En parallèle du mouvement dans l’hexagone

Ce jeudi 5 décembre, pendant que la grève générale commencera en France (observée avec un grand intérêt depuis la Grèce), un autre événement important se produira simultanément à l’autre bout de l’Europe. En effet, ce 5 décembre sera aussi le terme d’un ultimatum de 15 jours lancé le 20 novembre dernier par le gouvernement grec contre tous les squats du pays. La Grèce, laboratoire du durcissement du capitalisme en Europe, devient désormais celui d’un contrôle social qui se veut total. Finies les zones d’autonomies, quelle que soit leur dimension et leur emplacement géographique. À partir de la semaine prochaine, la tolérance zéro sera appliquée contre tous les squats du pays, au nombre de 90 dont la moitié à Athènes et 7 à Thessalonique.

L’État attendra probablement quelques jours pour lancer la dernière phase de son plan d’évacuation des squats qui devrait durer jusqu’à Noël. Dans toute la Grèce, sans doute du 9 au 23 décembre, une véritable armada policière va tenter d’en finir avec les derniers lieux occupés et autogérés d’Exarcheia et dans les autres régions du pays.

Un mois de décembre décisif

Pourquoi attendre un peu, alors que l’ultimatum prend fin le 5 ? Parce que le pouvoir veut d’abord prendre le pouls de la mobilisation de demain dans toute la Grèce. La manifestation principale partira, à la tombée de la nuit, des Propylées sur la rue Panepistemiou à Athènes (à ne pas confondre avec les Propylées de l’Acropole si vous êtes sur place). Elle sera sans doute très nombreuse et particulièrement déterminée, avec pour slogans : « No pasaran ! », « Ne touchez pas aux squats ! », « La passion de la liberté est plus forte que toutes les chaînes ! » ou encore « 10, 100, 1000 squats ! ». On parle déjà d’une mobilisation historique, notamment en raison des soutiens qui se multiplient, mais c’est à confirmer jeudi. Le lendemain, vendredi 6 décembre, sera également une grande journée de mobilisation en Grèce, mais cette fois habituelle, puisque ce sera le onzième anniversaire de l’assassinat du jeune Alexis Grigoropoulos par un policier, le 6 décembre 2008 dans une ruelle d’Exarcheia. Cette seconde manif d’affilée visera donc la répression policière qui ne cesse de s’amplifier en Grèce depuis le retour de la droite au pouvoir.

Dans la préparation de la phase actuelle, période décisive durant laquelle beaucoup de choses vont se jouer, le 17 novembre dernier a été un jour déterminant. Ce jour-là, la torture est apparue au grand jour dans les rues du centre d’Athènes, au point laisser des flaques de sang autour de la place centrale d’Exarcheia dans les cris et les appels au secours. Depuis, ces images et ces sons ont fait le tour de la Grèce et parfois au-delà. Le masque du régime est tombé. Si certains membres du gouvernement sont des transfuges de l’extrême-droite (principalement du LAOS, parti réactionnaire, nationaliste et raciste), le gouvernement tout entier porte désormais la marque d’une droite extrême qui ne s’embarrasse plus de démentis ni de discours sirupeux. Les propos sur les migrants n’ont plus grand chose à envier à Aube Dorée et la haine des anarchistes et des gauchistes se montre au grand jour à coup de phrases qui rappellent les heures sombres du passé.

La droite fait capoter la séparation entre l’Église et l’État

Ce lundi 25 novembre, le nouveau parlement majoritairement de droite a rejeté le projet de séparation entre l’Église et l’État (loi sur la « neutralité religieuse de l’État »). Pourtant, le projet garantissait la reconnaissance de l’Église orthodoxe comme « religion dominante », mais ce n’était pas assez. Par contre, le délit de blasphème (supprimé par Tsipras l’année passée) n’a pas été rétabli, malgré la volonté de Mitsotakis. Les peines pouvaient aller jusqu’à deux ans de prison ! Pour l’instant, le nouveau gouvernement grec a préféré renoncer, mais va peut-être passer à l’acte l’année prochaine.

