Dans les périodes de repli social et de grande confusion idéologique telle que celle que nous vivons, les discours réactionnaires reviennent en force pour défendre des rapports sociaux fondés sur la domination, l’oppression et l’exploitation.

La défense de l’ordre social hiérarchique et des inégalités existantes, le renforcement des rapports sociaux d’oppression prend parfois des formes inattendues, se cachant parfois derrière une rhétorique « révolutionnaire », « alternative », « rebelle », « critique » et « anticonformiste ». Inattendues en apparence seulement, puisque nous verrons que dans l’histoire du mouvement ouvrier, de telles dynamiques ne sont pas nouvelles, et que les militant·e·s révolutionnaires ont dû y faire face à intervalles réguliers.

La réaction « alternative » et « antitechnologique »

Après deux années de déferlantes lesbophobes, homophobes et transphobes autour de la « manif pour tous », on a vu ainsi apparaître une série de textes s’en prenant violemment au mouvement féministe, aux mouvements LGBT, en provenance d’auteurs se revendiquant « militants révolutionnaires », « marxistes » ou « libertaires », « militant·e·s antitechnologiques ».

Le mouvement féministe et les mouvements LGBT y sont accusés, pèle-mêle, d’être les chevaux de Troie de l’idéologie libérale, de l’asservissement et la marchandisation du vivant par la technologie, de promouvoir une logique eugéniste, de servir de « diversion » visant à éloigner les exploité·e·s de la lutte des classe. Présentés comme des « lobbys » souhaitant imposer leur vision du monde individualiste, égoiste et libérale à la société, et bénéficiant de puissant relais au sein de la classe capitaliste, les mouvements féministes et LGBT sont ainsi violemment pris à partie par des auteurs tels que PMO, Alexis Escudero, Jacques Wajnsztejn ou Jean-Claude Michéa.

Ces auteurs trouvent échos dans les milieux progressiste comme dans un certain milieu libertaire, puisque leurs ouvrages sont diffusés dans des librairies « libertaires » ou « alternatives » et qu’ils sont invités, promus et défendus dans des salons « libertaires » ou « alternatifs ». Pour certains d’entre eux, cette violente charge contre les mouvements féministes et LGBT s’accompagne d’une charge contre les mouvements antiracistes et antifascistes, accusés les uns comme les autres de faire office de « police de la pensée » et de « dévier de la lutte des classes ».

Le renouveau d’un vieux thème : opposer la classe ouvrière aux minorités opprimé·e·s

Cette rhétorique n’est pas nouvelle dans le mouvement ouvrier. Déjà aux moments de l’affaire Dreyfus, une frange du mouvement ouvrier refuse toute lutte contre l’antisémitisme en considérant qu’il s’agit là d’une lutte qui vise à éloigner la classe ouvrière et le mouvement socialiste de la lutte des classes. Soit parce qu’ils sont imprégnés par des préjugés antisémite, soit parce qu’ils considèrent que cette lutte est un cheval de Troie de la bourgeoisie pour l’amener sur le terrain de la défense du libéralisme bourgeois et républicain, ou souvent, les deux à la fois. Cet axe idéologique opposant « classe ouvrière aux minorités opprimées » deviendra un thème mobilisateur du courant socialiste-national, et plus tard, du fascisme.

Le fait qu’un auteur comme Michéa considère que le dévoiement du socialisme en France, le recul de son orientation révolutionnaire et classiste, comme trouvant son origine dans l’affaire Dreyfus, n’a rien d’un hasard.

Une vision mythique de la classe ouvrière, et des classes opprimées

Ce type de discours repose sur une vision complètement mythique de la classe ouvrière et plus globalement du prolétariat, réduit, selon les cas, aux ouvriers hommes, blancs, hétérosexuels, de culture chrétienne. Elle repose sur la négation de toutes les autres composantes du prolétariat, leur invisibilisation, ou la négation des conditions matérielles spécifiques que subissent ces catégories opprimé·e·s, qui conjugue oppression et exploitation capitaliste et oppression raciste, sexiste, lesbophobe, homophobe ou transphobe.

