Les faits remontent au samedi 15 juin 2019, jour de la 4ème manifestation de soutien aux prisonniers politiques. Lorsque j’écris ces lignes au propre, nous sommes fin septembre 2019. Si j’ai laissé passer le temps, c’est parce que j’entends sans arrêt (aux promenades pendant les activités) les nouvelles prouesses de certains gardiens peu vertueux (souvent les mêmes) qui ont pu enrichir ce texte ; mais également afin de voir si la procédure disciplinaire serait ou non enclenchée. Plus de trois mois de recul et aucune nouvelle de cette procédure, je peux donc décrire l’ensemble de cette péripétie carcérale.

Ce samedi de la mi-juin, je pensais à l’anniversaire de ma petite sœur qui arrivait le lendemain et comme chaque samedi, un gardien ouvre ma porte à 13h30 pour allez au groupe de gymnastique. Il m’arrive de sauter une ou deux fois par mois ce groupe en restant dans ma cellule soit parce que j’ai mal dormi ou alors occupé à lire, penser, écouter la radio libre de Hambourg, inventer des jeux, écrire… C’était le cas ce samedi, j’informe donc le gardien que je souhaite rester en cellule. En temps normal, le gardien referme la cellule et s’en va. Mais cette fois-ci il reste, regarde un instant dans tous les sens puis soupire. À ce moment là, j’ai eu l’intuition qu’il y avait peut-être à nouveau une manifestation aujourd’hui. Il insiste : « Kommen-sie in Yoga ! » [- Venez au yoga !], je réponds encore une fois « Nein danke, ich will nicht heute » [- Non merci, je ne veux pas aujourd’hui]. Il s’en va en laissant la porte ouverte. 30 secondes plus tard, il revient « So Yoga! » [- Alors, yoga !] « Ich habe nein gesagt ! » [- J’ai dit non !]. La porte se referme. C’est certain, il y a une manifestation aujourd’hui . Je me demande alors s’ils vont me refaire le même coup que la dernière fois avec l’isolement pour rien. 14 heures, l’écho lointain de la manifestation se fait entendre. Après quelques instants, des pas accompagnés de bruits de clefs apparaissent dans le couloir, un frisson me traverse au moment où la clef tournent le verrou de ma porte qui s’ouvre, 4 gardiens sont là (contre 2 le mois dernier), l’un s’écrit :

Lui – « So ! Kommen-sie mit uns in keller ! » [- Allez, venez avec nous au sous-sol !]

Moi – « Warum ? » [- Pourquoi ?]

Lui – « Fur die letzte mal… » [- À cause de la dernière fois…]

Moi – « Eine Frage, warum die zwei erste protest keine problem und jetzt … » [- Juste une question : pourquoi n’y a-t-il pas eu de problèmes pour les deux premières manifs et maintenant… ]

Lui – « Keine Frage ! » [- Pas de questions !]

Moi – « Nein, ich bleibe hier. » [- Non, je reste ici.]

Il me pousse alors gentillement hors de ma cellule, je dis gentillement car je n’ai pas senti la volonté de me faire mal et aussi un peu parce que j’écris depuis cette même prison où tout peut arriver. Je reste une nouvelle fois sans bouger au milieu du couloir, deuxième bousculade. Je m’écrie : « Du hast ein Groß problem, diese knast hat ein groß problem ! » [- Tu as un gros problème, cette prison a un gros problème !] et suis à contre-coeur cette escorte jusqu’au sous-sol. À peine arrivé dans la cellule d’isolement, ce même gardien qui m’avait poussé s’empresse avec une agilité étonnante à enlever le matelas. Juste le temps de dire les deux bras en avant vers mon matelas qui disparaît avec le gardien : « Was ist das !?? » [- Qu’est-ce que c’est que ça !??], la porte se referme. Me voici dans la même cellule que le mois précédent, en présence de ces deux grillages empêchant l’accès à la fenêtre et au radiateur, avec cette fois-ci la subtilité supplémentaire que je n’ai plus de matelas. En ce début de mois de septembre, un détenu de l’étage du dessus me raconte en balade qu’il a aussi eu son matelas enlevé de la cellule d’isolement par le même gardien qui l’a fait avec moi. Sans aucun livre pour s’évader, je me couche sur la plaque métallique du sommier qui permet d’aligner parfaitement mon dos, la petite boule de rage descend au fond de ma gorge, la voie est libre. Un chant spontané et puissant apparaît, il a une tonalité forestière, la mélodie du bois-le-jus. Je pensais l’avoir perdu à jamais, en même temps que l’amour de celle qui l’avait éveillé, quel plaisir de s’y abandonner à nouveau. L’acoustique de la cellule offre une légère résonance insoupçonnée. Le matelas doit quelque part absorber les vibrations alors que le contact directe avec la plaque métallique permet de les accentuer. Après 1h30 de chants que j’ai perçu comme 10 minutes, on me propose d’aller en « Freistunde », en France on dit « promenade ». Ici, c’est littéralement « heure libre ». Marcher en rond dans un sens unique autour d’un morceau de gazon et entouré de barbelé rasoir serait donc une « heure libre ». Il s’agit de l’ancienne promenade que j’ai connu au bâtiment A ! Plutôt que de décaler la promenade à la fin de la manifestation comme le mois précédent, la prison s’est organisée en décalant le lieu de promenade. Dehors, vous avez la thématique policière du maintien de l’ordre, ici, vous avez la gestion carcérale des manifestations de soutien. On idéalise beaucoup trop la police allemande et la prison dans les émissions, séries ou reportages télévisées. En réalité, les deux ont un problème avec la désescalade et le respect de la dignité humaine.

