La « classe » sert à analyser l’exploitation économique, à mesurer la conflictualité sociale, à apprécier les appartenances… de classe. Les tenants du système patriarcal et capitaliste ont donc bien sûr tout intérêt à nous persuader que pareil outil est inutile parce que nous sommes des citoyens et citoyennes à égalité dans le meilleur des mondes possibles. Mais pourquoi les féministes le délaissent-elles de plus en plus ? Examiner la France de ces quatre dernières décennies sous l’angle de l’exploitation économique et de la conflictualité sociale aide à le comprendre. L’arrivée au pouvoir de la social-démocratie puis l’effondrement du bloc de l’Est ont en effet permis la réorganisation et la mondialisation du capitalisme, mais aussi renforcé l’adhésion à son discours idéologique en convainquant que la lutte des classes était dépassée (1).

  •   Du « Jouissons sans entraves » aux lendemains qui déchantent

Le processus de rupture sociale globale enclenché en Mai 68, et poursuivi par les mobilisations – homosexuelle, antimilitariste, écologiste… et surtout féministe – des années 1970, s’est inscrit dans la croissance économique exceptionnelle et le plein emploi des Trente Glorieuses (1946-1975). Cette situation sans précédent a contribué à ce que la classe ouvrière s’engage avec optimisme dans la grève générale, d’autant que la croyance en la possibilité d’une société plus juste était assez répandue dans ses rangs. De même, la fraction conséquente de la population féminine qui s’est impliquée au cours des années suivantes dans le mouvement de libération des femmes impulsé par des militantes d’extrême gauche ou libertaires (2) était assez largement convaincue que le patriarcat avait du plomb dans l’aile et prête à lui faire un sort.

Le MLF n’a pas seulement lutté pour le droit des femmes à disposer de leur corps (3) et pour de nouvelles avancées les concernant sur le plan civique (4) : il s’est attaqué à toutes les structures hiérarchiques de la société en dénonçant l’omnipotence du mari, du père, du patron ou de l’Etat. Il a fait ressortir le contrôle et la répression de la sexualité féminine, ou l’absence des femmes dans l’Histoire ; a revendiqué pour elles une autonomie à la fois individuelle (libérée du carcan moral que les religions leur imposent) et collective (échappant à l’emprise des partis et syndicats). Il a contesté les fondements mêmes du système : la famille et l’école, notamment pour la répartition des rôles sociaux entre les sexes ; l’Eglise, pour son discours sur la procréation (mariage, fidélité, devoir, obéissance…) ; l’armée, pour entre autres sa mission de « faire un homme » d’un homme ; la justice, la prison, l’ordre des médecins ou les médias. Une vraie charge contre le système patriarcal et capitaliste !

Divers facteurs en ont malheureusement sonné le glas. D’ordre politique, avec notamment les manœuvres du pouvoir pour calmer la revendication féministe (dès 1974, le Président Giscard d’Estaing a créé un secrétariat d’Etat à la Condition féminine et l’a attribué à Françoise Giroud). D’ordre économique et social : la montée en flèche du chômage et de la précarité, à la fin des Trente Glorieuses, a frappé les femmes des classes populaires, tandis que d’autres femmes intégraient l’Université – ce qui a eu pour double effet de redonner des vertus à une institution critiquée en 68 pour sa fonction de formatage des esprits, et de fabriquer une caste de « spécialistes du genre » peu désireuses de perdre les bénéfices de leur nouveau statut social. Enfin, d’ordre idéologique, car avec l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste au début de la décennie 1980, et l’implosion de l’URSS à la fin de cette même décennie, c’est le désir même de révolution qui a été enterré.

Sous les deux mandats de Mitterrand (1981-1995), les gouvernements socialistes ou de cohabitation successifs ont dynamité les bastions ouvriers en faisant accepter restructurations industrielles et délocalisations ; ils ont entrepris le laminage des protections sociales en « assouplissant » les conditions juridiques d’embauche et de licenciement, en durcissant les conditions d’indemnisation du chômage, etc. Construire des résistances sociales et des solidarités autres que familiales a ainsi été rendu de plus en plus difficile par la multiplication des contrats de travail « singuliers » liés à l’éclatement de l’ancien droit du travail. Le PS a de plus œuvré au démantèlement des services et équipements collectifs dont l’Etat avait été le maître d’œuvre – en réduisant les dépenses publiques et en favorisant l’essor des assurances, cliniques, établissements scolaires ou compagnies de transport privés sur le dos de l’Assurance-maladie, des hôpitaux, de l’enseignement ou des transports du public…

Les classes populaires se sont peu à peu détournées d’une gauche qui avait trahi leurs attentes (5), et la disparition du bloc de l’Est en 1991 a élargi cette désaffection à l’extrême gauche et aux libertaires parce que ce sont en fait les valeurs et références du mouvement ouvrier qui ont alors été balayées par une propagande diffusée à l’échelle planétaire. Le capitalisme a été baptisé « stade ultime de l’Histoire », le « communisme » ayant failli. Dans La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme (paru en 1992), le politologue américain Fukuyama a affirmé que l’arrêt de la guerre froide marquait la victoire idéologique de la « démocratie » et du « libéralisme ». Des penseurs postmodernes ont rejeté tout « grand récit » explicatif du monde et offrant des perspectives de changement radical.

