisa fort son mouvement). Les radicaux, chantres de l’anticléricalisme, se retrouvèrent donc en position de force pour repasser à l’offensive, en particulier contre les congrégations. Celles-ci furent d’abord cibles de la célèbre loi de 1901 sur les associations. En effet, si celle-ci est connue pour avoir permis la création d’associations (et donc, également, de partis politiques), elle soumettait en retour la création des congrégations à autorisation. Or, dès 1902, le gouvernement fut dirigé par Émile Combes, anticlérical notoire, et la loi fut de plus en plus fortement utilisée contre les congrégations, qui se virent même interdire l’enseignement en 1904. Pour les catholiques, le sentiment d’avoir été victimes d’un coup fourré était fort : la loi se trouvait avoir des effets bien plus violents qu’attendu à l’origine.

Ainsi, 30 000 congréganistes quittèrent le pays et 10 000 écoles furent fermées, choquant bien au-delà des cercles catholiques. Ainsi, même René Goblet, auteur de la loi de 1886 finalisant la laïcisation de l’école publique, trouva la mesure excessive et opposée aux libertés fondamentales. L’effet fut cependant vite atténué vu qu’une moitié des écoles fermées rouvrit bientôt avec un personnel catholique, souvent composé de religieux ayant quitté leur habit avec l’autorisation de la hiérarchie. Si certains extrémistes voulurent alors interdire à ces derniers d’enseigner, d’autres radicaux, notamment Clemenceau, s’opposèrent à ce qui était jugé comme une atteinte à la liberté. Différentes visions de la laïcité s’opposaient ainsi : celle qui voulait faire disparaître la religion de tout l’espace public, quitte à user de pratiques autoritaires contraires à l’esprit républicain, et celle, finalement victorieuse, qui prônait avant tout une liberté de culte dans un État religieusement neutre.

En 1904, enfin, un nouvel événement vint hâter le débat sur la fin du Concordat. La France cherchait alors à s’attirer les faveurs de l’Italie dans l’hypothèse d’une guerre en Europe, et le président Émile Loubet effectua cette année-là une visite diplomatique auprès du roi d’Italie, Victor-Emmanuel III. Pie X, pape plus intransigeant que son prédécesseur et déjà échaudé par l’affaire des congrégation, s’indigna de ce voyage qui revenait à reconnaître la souveraineté italienne sur Rome, et donc la perte de ses États. Le pape ayant protesté en des termes très durs auprès des chancelleries européennes, la France rompit ses relations diplomatiques avec le Saint-Siège. De fait, le maintien du Concordat était compromis.

 

  •             La loi de 1905 et ses complications

C’est le gouvernement d’Émile Combes qui entama la préparation du projet, qui revint à une commission présidée par Ferdinand Buisson et menée par Aristide Briand. La commission était diverse et fut tiraillée entre ceux qui voulaient une séparation radicale, avec transformation des lieux de culte en sites laïcs et ainsi de suite, et ceux qui, comme Buisson et Briand, avaient conscience de la nécessité absolue de faire des compromis. La chute du gouvernement Combes suite au « scandale des fiches » et l’arrivée du gouvernement Rouvier, plus malléable, facilita la tâche à ces derniers. Les débats n’en furent pas moins acharnés et obligèrent, tant à gauche qu’à droite, les plus modérés à accepter des compromis. Elle fut finalement votée en décembre 1905.

 

Le premier article de la loi, consensuel, établit que « la République assure la liberté de conscience » et qu’elle « garantit le libre exercice des cultes », signe de l’angle libéral de la loi : il ne s’agissait pas, ici, de détruire le fait religieux, mais bien de garantir à chacun la possibilité de pratiquer son culte (ou de ne pas en avoir) dans le cadre des lois en vigueur. Le deuxième article acte pour sa part la séparation, déclarant que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Cet article actait ainsi la fin du Concordat : plus de « cultes reconnus », ni de traitement des prêtres de ceux-ci. Les opposants à cette loi, notamment catholique, dénoncèrent la rupture du Concordat qui, à l’origine, devait compenser la perte des biens nationaux : pour eux, cette rupture revenait à acter un vol desdits biens. Mais l’article qui devait faire le plus débat est l’article 4.

Celui-ci détermine en effet de quelle manière les lieux de culte et son exercice seront gérés. Cette gestion revient à des associations cultuelles créées à l’échelon communal, chargées de gérer les bâtiments (cédés à titre gracieux quand ils appartiennent à l’État), de payer le clergé et d’organiser le culte. Si ce fonctionnement ne dérangeait pas juifs et protestants, les catholiques s’indignèrent : ces associations locales risquaient de télescoper la hiérarchie catholique considérée comme d’origine divine. Et que se passerait-il si des associations décidaient d’appliquer leurs propres règles, et non celles de Rome ? Pour les opposants à la loi, l’article 4 ouvrait la voie au schisme. Dans un but de consensus, les modérés firent donc adopter une disposition réprouvée par les plus radicaux comme Clemenceau : les associations cultuelles devraient appliquer les règles en vigueur dans leur culte.

