Au cours des dernières années, l’emploi du mot « voile » est devenu de plus en plus ambivalent, confus et détonant. Le Ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer a récemment proclamé que le « voile » n’est pas souhaité en France. S’il avait déclaré que la kippa ou le foulard des femmes du rite loubavitch, ne sont pas souhaités au pays des gaulois, il aurait été obligé de démissionner de ses fonctions dans la journée, et c’eût été tant mieux ! La judéophobie traditionnelle a notablement régressé en France, mais il est moins réjouissant de constater que l’islamophobie n’y a pas encore atteint son apex.

Toute personne rationnelle et mesurée conviendra qu’il existe une différence essentielle entre le fait de se couvrir les cheveux et celui de se couvrir le visage. L’hidjab n’est pas un voile de la face ; c’est un foulard qui couvre les cheveux. En tant que conférencier pendant plus de trente ans à l’université de Tel-Aviv, le fait que des étudiantes palestino-israéliennes porteuses d’un hidjab aient assisté aux cours ne m’a jamais dérangé, pour la bonne raison que ce n’était pas mon affaire, et que les goûts et des odeurs ne se discutent pas. Par principe, je n’aurais, toutefois, pas accepté la présence d’étudiantes masquant leur visage dans les séminaires que j’ai dirigés. J’estime, en effet, que les expressions du visage font partie intégrante de la richesse du dialogue.

Certains diront, certes, que l’hidjab ne voile pas le visage, mais qu’il est l’expression d’une croyance religieuse, et pas uniquement une affaire de goût. J’ai toujours en mémoire que mes deux grand-mères croyantes, qui, de ?ód? en Pologne, ont été déportées par les nazis au camp d’extermination de Chelmno, étaient coiffées du voile traditionnel, comme toutes les femmes de cette génération, issues des classes populaires. Aussi, ma lutte de toujours contre l’imposition religieuse juive pratiquée en Israël ne s’est jamais exprimée sous la forme du rejet de l’identité des croyants juifs, musulmans ou chrétiens. Cette approche fondamentalement libérale, et le respect des différences qui en découle, ne m’est évidemment pas spécifique : elle est, fort heureusement, partagée par nombre d’israéliens, y compris par ceux qui n’aiment pas les arabes. A l’université, et en dehors, je ne me suis jamais trouvé confronté à des remarques sur l’hidjab, ni même à des détournements du regard vis-à-vis de celles qui le portent. Le port du burkini à la plage, non plus, n’a jamais suscité de réprobation publique. La conception des différences fait partie inhérente de la mentalité quotidienne israélienne, dans un pays d’immigrés.

Les femmes portant le voile se sont multipliées dans les universités israéliennes, au cours des dernières années. Il ne semble pas que ceci résulte d’une quelconque islamisation : les porteuses de foulards sont abondamment maquillées, et assortissent l’hidjab avec des jeans moulants à taille basse. Il semble plutôt qu’il s’agisse d’une sorte de manifestation, parfois frondeuse, vis à vis de la supériorité juive qui s’exprime par une profusion de signes : de l’hymne national, explicitement et exclusivement dédié aux juifs, à la loi sur l’Etat-nation, qui exclut les non-juifs (25% des citoyens, dans les frontières de 1967), du collectif israélien. Selon ses principes législatifs, mon pays n’appartient pas à l’ensemble de ses citoyens, mais aux juifs du monde entier, qui préfèrent cependant ne pas y résider. L’idée d’égalité citoyenne et de propriété collective de tous les citoyens sur leur patrie n’est pas vraiment reconnue en Israel.

C’est pourquoi, lorsque j’étais étudiant à Tel-Aviv, je suis devenu pleinement rousseauiste, puis, arrivé en France pour poursuivre mes études, j’ai choisi d’effectuer un mémoire de maîtrise sur Jean Jaurès et la question nationale. J’ai adopté la conception de la nation : égalitaire et inclusive, de l’éminent socialiste, en même temps que j’affûtais ma critique de la conception de la nation de Charles Maurras, représentant l’antithèse de Jaurès. Maurras : athée déclaré, qui invoquait l’héritage ethno-religieux pour définir la nation, me rappelait, sous bien des aspects, les penseurs sionistes également athées, qui, eux aussi, recouraient à des critères religieux (ou biologiques) afin de définir leur « ethnos » national.