Si les derniers sondages ont vu disparaître totalement le parti Aube Dorée, qui n’est même plus quantifié (mélangé à une dizaine d’autres « micro partis » dans un total de « 1% : autres partis »), ce n’est pas un hasard : la promesse de Mitsotakis d’en finir avec les antifascistes et les migrants d’Exarcheia (évacuations des squats vers des camps fermés, amplification des expulsions vers la Turquie, répression des activistes) ont ravi une grosse partie des anciens électeurs du parti néonazi. Mitsotakis soigne son extrême-droite pour consolider son pouvoir et manier d’une main de maître sa police contre l’ennemi intérieur : « l’anti-Grèce », les « immigrés voleurs du travail des Grecs », les ouvriers engagés dans une riposte internationaliste « qui parlent de classes sociales au lieu de voir l’intérêt supérieur du pays », les chômeurs récemment qualifiés de « parasites » par un ministre (durant un copieux banquet), les révolutionnaires « ennemis de la démocratie » dont on prépare déjà les cellules en prison, le code pénal étant en cours de modification pour les punir plus sévèrement et réduire leur liberté d’expression.

Une dérive fasciste des démocraties libérales

Ce qui se passe en Grèce n’est rien d’autre que l’une des nombreuses formes de la dérive fasciste des démocraties libérales dans le monde. Car il n’est nul besoin que l’extrême-droite labellisée arrive au pouvoir : ses idées sont déjà là en grande partie, en Grèce comme en France, et cela se vérifie dans le traitement toujours plus violent dont font l’objet les opposants politiques, ainsi que les pauvres et les migrants. Passer à la tolérance zéro contre tous les squats de Grèce, au moyen d’une évacuation générale à grand renfort de communication, est une démonstration de force pour nous dissuader de résister et nous pousser à la résignation, entre colère et désespoir. Durcir la loi pour les utilisateurs de cocktails Molotov (de 5 à 10 ans de prison ferme) et classer parmi les organisations terroristes un collectif qui n’a causé que des dégâts matériels pour enrayer la violence dramatique des choix politiques du pouvoir (modification de l’article 187A du code pénal qui vise principalement Rouvikonas), c’est tenter également de faire taire toute rébellion.

Et ça continue ! Ces jours-ci, un nouveau projet de loi vise à limiter le droit de manifester et à interdire plus facilement les rassemblements (modification du décret législatif 794/1971 sur les réunions publiques, annoncé par Mitsotakis au dernier congrès de son parti, au prétexte d’empêcher les manifestations qui bloquent souvent le centre-ville d’Athènes). Pendant ce temps, les migrants sont déplacés des camps de Lesbos et Samos vers des îles désertes, loin des regards. Cela ne nous dit rien de bon non plus : il y a 50 ans, c’est sur l’île déserte de Makronissos, à l’ouest de mer Égée, tout près de l’Attique, qu’étaient concentrés les opposants politiques durant la dictature des Colonels, dans des conditions de vie déplorables provoquant fréquemment des morts.

Le vent de la révolte se lève

Mais alors, pourquoi le pouvoir devient-il de plus en plus autoritaire, en Grèce comme ailleurs ? Parce qu’en premier lieu, le capitalisme lui aussi ne cesse de se durcir : il creuse toujours plus les inégalités et saccage le bien commun au point d’anéantir la vie, jour après jour, mois après mois, provoquant en toute logique de nombreuses réactions d’un bout à l’autre du monde, même si elles sont très diverses. De Santiago du Chili à Hong-Kong et de Beyrouth à Djakarta, le vent de la révolte se lève, la colère gronde et des opprimés se soulèvent. À Athènes comme à Paris, le pouvoir s’en inquiète et renforce son arsenal contre sa propre population (LBD en France, voltigeurs en Grèce, recrutement et primes pour les policiers partout, arsenal juridique renforcé…). En dépit des apparences qu’il veut se donner, le pouvoir a peur, très peur. Tant le pouvoir politique que le pouvoir économique qui le détermine grâce à sa possession des moyens de fabriquer l’opinion. Le pouvoir est inquiet pour ses propres intérêts et sa position dominante dans une société fondée sur des chimères et un monde qui commence déjà à donner des signes d’effondrement. À l’allure où va le capitalisme, le temps de la vie sur Terre est compté. Il est donc logique qu’il en soit de même pour ses dirigeants. Des dirigeants qui tentent par tous les moyens de garder le cap vers le néant. Des dirigeants qui veut profiter jusqu’au bout de leur position et de leurs avantages, feignant de changer, multipliant les promesses, mettant en scène l’illusion de grandes décisions, repeignant en vert les usines opaques et le commerce insatiable, tout en ajoutant quelques mots de plus à la langue de bois.