Un étudiant en psychologie qui travaillait également dans le social à Hambourg (accusé de trafic de drogue, sortie il y a près d’un mois d’ici, m’avait raconté en promenade qu’un jour, à la distribution du pain du soir « abend brot », le pain avait des tâches blanches dans sa mie (cela arrive tous les deux mois environs, le pain est alors changé). Il s’est donc plaint auprès du gardien accompagnant la distribution «  Ce pain pourrit, c’est du non-respect de la dignité humaine, la dignité humaine est un amendement de la constitution allemande », le gardien lui a alors répondu « Voilà ce que j’en fais du respect de la dignité humaine » mimant un grand coup de pied dans le vent. Je vous laisse deviner de quel gardien il s’agit.

Fin de promenade, retour à mon étage avec les autres détenus mais le gardien qui m’a poussé et a enlevé le matelas ferme la porte. « Du hast stoß gemacht, muß erklarung mit chef warten » [- Tu as provoqué une bousculade, tu dois attendre pour une explication avec le chef]. « Stoß », je prends mon dictionnaire, « donner un coup, pousser ». Mon sang ne fait qu’un tour, voilà qu’on m’accuse de violence alors que c’est moi qui ai été poussé, cette nouvelle mise en isolement arbitraire ne suffit pas, ils enfoncent le clou. Le lendemain, toujours enfermé dans ma cellule, je demande des explications aux deux gardiens qui accompagnent le repas (faisant parti des quatre venus dans ma cellule la veille). Légèrement gênés, ils me donnent la même explication. J’enrage : « Was ? Ich habe stoß gemacht !? » [- Quoi ? J’ai provoqué une bousculade !?] et claque ma porte qui se referme. Le soir, un gardien permet une assiette d’un repas préparé par les autres détenus de mon étage. Après cette journée et demie enfermé 23h/24 rappelant amèrement le bâtiment A, je reprends un peu de gaieté remerciant d’un « LECKER… LECKER… LECKER ! » [- Délicieux… Délicieux… Délicieux !] (expression culte de notre étage face à un bon plat cuisiné collectivement, également utilisé ironiquement lors de la distribution du repas carcéral). Mais je replonge dans le désespoir à la nuit tombée et ne peut empêcher quelques larmes silencieuses à la pensée que quatre gardiens vont s’accorder dans un témoignage mensonger de violence, comme en écho au triste souvenir du faux témoignage d’outrage et d’incitation direct à la rébellion de la manif Loi travail du 15 septembre 2016. C’est à ce moment là, isolé, impuissant, à la merci de l’institution pénitentiaire et des gardiens que je plonge dans une paranoïa poussée, imaginant des mensonges plus odieux et délirants. Une brochure historique d’action directe contre le nucléaire me vient en tête, les étranges disparitions de militants antinucléaires, les suicides douteux en incarcération. Alors que la pénombre m’envahit, adressant une courte prière céleste, je m’endors paralysé, sans énergie.

Lundi après-midi. Me voici avec le chef du bâtiment pour « l’erklarung » [- l’explication] en présence d’une traductrice par webcam. Il lit le rapport du gardien, j’apprends enfin le motif de l’isolement : « M. Schneider a crié par sa fenêtre », première surprise malhonnête. Il continue la lecture, le gardien reconnaît qu’il m’a « légèrement » poussé face à mon refus d’obtempérer et rien n’est écrit sur le fait que j’aurais poussé ou violenté un gardien, agréable seconde surprise d’honnêteté. Je tiens à insister sur ce point, ces gardiens auraient très bien pu rester sur l’accusation de violence, cela démontre qu’ils ont une certaine dose de vertu. J’explique que je n’ai pas crié, qu’il peut demander à n’importe quel autre détenu de mon étage, confirme qu’il m’a bien poussé « gentillement » sans oublier de mentionner le matelas enlevé – élément oublié malgré son élan d’honnêteté – en précisant que la scène est sûrement visible grâce à la caméra du couloir. Je rappelle au chef du bâtiment que j’avais déjà eu le même problème la dernière fois.

« Le mois dernier, le gardien qui m’a mis en isolement avait répondu à mon questionnement sur le motif [de cette mise à l’isolement] : « Chef hat gesagt » [- C’est le chef qui l’a dit],

Moi – C’est bien vous le chef ? »

Le chef, avec calme et indifférence – « Ce n’était pas moi », tout en continuant à tapoter sur son clavier.

