Nous partions avec le mot « historique » en tête. En 1981, la lutte de Greenham Common en Angleterre devient non-mixte [1] et les femmes gagnent contre les missiles, ce lien entre écologie et féminisme trouve des formes dans différents pays, luttes, s’expérimente et se vit. Pas en France. Ça ne fait pas partie de notre héritage, de notre histoire de lutte. Et c’est un manque. Parce qu’entre Greenham Common et d’autres actions comme celle-ci, c’est une nouvelle force politique qui se déploie.
Bien sûr, éco-féminisme [2] en soi, on ne sait pas trop comment le prendre, qu’en prendre, comment le prendre. C’est aussi une question de mot, une tendance à la méfiance peut-être.
Ce week-end arrive donc, comme le début de quelque chose d’historique, un premier jalon à une force qui se constituerait. Une force en mixité choisie, contre le nucléaire. Et ce, dans le territoire de Bure, territoire blessé par la répression, l’Andra, des années d’acharnement ou d’oubli.

Nous arrivons donc avec une attente, un espoir, car nos mères et nos grand-mères n’ont jamais vécu ça, et de mémoire, nous ne pouvons rien citer de semblable. Le camp est à Montiers-sur-Saulx, à quelques kilomètres du laboratoire où l’Andra prévoit d’enfouir ses déchets nucléaires. Tout le camp est organisé avec brio. Tant organisé que rien ne dépasse.
Nous sommes entre 400 et 500. Il faut le dire, plutôt des militant.e.s venu.e.s de plein de villes, d’endroits politiques différents sans pratiques ou cultures communes.
Et c’est jeune. Je regrette, nous regrettons les vieilles. Ces vieilles qui auraient pu nous raconter des histoires. Car dans cette volonté historique, c’est la volonté d’un antécédent mais aussi celle de nouer l’histoire de nos grands-mères à celle qu’on essaie de construire.
Le week-end était prévu avec des moments divers, concerts, théâtres, repas, ateliers, marche afin que plusieurs pratiques, plusieurs manières de se lier puissent naître. Tout de même, le moment crucial et central était le samedi après-midi, la marche bruyante contre LABOminable.
Avant cela, un grand brief était prévu. Que faire si la police était là, en masse, prête à arrêter, contrôler comme il est habituel dans cette région ? Quels avocats appeler ? Un geste fort d’inclusion pour que chacun.e puisse se sentir à l’aise et en manif et en Meuse, là où la répression fait rage et laisse des souvenirs traumatiques, comme la manif du 15 août 2017.

Nous partons donc, à 85 voitures, pare-choc contre pare-choc, traversant villages et champs. Et la police reste absente. A Montiers, quelques personnes sur les seuils des portes nous saluent. Nous faisons du bruit. Les klaxons se déchaînent et enfin, nous pouvons vivre comme les gens qui font des mariages et qu’on n’a jamais fait ça. Arrivée dans un champ, on se gare sous forme de serpentin (rien n’a jamais été si bien pensé en terme de parking), puis on part. Tout.e.s masqué.es, avec des couleurs, et une immense structure mouvante de chat-radioactif. Quelques flics en début de cortège qui, si l’on marche sur le GR nous laissent tranquilles. Le soleil tape.

Et elles et ils marchèrent dans la forêt. Dans les champs. Sans personne qui ne les regardait. Seuls les objectifs de quelques caméras ou appareil photos les faisaient exister aux yeux du monde. Elles et ils marchèrent jusqu’à arriver sur une plaine plus élevée. Dans le soleil, face à ses champs de culture intensive, au loin, se détachait le squelette massif de l’Andra. Leur ennemi.
Alors, elles et ils allumèrent un feu de ce chat-radioactif, elles et ils crièrent qu’elles et ils étaient « féministes, déter et anticuléaires », et d’autres choses. Un feu d’artifice fut lancé, dans le grand jour. La musique les prit, elles et ils dansèrent. Une mini free-party face aux murs sourds de l’abominable labo.
Certain.e.s voulurent faire peur, une blague, courir vers le labo, que les deux voitures banalisées au bout du chemins s’inquiètent, un minimum. Car, pourquoi dans ce territoire réglé et quadrillé par la police, ils ne sont pas là ? Car nous sommes sans mecs-cis [3], alors ils ne craignent pas. Nous ne voulons pas être gentil.les, c’est humiliant.