L’adoption de la loi ne fut pas simple : si une bonne part des évêques français aspiraient au consensus, conscients que cette loi n’était pas si mauvaise pour eux (et garantissait désormais leur indépendance vis-à-vis de l’État), Pie X la condamna avec véhémence. 1906 fut troublée par la célèbre « querelle des inventaires » : afin d’éviter les litiges concernant les biens des édifices religieux, ceux-ci devaient être inventoriés méthodiquement. Or, le fait d’ouvrir ainsi les tabernacles constituait un grave sacrilège aux yeux des catholiques et, très vite, les inventaires tournèrent dans certains départements à l’émeute, morts à la clé. Le gouvernement tomba et, peu après, Clemenceau ravala son anticléricalisme pour mettre fin aux inventaires, considérant que la question ne valait pas ces troubles.

Mais c’est en ce qui concerne les associations cultuelles que résida le plus gros problème : le pape en interdisait en effet la création. Ainsi, lors de la mise en application de la loi, si les cultes protestants et israélite avaient formé leurs associations, la religion catholique était, dans la pratique, hors la loi. Cette mise dans l’illégalité devrait aboutir à la saisie par l’État de tous les lieux de culte et rendre la pratique de celui-ci impossible, ce qui ne pourrait que causer de graves troubles. Il fut donc décidé par le gouvernement que les catholiques ne sortiraient pas de la légalité, quoi que fasse Rome, et des mesures furent prises pour contourner la loi, afin que, même sans associations cultuelles, le catholicisme continue à s’exercer. D’une certaine manière, Pie X avait gagné une partie du bras de fer en empêchant l’application de la loi pour son culte mais, malgré tout, la séparation était actée. Il fallut attendre 1924 pour qu’un accord entre la France et le Saint-Siège aboutisse à la création des associations diocésaines, dirigées par les évêques, et dont la fonction est uniquement de se charger des bâtiments et du traitement du clergé, mais pas de l’exercice du culte, contrairement aux associations cultuelles. Ainsi, l’Église pouvait conserver son cadre hiérarchique tout en rentrant dans la légalité.

 

Terminer la séparation ?

La loi de 1905 fut donc un texte de compromis : il ne s’agissait en aucun cas de faire disparaître la religion de l’espace public, et encore moins privé, mais bien d’assurer la neutralité de l’État sur ces questions. Ceci n’empêcha pas de nombreuses exceptions, dans l’empire colonial, en particulier : la volonté laïcisatrice des républicains s’arrêtait en effet aux frontières de la métropole car, dans les territoires colonisés, la religion était un formidable outil de contrôle des populations, que ce soit par le biais des missions catholiques ou, en Algérie, du contrôle de musulmans. Aujourd’hui encore, plusieurs statuts différents s’appliquent dans les territoires d’Outre-mer en ce qui concerne la place de la religion. Mais l’exception la plus connue est celle de l’Alsace-Moselle : en 1919, en effet, les députés de ces trois départements se livrèrent à un véritable chantage auprès des députés pour que la loi ne s’applique pas chez eux, faute de quoi ils demanderaient un referendum sur le rattachement de leurs départements à la France. Le gouvernement s’y plia, et le Concordat s’applique aujourd’hui encore dans ces départements, ce qui implique salariat des prêtres, cours de religion dans l’enseignement public, et autres entraves aux principes de la loi de 1905. Ceci a plusieurs conséquences : d’une part, dans ces départements, le Président de la République est l’un des très rares chefs d’État à pouvoir dire son mot sur la nomination des évêques ; d’autre part se pose la question du culte musulman, désormais très présent dans ces départements alors qu’il était inexistant en 1801, et pourtant non reconnu au même titre que les cultes protestants, juif et catholique. Si cette non-application de la loi de 1905 fut remise en question par le Cartel des Gauches en 1924, le projet ne put néanmoins pas être mené à bien, et ce point est devenu de plus en plus tabou, y compris chez ceux qui brandissent à tout bout de champ ladite loi lorsqu’elle les arrange.

Au cours du XXe siècle, une bonne part du débat sur la laïcité se déporta longtemps sur la question de l’enseignement privé. La loi Debré de 1959 a en effet créé l’enseignement privé sous contrat, structure assez particulière qui donne à une grande part de l’enseignement privé religieux un statut très proche du public, avec des conditions en termes de fonctionnement. L’enseignement religieux y trouve ainsi une formidable forme de financement mais, en retour, l’État dispose d’un certain contrôle à son sujet. On ne s’étonnera donc pas que, pendant plusieurs décennies, la question de cet enseignement sous-contrat ait été très sensible, la gauche tentant de faire disparaître ce qu’elle voyait comme une atteinte à la laïcité tandis que la droite défendait bec et ongles cet enseignement privé, ne serait-ce que pour satisfaire son électorat catholique. Depuis la fin des années 1980, cependant, ce débat pourtant important (l’enseignement privé sous contrat a ainsi eu son rôle dans l’opposition au mariage pour tous, rejetant ainsi la neutralité que devrait avoir un enseignement financé par l’État) semble avoir disparu, remplacé par les débats tournant autour de l’Islam, qui ont vu naître une nouvelle définition de la laïcité, bien détournée de son sens initial.