  •   Le mirage de « classes moyennes » extensibles à l’infini

L’idée de révolution a été supplantée par la croyance en un possible accès à ces fameuses « classes moyennes » que vantaient les médias. Plutôt que de persister dans une lutte collective contre la domination masculine, les femmes ont massivement opté pour une démarche d’intégration en espérant parvenir par ce biais à une ascension sociale et à la réduction des inégalités entre les sexes. Avec le résultat que l’on sait : aujourd’hui, elles sont en moyenne plus diplômées que les hommes (et majoritaires dans des secteurs comme l’éducation, la justice ou la presse), mais elles gagnent en moyenne moins qu’eux. Et la précarité touche en priorité les cheffes de famille monoparentales, « reines » des emplois à temps partiel !

La défense d’un « libéralisme à visage humain » (6) a aussi gagné en audience dans l’ensemble de la population – avec comme conséquences la valorisation de comportements égoïstes et l’acceptation d’un contrôle social sans cesse accru pour pouvoir consommer en paix (7). L’absence d’une « utopie positive » à opposer au matraquage idéologique des gouvernants a donc favorisé un repli frileux général sur la sphère privée ainsi que la demande de sécurité immédiate dans tous les domaines et d’assurances pour l’avenir. Enfin, la pandémie du sida (qui s’est diffusée en France à partir de 1981) a accentué le retour de l’ordre moral, en incitant à des relations sexuelles stables et à des précautions dans les rapports qui contredisaient les « Jouissons sans entraves » et autres joyeux slogans de 68, du MLF ou du mouvement homo.

On a assisté à une envolée des unions libres et des familles « recomposées », mais la répartition des rôles sociaux entre les sexes a persisté (Moulinex n’avait-il pas « libéré la femme » ?) ; et si l’éducation des enfants est majoritairement restée dévolue aux mères, elles ont pour la plupart continué de leur inculquer les valeurs patriarcales, avec entre autres le concours de l’école.

L’« héritage » libertaire du MLF s’est en effet mal transmis aux jeunes générations : celles-ci n’ont pas vu la nécessité d’un mouvement féministe étant donné que la contraception et l’avortement étaient « autorisées ». Se mobiliser pour pointer les pilules « de confort », les plus chères mais les moins remboursées, ou les problèmes que l’on rencontrait quand on voulait avorter ne les intéressait pas. Par un retour de bâton, le mot « féministe » a été mal considéré jusqu’à ces dernières années : devenu quasi synonyme d’« hystérique » voire de « mal baisée », de nombreuses femmes l’ont rejeté par peur de paraître « coincées » en matière de sexe (les féministes ne manquent-elles pas d’humour puisqu’elles ne rient pas forcément aux blagues sexistes ?).

Des femmes ont poursuivi, sur le terrain syndical ou associatif, la dénonciation des inégalités persistantes entre les sexes (que ce soit dans la vie professionnelle et politique ou dans le partage des tâches ménagères), des violences sexuelles, des attitudes sexistes, etc. D’autres, au sein de petits groupes « radicaux », ont plutôt évolué vers des revendications identitaires (en particulier sur la discrimination de « race »), ou ont choisi la voie d’une « déconstruction » individuelle (8). Et les polémiques ont fleuri dans les milieux militants, sur la prostitution, le porno, la laïcité… ou encore le genre, selon la définition donnée de celui-ci.

  •  Du bon usage de la revendication féministe par les gouvernant-e-s

Depuis le nouveau millénaire, de nombreux mouvements sociaux ont eu lieu contre la politique des gouvernements de droite comme de gauche – grève de la fonction publique contre le plan Fillon sur les retraites (2003), mobilisations dans l’éducation (2005-2008), grève contre la réforme des retraites (2010)… ou contre la loi El-Khomri (2016). Cela n’a cependant pas suffi pour faire cesser la dégradation des conditions de travail et de vie (aggravée par la crise mondiale des subprime en 2008), car ces luttes se sont effectuées sur un mode défensif, pour protéger les acquis sociaux.