Par la suite, ayant approfondi mes connaissances sur l’Histoire française, Tocqueville est venu quelque peu rééquilibrer Rousseau dans ma vision du monde. L’important libéral n’a pas remplacé le démocrate génial, mais il a toutefois introduit une dose de scepticisme quant au caractère de l’héritage jacobin. Je me souviens de m’être interrogé sur la problématique suivante : pourquoi dans l’édification de la nation française au 19ème siècle, les identités provinciales (bretonnes, occitanes, ou autres) ont-elles été quasiment effacées, alors que la formation de la Grande–Bretagne a laissé une large autonomie culturelle et linguistique aux gallois et aux écossais ?

De même, l’étude de la société française du 20ème siècle a suscité en moi bien des étonnements : ainsi, par exemple, en 1936, dans un contexte de forte poussée de judéophobie en Europe, Léon Blum, un « français juif de souche » fut nommé Président du Conseil des ministres, tandis que s’exprimait ouvertement une forte hostilité à l’encontre des immigrés juifs yddishophones, en provenance d’Europe orientale. Les descriptions par Robert Brasillach ou Pierre Drieu La Rochelle, dans les années 1930, des étrangers barbus, portant cafetan et couvre-chef noirs, dans le quartier du Marais n’étaient alors nullement perçues comme inconvenantes ! La majorité de ces « étranges étrangers » a été finalement repoussée vers le continent américain, et ceux demeurés en France ont terminé leur périple à Auschwitz, avec la collaboration active du gouvernement de Pétain.

J’en ai, peu à peu, appris davantage sur la conception républicaine de la nation que j’avais adoptée ; si, en France, l’égalité civile et politique constitue le socle de l’identité collective hégémonique (raison pour laquelle elle demeure, à mes yeux, mille fois préférable à la politique identitaire sioniste caractéristique d’Israël), cette égalité s’impose, cependant, largement aux dépens de la capacité à admettre la différence culturelle. J’ai particulièrement perçu cela en 2004.

Au moment où s’est déroulée la polémique qui a finalement abouti au vote de la loi sur les signes religieux dans les écoles, en tant que « chercheur invité », je résidais à Paris, à la Maison Suger : « lieu de travail et de rencontre pour les chercheurs de toutes nationalités ». Le lendemain du vote de la loi, j’eus l’occasion d’engager une conversation avec une employée chargée de la remise en ordre de la cuisine, et du nettoiement. Je compris qu’elle était d’origine algérienne, sans être, pour autant, traditionnaliste, comme en témoignait son chemisier largement décolleté. Je lui demandai son point de vue général sur l’hidjab, et, plus particulièrement, sur son port par des élèves des lycées et collèges. Me regardant en ricanant, elle répondit : « Pourquoi discute–t’on sans arrêt sur le port du foulard, et pas sur celui de la cravate ? ». Sous le coup de la surprise, je rétorquai : « Mais le foulard est porté comme un signe religieux ! ». « Pas vraiment », me répondit-elle : « Il n’y a pas, dans le Coran, d’imposition à porter le foulard. C’est beaucoup plus un signe traditionnel que religieux. Je ne suis pas une folle du foulard, car j’ai de très beaux cheveux, mais il est possible que maintenant je le porte de temps en temps ».

Dans les jours qui ont suivi, j’ai demandé à des collègues proches, majoritairement socialistes, ce qu’ils pensaient du fait que des familles musulmanes allaient désormais inscrire leurs filles dans des écoles religieuses privées où elles risquaient de ne plus se voir enseigner les droits de l’homme et du citoyen, et de ne pas entendre parler de Rousseau, de Voltaire, de Jaurès, de l’affaire Dreyfus, etc… La réponse fut : « Oui, c’est regrettable, mais la séparation de l’Eglise et de l’Etat est plus importante, afin de préserver le caractère laïque de la République ».