 

 

  •                  La laïcité détournée

Avec, notamment, l’affaire « du voile » en 1989, une bonne part de la gauche a rejoint la droite dans une condamnation sans appel du port de signes religieux (dans les faits juifs et surtout musulmans) par les élèves des établissements scolaires publics.

Peu à peu, la laïcité, qui implique légalement en France la neutralité de l’État et de ses représentants, a ainsi débordé pour impliquer une neutralité à géométrie variable des pratiquants : exclusion d’élèves portant le voile mais acceptation, demande d’interdiction de certaines tenues religieuses dans l’espace public, condamnation des prières de rue.

Tous ces débats ont eu pour point commun de s’attaquer aux pratiques ostentatoires du culte musulman, mais de ne pas vraiment faire allusion au culte catholique, quand bien même ses démonstrations dans l’espace public et politique peuvent aller beaucoup plus loin (en lâchant par exemple des hordes d’homophobes dans des manifestations).

Cette nouvelle forme de laïcité, que Jean Baubérot qualifie de « laïcité identitaire » a pourtant un effet inverse à celui des intentions revendiquées par ses tenants : si ceux-ci prétendent en effet lutter contre l’obscurantisme religieux et vouloir en éliminer les signes, ils précipitent surtout les gens qu’ils excluent vers des communautés religieuses plus fermées. Ainsi, prétendre lutter contre le communautarisme en excluant des jeunes filles voilées de l’enseignement public, les redirigeant de fait vers un enseignement religieux, est au mieux idiot, et bien plus probablement malhonnête.

Pour le dire plus clairement, la laïcité est désormais reprise par des groupes qui l’utilisent plus ou moins ouvertement pour étaler leur racisme et pour qui les combats « laïcs » sont à géométrie variable. On peut en effet s’interroger sur les motivations de groupes dont le principal objectif est de lutter contre la liberté d’exercer son culte dans les limites de la loi ( pourtant proclamée dans le premier article de la loi de 1905 qu’ils disent tant aimer ), et qui dans le même temps semblent oublier que la neutralité religieuse de l’État, elle, est un processus qu’il conviendrait déjà d’achever, tout en gardant à l’esprit que la tâche, aujourd’hui comme en 1905, ne sera pas aisée et doit évidemment impliquer nombre de compromis.

Reconnaissons cependant que le tort revient également en partie aux partisans fort silencieux désormais d’une laïcité libérale telle que défendue par Briand et Buisson en 1905 : silence qui a laissé le monopole de la notion de laïcité aux identitaires plus ou moins camouflés. Peut-être est-il temps pour ce courant d’imposer lui aussi une vision de la laïcité, fondée sur la tolérance, la liberté d’opinion et le respect des autres. Le combat contre l’obscurantisme religieux ne progressa en effet jamais autant que quand il sut se faire aussi tolérant à l’égard des croyants qu’il était critique à l’égard des dogmes…

 

Pour aller plus loin :

La question de la séparation des Églises et de l’État est vaste et la bibliographie innombrable. Sur ce sujet précis, je recommande le bref et clair livre de l’incontournable Jean Baubérot Histoire de la laïcité française (PUF, 17e édition en 2017). Sur l’évolution des réflexions à ce sujet durant tout le XIXe siècle, La Séparation des Églises et de l’État, Genèse et développement d’une idée, 1789-1905, Seuil, 2005, est très instructif mais plus copieux. Sur la loi de 1905 spécifiquement, La séparation des Églises et de l’État de Jean-Marie Mayeur (Les éditions de l’Atelier, 2005) est très instructif.

Comprendre cette question implique cependant d’être bien au fait de l’histoire de la France au XIXe siècle. Si votre curiosité a été attisée par le sujet, vous pouvez lire le très dense mais complet livre de Francis Démier, La France du XIXe siècle (Seuil, 2000). Jean-Marie Mayeur est également l’auteur d’une Vie politique sous la Troisième République (Seuil, 1984), qui fait encore référence. Plus illustré, La République imaginée, de Vincent Duclert (Belin, 2010) revient sur la période 1870-1914, durant laquelle la laïcité est un enjeu crucial, et vous permettra de remettre les débats en contexte avec images et textes d’époque.

Enfin, si le sujet de la laïcité en France vous intéresse, n’hésitez pas à compléter cette vidéo synthétique avec la série bien plus approfondie de la chaîne C’est pas sourcé, qui a produit un travail excellent sur cette question.