Vers la fin du droit écrit en Europe et en France ?

« Pays du droit écrit » est un adjectif que l’on appliquait souvent, au XII siècle, à ce que l’on appelle actuellement le « Midi de la France ». A savoir, le Pays Occitan. C’est là qu’eut lieu la première tentative de révolution bourgeoise que l’histoire ait connue. Au XII siècle, la bourgeoisie marchande des principales villes occitanes revendiquait, et implantait de son propre chef, des régimes politiques comportant des avancées démocratiques qui bouleversaient la société féodale. Elle revendiquait également, et s’accordait autant que possible, la liberté des transactions, du prêt avec intérêt, du commerce… des libertés à l’époque révolutionnaires. Le droit écrit était un héritage de l’Empire Romain qui, au XII siècle, permettait de s’opposer au pouvoir discrétionnaire féodal. La règle et la norme raisonnablement utilisées, les lois et circulaires écrites, les contrats écrits… étaient (et restent) les garants de la liberté individuelle, de l’égalité et de l’équité.

Ce sursaut de liberté fut impitoyablement écrasé, au XIII siècle, par la Croisade Albigeoise. Mais la révolution bourgeoise finit par refaire surface au XVI siècle, notamment avec la République de Genève qui fut, avec Calvin et Bèze, une véritable dictature révolutionnaire de la bourgeoisie. Elle inspira, entre autres, le mouvement des puritains de Cromwell au XVII siècle en Angleterre.

Plus tard, avec les Révolutions Américaine et Française, le droit écrit finit par devenir un acquis démocratique global du monde occidental. La révolution bourgeoise a nécessité plus de six siècles. Mais allons-nous, à présent, perdre progressivement ces avancées de plusieurs siècles? A commencer par le droit écrit.

Droit écrit, ça veut dire des lois, des décrets, des circulaires… mais pas seulement. C’est aussi la transparence dans l’application des lois et, par là, notamment, le caractère public, écrit et motivé des décisions de justice.

Si les décisions de justice écrites, avec description de l’affaire et réponse motivée des juges aux arguments des parties, faisaient défaut, alors les lois et décrets perdraient leur signification dès lors qu’il n’y aurait pas de jurisprudence faisant état de la manière dont ils sont interprétés et appliqués dans la pratique

. Il n’y aurait pas, non plus, de garantie de l’égalité effective des citoyens devant la loi et la justice. Ce serait, à terme, le « droit » pour quelques-uns mais le pouvoir discrétionnaire à l’encontre de la grande majorité des citoyens, non pas à cause des juges mais du système mis en place. Sans motivation écrite, et publique, de

tous

les jugements, il n’y a pas de droit écrit.

Mais aujourd’hui, depuis l’entrée en application début 2002 de la Loi nº 2001-539 du 25 juin 2001 promulguée par le gouvernement Jospin, un nombre croissant de pourvois en cassation peut être rejeté sans aucune motivation ni description de l’affaire par une formation de trois juges, voir par exemple:

Une procédure éliminatoire calquée sur celle préalablement introduite au sein de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, voir également :

La choix des milieux politiques français et européens a été très « simple » : comme leur politique antisociale génère de plus en plus de litiges, et qu’il est hors de question d’admettre cette évidence, il faut « en conclure » qu’il y a trop de recours inutiles. « Par conséquent », il faut « préserver le fonctionnement institutionnel » en opposant à cette augmentation du nombre des recours une procédure éliminatoire efficace et dissuasive. Et c’est la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui a permis à la Cour de Cassation de ne pas motiver les refus d’admission actuellement opposés aux pourvois.

Et comment la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui pour les plus de 800 millions d’habitants des pays du Conseil de l’Europe dispose en tout de 45 juges (un proposé par chaque gouvernement) peut-elle matériellement examiner les dizaines de milliers de recours qu’elle reçoit ? Pour 2001, la Cour fait état de 13.858 requêtes enregistrées, voir :

En 2002 et 2003, il y a eu sauf méprise de ma part des numéros d’enregistrement supérieurs à 30.000 chaque année, sans doute jusqu’à environ 40.000. Même à supposer que tous les justiciables s’étant adressés à la Cour ne renvoient pas le formulaire qui leur est transmis, et qu’une partie d’entre eux renonce en cours de route, ces chiffres ne présentent aucun rapport avec les moins de 1000 affaires jugées tous les ans en audience publique et avec un arrêt motivé, dont fait état le site de la CEDH.

Avec tout le respect dû aux magistrats et à l’institution, combien de temps consacre, en moyenne, un juge de la Cour Européenne des Droits de l’Homme à une requête, même au stade de la « phase éliminatoire » qui nécessite l’unanimité de trois juges et qui peut également en impliquer deux autres (rapporteur, « juge national ») ? La question a déjà été soulevée ici lors des débats, mais le résultat d’un calcul simple ne paraît pas de nature à rassurer les justiciables.

La question des moyens de la justice et du temps consacré par les juges aux actions des citoyens n’est pas une simple affaire d’intendance, ni d’ « optimisation des ressources ». C’est

l’indicateur d’un problème politique

, où il en va de la notion même de démocratie et où les responsabilités appartiennent à ceux qui gouvernent et légifèrent. Par définition, les magistrats ne sont que des exécutants de la volonté du législateur.

Luis Gonzalez-Mestres

luisgm@free.fr