J’ai alors pensé qu’exiger des enseignant.e.s de ne pas porter de signes pouvant être perçus comme religieux (voile, kippa, croix bien visible) peut être légitime car ils ou elles sont des représentants de l’Etat républicain, mais quelle logique y a-t-il à imposer cela à des élèves, qui sont des « usagers » de l’enseignement, et qui ne représentent qu’eux-mêmes ? Une loi du 28 mars 1882 a exclu de l’école publique l’enseignement de la religion, et la laïcisation de l’école a été entérinée avec succès à partir de 1905 (à l’exception de l’Alsace-Lorraine).

J’ai maintenant compris que la laïcité française, que j’ai tant révérée, et à laquelle je me suis identifié, pouvait aussi facilement être dévoyée et servir d’alibi à une discrimination civile. De même, j’ai commencé à suspecter qu’un féminisme douteux, qui prétend combattre pour l’égalité de genre au sein de la famille musulmane, sans prendre le moins du monde en considération les points de vue des candidates à l’égalité, peut facilement servir de couverture à un racisme culturel.

En 2015, le maire de New-York, Bill de Blasio, a proposé d’ajouter deux jours fériés pour tous les élèves des écoles publiques de la ville : les jours choisis sont Eid al-Fitr et Eid al-Adha. Le conseil municipal a adopté cette proposition, qui a ravi les un million et cent mille élèves new-yorkais, et pas uniquement les musulmans ! Les représentants des associations musulmanes ont juré qu’ils se sentent désormais encore plus américains. Par cette décision, la Ville de New-York, se joignait aux Etats du New-Jersey, du Michigan et du Massachusetts, qui avaient déjà instauré ces jours fériés.

En 2016, soit un an après cet événement marquant, les londoniens choisirent d’élire comme maire de leur ville : Sadiq Khan, membre du Parti Travailliste. Fils d’une famille d’immigrés pakistanais, Sadik Khan est aussi un musulman pratiquant, venant prier le vendredi à la mosquée. La majorité des londoniens laïques estiment que la pratique religieuse de leur maire ne les concerne pas.

Des événements aussi « pervers » seraient inenvisageables dans la République française laïque, où la majorité des jours fériés pour les élèves des écoles publiques correspondent à des fêtes ou commémoration typiquement laïques : Noël, lundi de Pâques, jeudi de l’Ascension, lundi de Pentecôte, Assomption, la Toussaint ! Quant à imaginer qu’un maire de Paris aille prier à la mosquée chaque vendredi ; ceci ne pourrait se produire que dans une série de « thrillers », diffusée sur Canal Plus !

Renaud Camus, Alain Finkielkraut, Éric Zemmour et tous leurs semblables peuvent se rassurer : de même que le remplacement français de masse n’a pas réussi en Algérie à l’époque du colonialisme, il n’y a pas de risque de « grand remplacement » dans la France d’aujourd’hui. En fin de compte, le voile ne constitue aucunement une menace sur la culture française, tandis qu’en revanche, nombre d’autres facteurs, dans la mondialisation audio-visuelle, rongent la culture française. Ces facteurs, qui ne sont pas musulmans, sont surtout produits par des compagnies géantes américaines.

Le danger, dans les sociétés européennes actuelles en crise, réside dans la xénophobie populiste et nationaliste. On a pu dire que le racisme est souvent le snobisme des pauvres, mais il devient véritablement un problème lorsque des politiciens, relayés par des castes intellectuelles et médiatiques, exploitent cet état d’esprit et se mettent à conférer au racisme une légitimité idéologique officielle.

Lorsque la différence et la variété sont perçues comme des transgressions anormales de la tradition nationale dominante, des politiciens cyniques et des intellectuels dangereusement confus peuvent plus facilement stigmatiser l’autre, étranger à leur culture, comme le responsable de toutes les calamités.

https://blogs.mediapart.fr/shlomo-sand/blog/211119/le-racisme-voile