Moi – « C’était qui ?»

Lui – « Je ne sais pas ».

Avant de nous quitter, il m’explique que d’ici une semaine maximum, je recevrai peut-être une procédure disciplinaire pour refus d’obtempérer. Car il y a une règle en prison, il faut obéir même si on ne comprend pas ou trouve l’ordre injuste. Il précise que je peux avoir ma cellule fermée un certain temps, plus d’achat chez le commerçant, plus de radio, de balades… Je lâche :

«– C’est n’importe quoi »

Lui – « Ce n’est pas moi qui décide, c’est le chef. »

Depuis début août le chef de mon bâtiment à changé.

De retour à mon étage, les autres détenus sont consternés et me disant qu’il faut que j’écrive ce qui m’arrive, l’un lance que s’il faut venir témoigner que je n’ai pas crié, il le fera et voici que rapidement l’idée d’une pétition signée par tous les détenus circule, les dix co-détenus signeront unanimement le parchemin fraîchement créé : « Wir bästetigen daß Loïc Schneider nicht geschrien hat ausin fenester dem protest von 15 Juni.» [- Nous confirmons que Loïc Schneider n’a pas crié à la fenêtre lors de la manifestation du 15 juin.]

Comme si une vertu nouvelle venait d’éclore cet été, la relation avec les gardiens s’est améliorée jusqu’à aujourd’hui. Deux autres manifestations de soutien se sont déroulées sans mise à l’isolement, sans non plus décaler l’horaire, ni le lieu de promenade. Retour à la normale. Je peux enfin goûter à la fameuse désescalade. Comme je l’ai précisé en donnant la pétition au chef du bâtiment, je ne souhaite pas porter plainte sur le fait de m’avoir poussé ou enlevé le matelas. Je n’attends rien de vos institutions. Les punitions et sanctions n’ont jamais ôté le mal, il grandi plutôt sous leurs jougs. Le criminologue Alexandre Lassange disait : « La société a les criminels qu’elle mérite ». La police, les tribunaux et la prison, s’employant à réprimer la conséquence, l’acte considéré comme délictuel sans s’attaquer à la cause, ne font que contenir, retenir et cloîtrer ce qui ne peut s’empêcher de naître dans cette société inégalitaire.

***

Le 24 juin, non loin du fameux cachot numéro 16, où se trouvait le bébé oiseau mort 1, un pigeon s’écrase contre la porte de la salle d’audience. Reprenant ses esprits après quelques spasmes désespérés, il réalise (ou bien « elle ») que la gardienne et moi avançons vers lui. Étant au bout du couloir, il considéra ce cul-de-sac par quelques mouvements de tête analytiques. Après une brève hésitation, il s’élance accompagné de battements d’ailes surexcités vers notre position. Contraint de nous mettre dos au mur, il frôle en coup de vent nos visages, puis se cogne quelques mètres plus loin au plafond en pente de l’escalier, avant de s’écraser à nouveau sur le sol, reprenant aussitôt son envol chaotique. Ce pigeon est-il un parent du bébé décédé ? Cela fait plus d’un mois que je l’avais apporté ici. L’odorat humain ne le perçois plus, mais lui a t-il senti son odeur s’échappant de la salle d’audience ?

Le procès commence – enfin c’est un mot quelque peu inapproprié sachant que le commencement du procès fut en décembre 2018. L’audience du jour débute, j’oublie l’oiseau. Alors que le théâtre judiciaire joue sa pièce (les robes se gardent même à huis clos), un coup retentit sur la porte d’où viennent les détenus, je croise le regard interrogateur de la greffière. Dois-je expliquer que c’est un oiseau coincé dans le couloir de la prison ? Trop tard, la palabre judiciaire reprend. Fin d’audience, dispersion. Je regagne le couloir, le pigeon est toujours là. La gardienne me dit qu’elle a donné l’information de l’oiseau bloqué ici mais soupire et ne semble pas convaincue que quelque chose sera fait. Je lui propose d’essayer de le prendre. Après, une première tentative échouée, se retrouvant à nouveau dans le cul-de-sac de notre première rencontre, j’arrive finalement à l’attraper dans son envol, mes deux mains sous ses ailes, découvrant son corps amaigri. Je n’avais jamais réussi à attraper un pigeon. Nous nous regardons, il reste étonnamment calme sans se débattre, sûrement figé d’effroi. La gardienne s’empresse de rouvrir la porte de la salle d’audience. Quelques avocats sont encore là ainsi que le procureur, je me dirige silencieusement vers une fenêtre ouverte, l’oiseau s’envole, libre.

Avec l’aide d’un détenu, la complicité d’une gardienne et sous les yeux du procureur ;

A-t-on déjà vu une si belle évasion ?

1 J’ai pu voir récemment que le cachot n°16, anciennement tombeau volatile, a été nettoyé ?

Illustrations : larueourien.tumblr.com