Ainsi que le rappelle James C. Scott dans  Homo Domesticus :

« Avant que les humains ne commencent à voyager loin et en nombre, ce sont peut-être les oiseaux migrateurs nichant ensemble qui, parce qu’ils combinaient forte densité démographique et longues traversées, constituaient le principal vecteur de propagation à distance des maladies. L’association entre concentration démographique et propension aux infections était connue bien avant que l’on ne découvre les vecteurs effectifs de la transmission des maladies. Chasseurs et cueilleurs en savaient suffisamment pour se tenir à l’écart des grandes concentrations humaines et la dispersion fut longtemps perçue comme un moyen d’éviter de contracter une maladie épidémique. […]

On ne surestimera jamais assez l’importance de la sédentarité et de la concentration démographique qu’elle a entraînée. Cela signifie que presque toutes les maladies infectieuses dues à des micro-organismes spécifiquement adaptés à Homo sapiens ne sont apparues qu’au cours des derniers dix millénaires et nombre d’entre elles depuis seulement cinq mille ans. Elles constituent donc un “effet civilisationnel”, au sens fort du terme. Ces maladies historiquement inédites – choléra, variole, oreillons, rougeole, grippe, varicelle et peut-être aussi paludisme – n’ont émergé qu’avec les débuts de l’urbanisation et, comme nous allons le voir, de l’agriculture. […]

Là encore, c’est le principe clé de la concentration démographique qui opère. Le Néolithique se caractérisait non seulement par une densité démographique sans précédent des humains, mais aussi par une concentration inédite de moutons, de chèvres, de bovins, de porcs, de chiens, de chats, de poulets, de canards et d’oies. Dans la mesure où il s’agissait déjà d’animaux vivant en troupeau ou en bande, ils étaient forcément porteurs de pathogènes spécifiques liés à leur existence sociale. Une fois regroupés autour de la domus et entrés en contact étroit et continu entre eux, ils ont vite commencé à partager un large éventail d’organismes infectieux. Les estimations varient, mais sur les mille quatre cents organismes pathogènes connus affectant l’être humain, entre huit cents et neuf cents sont des “zoonoses”, c’est-à-dire des infections issues d’hôtes non humains. Dans le parcours de la plupart de ces pathogènes, Homo sapiens est un hôte “terminal” : il ne les transmettra plus à d’autres non-humains. […]

La longueur de la liste des maladies partagées avec les animaux domestiques et les consommateurs de la domus est saisissante. D’après des données sans doute déjà périmées et sous-estimées, les humains ont en commun vingt-six maladies avec les poules, trente-deux avec les rats et les souris, trente-cinq avec les chevaux, quarante-deux avec les cochons, quarante-six avec les moutons et les chèvres, quarante avec les bovins et soixante-cinq avec notre plus ancien compagnon de domesticité, le chien. On soupçonne que la rougeole est issue d’un virus de peste bovine ayant infecté les moutons et les chèvres, que la variole provient de la domestication des chameaux et d’un rongeur archaïque porteur de la vaccine et que la grippe est liée à la domestication des oiseaux aquatiques voici quelque quatre mille cinq cents ans. Cette génération de nouvelles zoonoses trans-spécifiques a prospéré au fur et à mesure que les populations humaines et animales augmentaient et que les contacts à longue distance devenaient plus fréquents. Ce processus continue aujourd’hui. Rien d’étonnant, donc, à ce que le sud-est de la Chine, en particulier le Guangdong, à savoir probablement la plus vaste, la plus ancienne et la plus dense concentration d’humains, de porcs, de poulets, d’oies, de canards et de marchés d’animaux sauvages du monde, soit une véritable boîte de Pétri à l’échelle mondiale propice à l’incubation de nouvelles souches de grippe aviaire et porcine.

L’écologie des maladies du Néolithique tardif n’est pas simplement le résultat de la densité démographique des humains et des espèces domestiquées dans des établissements sédentaires. Elle est plutôt l’effet de l’ensemble du complexe de la domus en tant que module écologique. Le défrichement et la mise en culture des terres, de même que le pâturage des nouveaux animaux domestiqués créaient un paysage entièrement nouveau et une niche écologique sans précédent, plus ensoleillée, avec des sols plus exposés, investie par de nouvelles espèces végétales et animales, d’insectes et de micro-organismes se substituant au peuplement des écosystèmes antérieurs. »

–   C’est donc avec l’avènement de la civilisation, il y a plusieurs milliers d’années, que ces problèmes émergent. Par la suite, c’est avec les débuts de la mondialisation, il y a plusieurs siècles, qu’ils gagnent en intensité, en importance et en dangerosité. Ainsi que l’écrit Ray Grigg :

« Il y a à peine 500 ans, dans un élan d’exploration et de colonisation, l’Europe envoyait des navires vers le Nord et le Sud de l’Amérique, vers l’Asie, vers l’Afrique, et ailleurs. Les continents, qui avaient été écologiquement isolés pendant des millions d’années, furent alors reconnectés — pas géologiquement, par le mouvement de la tectonique des plaques, mais par les mouvements physiques des humains transportant des produits commerciaux, des plantes, des animaux, des virus et leurs cultures particulières. Le monde n’allait plus jamais être le même.