Une discussion a lieu pour savoir si ce geste doit être fait, ou non. Une discussion qui se révèle minée, complexe, pleine d’embûches. Disons que porter un geste politique comme celui-ci, venant de tant d’endroits différents est un processus complexe. Une discussion qui ravive des traumatismes que porte ce territoire, charges de flics, contrôles, instructions abusives, ces traumatismes qui coupent les jambes. Et sans parler de traumatismes, on a le droit d’avoir peur, de ne pas vouloir jouer avec le feu. Dire que ce qui s’est passé, en ce samedi 21 septembre est déjà une victoire d’être tout.e.s là, ici, sans contrôle, ni flics. Au fur et à mesure des années, beaucoup de personnes craignaient de venir à Bure, et là, avec ce week-end, c’était une possibilité de mettre de côté sa peur. Mais certain.e.s aimeraient porter un geste plus offensif. Qu’en faire ? Le consensus est-il tenable dans la pensée d’une action politique ? Ne vaudrait-il mieux pas accepter nos différentes tactiques, stratégiques et se porter les un.e.s et les autres depuis ces différences plutôt que de devoir absolument être un.e. Nous ne sommes pas un.e. Nous ne voulons pas l’être. Nous voulons exister dans nos différences et ne pas les penser comme des exclusions mais des endroits et des possibles différents. Mais cela semblait prématuré.

Alors, elles et ils rentrèrent, sans embûches à leur campement. Elles et ils virent une pièce magnifique de théâtre, un concert incroyable, dansèrent. Et de ces liens, de ces moments ensemble, espérèrent que tout cela ne serait qu’un début.

Et ce n’est qu’un début. Soyez-en sûrs. Le début d’une nouvelle histoire, qui peut-être ne sera pas Historique, mais s’écrira en dehors ce grand geste masculin. J’ai commencé ce texte en disant « nous partions avec le mot historique en tête ». Je l’écris presque honteusement. Evidemment ce week-end tente de réhabiliter quelque chose qui n’a pas eu lieu historiquement, le réhabiliter aujourd’hui, partant justement cette histoire que nous n’avons pas, sans faire semblant d’y appartenir, mais en s’en inspirant. Mais pourquoi le premier réflexe serait-il de vouloir occuper, reprendre la scène de cette grande Histoire que nous-même nous décrivons comme écrite par des hommes blancs ? Je le dis en me dénonçant moi-même. Car forcément, on rentre pleine de ce que nous mettions dans ce geste, sans savoir s’il est tout à fait audible, en se voulant plus offensives.
Ce qui est sûr, c’est que poser ce premier geste écrit un premier chapitre d’une littérature peut-être mineure mais qu’il faut habiter, faire exister.

Et la prochaine fois, peut-être que les murs trembleront plus, sans que nous tremblions nous-même, car nous nous sentirons fort.e.s et nombreu.ses à croire qu’il est de première nécessité de se battre depuis l’endroit de la mixité choisie et sans que les différences tactiques soient vécues comme des exclusions mais comme des différences à faire exister.

Et bien sûr, on n’oublie pas que le 28-29, il y a Vent de Bure à Nancy.

 

Notes

[1] La non-mixité est une pratique consistant à organiser des rassemblements réservés aux personnes appartenant à un ou plusieurs groupes sociaux considérés comme opprimés ou discriminés — par exemple les femmes, les membres de minorités ethniques et/ou raciales ou les personnes LGBT — , en excluant la participation de personnes appartenant à d’autres groupes considérés comme potentiellement discriminants (ou oppressifs) conformément à la théorie de la dominance sociale — comme les personnes blanches, hétérosexuelles, cisgenres ou les hommes —, afin de ne pas reproduire les schémas de domination sociale et ainsi libérer la parole. (Wikipedia)

[2] L’écoféminisme est un mouvement né de la conjonction et de l’union de courants de pensées féministes et écologistes.

[3] Une personne cisgenre est une personne dont l’identité de genre où le genre ressenti correspond au sexe biologique, assigné à sa naissance. Par opposition à trangenre.