Sous le gouvernement Jospin (1997-2002) comme sous la présidence d’Hollande (2012-2017), le PS a de plus systématiquement mis en avant des sujets « sociétaux » afin de masquer la question sociale (9). Récupérant certains mots d’ordre de l’après-68 pour les tordre dans le sens qui l’arrangeait, il a répondu à la revendication d’égalité entre les sexes par la parité dans les mandats électoraux et les fonctions électives (loi de 1999). Il a « traité » la lutte visant à faire admettre l’existence des diverses sexualités par une loi contre les discriminations liées à l’orientation sexuelle (1985) et un « mariage entre personnes de même sexe » (2013)…

Dans le même temps, les tentatives de mobilisation pour améliorer la pratique des IVG ont échoué. Les campagnes impulsées par des organismes internationaux contre le viol ou contre les mutilations génitales, et soutenues par les pouvoirs publics, n’ont pas eu beaucoup plus de succès – on l’a notamment constaté en 2000 avec la Marche mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence faite aux femmes.

L’énorme indignation suscitée sur les réseaux sociaux, en 2017, par les témoignages d’actrices et d’autres personnalités sur des violences sexuelles ou sexistes subies dans le cadre de leur travail a mis en relief un ras-le-bol général des femmes par rapport au harcèlement sexuel. Mais en restant centrée sur la sphère publique, alors que les violences sexuelles se déroulent pour la plupart dans la sphère privée, cette dénonciation a traduit en premier lieu la volonté de femmes qui appartiennent aux classes moyennes et supérieures de pouvoir mener leur carrière en paix.
Le désir d’une libération collective exprimé voici quatre décennies par le MLF est ainsi réduit aujourd’hui à celui d’une autonomie individuelle et d’une affirmation de soi – venue des Etats-Unis sous le nom d’empowerment – qui laisse l’ordre social inchangé et s’accompagne d’une demande d’intervention des pouvoirs publics en tous domaines (en particulier la prise en charge des femmes victimes de viol – plus de fric pour plus de flics ? – ou la répression contre leurs agresseurs). A la loi de 2018 contre le harcèlement dans les entreprises ou dans la rue vont, dans cette logique, s’ajouter les dispositions arrêtées au « Grenelle des violences conjugales » (3 septembre – 25 novembre) ; mais celles-ci ne régleront évidemment pas le « problème des féminicides » puisque ces actes, majoritairement commis par les conjoints des victimes, découlent d’une appropriation du corps des femmes par les hommes qui est inhérente au patriarcat.

On en arrive ainsi sans surprise à la conclusion suivante : la revendication féministe n’a été subversive que quand elle a été portée par un mouvement social désireux de détruire les fondements mêmes du système en place. Alors qu’aujourd’hui les tenants de ce système nous servent du « féminisme » à toutes les sauces, en assurant qu’après MeToo ou BalanceTonPorc « rien ne sera jamais plus comme avant », ce n’est vraiment pas en négligeant la boussole de l’anticapitalisme qu’on viendra à bout du patriarcat !

 

Vanina

 

Notes :

1. L’antagonisme entre la classe qui détient les moyens de production et celle qui a seulement sa force de travail à vendre est pourtant toujours plus marqué.
2. Voir le film Filles de Mai – voix de femmes, de 68 au féminisme, documentaire de Jorge Amat (2019, 90 mn).
3. La contraception a été autorisée par la loi Neuwirth de 1967, mais celle-ci n’a été appliquée qu’en 1972 ; la loi Veil a permis l’IVG en 1975.
4. Rappelons qu’avant la réforme des régimes matrimoniaux de 1965 les femmes ne pouvaient travailler, gérer leurs biens propres ou ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari.
5. La base militante du PC et de la CGT a poursuivi sa fonte à la fois parce que les « bastions ouvriers » disparaissaient et parce que le Parti et la « conf » ne voulaient pas combattre ou même critiquer franchement la politique du PS.
6. L’ennemi de ce « bon » libéralisme – car il en faut un pour assurer la cohésion sociale – était baptisé par les médias « capitalisme sauvage » dans la décennie 80, ils l’appellent « néolibéralisme » de nos jours.
7. Le discours sécuritaire omniprésent a conduit à trouver « normales » la vidéosurveillance jusque dans la chambre des nourrissons et les écoles comme la prise d’ADN pour les « déviants » de tous ordres.
8. Cette démarche implique d’étudier la façon dont on a « incorporé » les normes sociales pour tenter de les remplacer par des valeurs plus égalitaires.
9. La droite a procédé de même, avec par exemple le vote de la loi contre les insultes homophobes (2004) sous la présidence de Chirac.