Manifestement, ce processus n’a pas soudainement commencé avec l’arrivée de Christophe Colomb sur une île isolée des Caraïbes en 1492. Les produits commerciaux et les idées voyageaient déjà entre l’Europe et l’Asie avant cela. La peste bubonique a atteint Venise depuis un port maritime oriental aux alentours de 1348, avant de ravager l’Europe en vagues d’épidémies mortelles. Mais les maladies contre lesquelles les Européens avaient développé une certaine immunité — la variole, la rougeole, les oreillons, la varicelle, la rubéole, le typhus et le choléra — furent ensuite transportées vers le Nouveau Monde par des explorateurs, ce qui eut un impact dévastateur sur les populations natives. Ainsi commença la mondialisation.

La mondialisation est, en effet, un retour à la Pangée. En un clin d’œil géologique, toutes les barrières qui séparaient autrefois les continents en entités écologiques distinctes ont été démantelées par le mouvement international des biens, des espèces et des gens. Les rats de Norvège ont atteint la plupart des ports maritimes du monde, traumatisant chaque unité écologique sur leur passage — des efforts de remédiations ont parfois endigué le problème en introduisant d’autres espèces censées être les prédatrices de ces rats. Des immigrants excentriques ont importé des lapins en Australie et des étourneaux en Amérique du Nord, deux espèces qui ont infligé des dommages dévastateurs à ces continents respectifs.

Assurément, la mondialisation est une sorte de court-circuit écologique qui détraque considérablement les communautés naturelles. Plus de 250 espèces marines étrangères peuplent maintenant la baie de San Francisco, arrivées là dans les eaux de ballast déchargées par les cargos du monde entier. Le même processus a amené environ 300 plantes et animaux exotiques dans les Grands Lacs. La carpe asiatique qui menace aujourd’hui la diversité tout entière du Missouri et du Mississippi provient d’une poignée de poissons qui se sont échappés de mares alentour durant une inondation — ces poissons voraces menacent maintenant d’atteindre les Grands Lacs, ce qui étendrait encore la sphère de la catastrophe écologique qu’ils représentent. Le saumon de l’Atlantique, qui appartient à l’océan Atlantique, a été délibérément importé dans le Pacifique pour des raisons commerciales, induisant des impacts complexes qui pourraient endommager l’ensemble d’un biotope marin.

La mondialisation a essentiellement supprimé les barrières spatio-temporelles qui protégeaient autrefois les biotopes. Les maladies, les champignons, les mammifères, les amphibiens, les oiseaux et les plantes sont tous disséminés n’importe comment sur toute la planète par les navires, les avions, les voitures, les bagages, les babioles ramenées en guise de souvenirs, les chaussures, les corps et tout ce qui bouge. Les diverses conséquences en résultant sont des déplacements d’espèces, des explosions de populations et des extinctions.

Des biomes incapables de faire face au pétrole se retrouvent recouverts de pipelines internationaux, et le trafic international de navires pétroliers disperse ces hydrocarbures depuis les sites d’extractions vers les zones de demandes. Le SIDA, un meurtrier de masse mondial, s’est échappé d’un village isolé d’Afrique en raison de mouvements de populations massifs à travers toute la planète. Une maladie obscure comme le virus du Nil occidental se propage en Amérique du Nord après y avoir été transportée par inadvertance à cause d’un moustique arrivé en avion à New York, en provenance de l’Europe du Sud. Des grippes mortelles sont éparpillées dans le monde entier par les marées de voyageurs internationaux.

Ce processus de mondialisation ravage aussi les différentes cultures humaines, à mesure que le voyage, la technologie et les médias propagent une pensée unique, et une unique interprétation du monde. Des modes de vie bien adaptés à des territoires écologiques spécifiques sont détruits par ce processus d’homogénéisation. Les langues, essentielles à la préservation et à la perpétuation des cultures, sont oblitérées à raison d’une par semaine. En outre, la mondialisation embrouille et affaiblit les politiques locales et nationales en raison de l’érosion démocratique qu’entrainent les accords commerciaux, en faisant diminuer l’autonomie individuelle et en volant aux populations résidentes leur droit à l’auto-détermination.

Aussi large que la Pangée ait pu être, elle était composée de vallées, de déserts, de montagnes et de rivières qui restreignaient le mouvement des espèces. Malheureusement, aucun obstacle n’est de taille pour contenir la marée des mouvements massifs de la Nouvelle Pangée qui balaient la planète. Les perturbations écologiques que cela crée sont sans précédent dans l’histoire de la Terre. »

– La civilisation high-tech mondialisée s’expose d’elle-même à de toujours plus nombreux problèmes potentiellement fatals. Mais pas de panique, quelque Green New Deal devrait résoudre tous nos problèmes — évidemment pas, il s’agit ici d’un des nombreux problèmes qui témoignent du fait qu’une civilisation high-tech mondialisée reposant sur un réseau planétaire de moyens de transport à grande vitesse, capitaliste ou non, « verte » ou non (en imaginant que cela soit possible, ce qui est extrêmement improbable), produit quoi qu’il en soit des nuisances potentiellement mortelles pour elle-même et dommageables pour de nombreuses espèces, communautés biotiques, biomes et biotopes.