Prendre nos vies en mains

En réalité, dans les temps à venir, le pouvoir sera d’autant plus violent que le monde se décomposera dans cette voie sans issue. Les guerres du pétrole, du gaz, du lithium ont déjà commencé sous nos yeux, dans un jeu morbide de chaises musicales, pour se partager les dernières parts d’un gâteau empoisonné. Seul un double changement, de système politique et de système économique, pourra stopper cela. Sortir du capitalisme et de la société autoritaire va de pair, puisque l’exploitation est directement la conséquence de la domination, sans laquelle il n’y a pas d’exploitation possible. D’un bout à l’autre du monde, dans l’ultime danse des fantômes sur les écrans, tels les ombres du mythe de la caverne, beaucoup d’esclaves modernes ont bien compris que le seul objectif désormais est de prendre nos vies en mains. Non plus seulement pour choisir nos vies, mais aussi pour les sauver. La trajectoire mortifère du capitalisme est indissociable de celle du pouvoir qui l’organise. Un pouvoir qui vise actuellement le contrôle total de nos vies, non seulement pour maximiser ses profits, mais aussi pour surveiller tout ce qui peut menacer son édifice.

« Parler de révolution, c’est faire l’apologie du terrorisme »

En Grèce comme en France, le mot « sécurité » est sur toutes les lèvres. Le gouvernement a baptisé son opération « Loi et ordre » contre toutes les formes de résistance et tous les lieux qu’elles occupent. Jour après jour, morceau par morceau, la parole révolutionnaire va devenir hors-la-loi et la seule expression acceptable reviendra à passer sous les fourches caudines du filtre parlementaire. « Vous voulez changer la société ? Vous n’avez qu’à voter, un point c’est tout » a répondu l’un des ministres concernés, aussitôt soutenu par deux journalistes aux ordres qui buvaient ses paroles en prime-time. « Parler de révolution [sociale], c’est faire l’apologie de la violence, l’apologie du terrorisme. En démocratie, il y a des moyens à la disposition de tous pour faire évoluer la société. Il faut les utiliser ou bien se taire ! » La démocratie représentative se présente comme le seul horizon possible, au cœur du spectacle médiatique façonné à coup de millions d’euros sous le contrôle de la classe dominante. Une classe frappée par des scandales à répétition. Une classe dont l’un des porte-parole, Christos Staikouras, ministre des finances de Mitsotakis, a osé déclarer que « vivre avec 500 euros par mois en Grèce, c’est faire partie de la classe moyenne » (jeudi 27 novembre à la tribune du parlement, durant la présentation du budget 2020).

Si le gouvernement grec s’est braqué aussi brutalement le 20 novembre dernier, en posant son ultimatum contre tous les squats du pays, c’est également parce que la mobilisation commence à l’inquiéter et qu’il veut « en finir au plus vite ». Une mobilisation sous diverses formes, dans un contexte mondial agité. Non seulement la manifestation du 17 novembre (date anniversaire de l’insurrection contre la dictature des Colonels en 1973) a été la plus nombreuse de ces dernières années, mais d’autres types d’actions montent actuellement en puissance et c’est précisément ce que veut endiguer le pouvoir. Parmi celles-ci, il y a évidemment le cas de Rouvikonas, l’un des principaux sujets évoqués par l’entourage de Mitsotakis.