En niant la situation matérielle concrète des femmes, des LGBT, des personnes racisé·e·s, les tenants de ces discours peuvent procéder ainsi par inversion de la réalité, et présenter des groupes opprimés à plusieurs titres (pour leur position dans les rapports sociaux capitalistes, racistes et patriarcaux) comme des groupes « dominants », « imposant leur revendication ».

Car ces groupes sont présentés comme organisés en « lobbys » puissants, alors qu’ils sont globalement marginalisés par rapport aux espaces de décisions politiques, économiques et sociaux. Alors qu’ils sont la cible directe de violences physiques, psychologiques, justifiées par l’idéologie dominante.

Ce type de discours est non seulement la négation de l’oppression concrète que subissent les femmes, les LGBT, les personnes racisé·e·s, mais participent à invisibiliser femmes, LGBT et personnes racisé·e·s du prolétariat. Elle empêche l’unification du prolétariat face à la bourgeoisie en renforçant la division de celui-ci, mais aussi en renforçant des systèmes d’oppressions spécifiques qui, s’ils sont distincts et autonomes du systèmes capitalistes, convergent avec celui-ci puisqu’ils participent au renforcement global des rapports sociaux hiérarchiques.

Libéralisme alternatif, libéralisme libertaire et oppression

Lorsque ce type de discours est attaqué pour ce qu’il est, un vecteur d’idéologies justifiant l’oppression concrète de groupes sociaux, ses auteurs et leurs soutiens adoptent des stratégies de défense que l’on peut identifier comme s’appuyant sur l’idéologie libérale et une définition de la liberté comme étant celle du « renard dans le poulailler ».

Le premier axe de cette stratégie est de justifier la diffusion d’un discours réactionnaire au nom de la sacro-sainte « liberté d’expression », et à partir de cette position, de fustiger ceux et celles qui s’y opposent ou qui dénoncent le fait de donner une tribune supplémentaire à des discours déjà omniprésents dans l’espace public tant ils sont portés par l’idéologie dominante comme des « censeurs », des « staliniens » ou des « fascistes ».

Cette approche libérale trouve son appui dans une définition dévoyée de la liberté, qui n’est en fait en terme concret que la « liberté » des dominant·e·s d’écraser les dominé·e·s.

C’est le discours utilisé par les racistes pour justifier la diffusion de leur discours, et présenter les antiracistes comme les tenants de la « police de la pensée », tout comme c’est le discours utilisé par les masculinistes, les lesbophobes, homophobes et transphobes qui présentent les féministes et les militant·e·s LGBT comme des « staliniens » imposant leur idées.

Plutôt que de défendre une « liberté d’expression » abstraite, il nous semble plus pertinent de défendre la libre critique par les opprimé·e·s des institutions d’oppression quelles qu’elles soient, de défendre la possibilité concrète pour les opprimé·e·s de s’exprimer face à l’omniprésence du discours des oppresseurs qui justifie leur écrasement. C’est cette approche matérialiste, et non idéaliste, de la liberté qui nous permet de déjouer le détournement orwellien du discours forgé dans les luttes d’émancipation sociales pour en faire une justification de l’ordre dominant.

Violence et oppression au sein de la « famille » politique

Le second axe de cette stratégie repose sur ce que l’on pourrait appeler une conception « familliale » de l’action politique. Celle qui consiste à considérer qu’une pensée, un discours, sous prétexte qu’ils sont tenus par un membre de la même « famille » politique, reconnu pour ses contributions sur d’autres sujets, ne saurait être qualifié de réactionnaire, même s’il aboutit à justifier et accroître l’écrasement d’un groupe opprimé. C’est un avatar de la « pensée magique » : selon cette approche, le simple fait de se définir comme « libertaire », « révolutionnaire », donnerait à des discours habituellement tenus par des réactionnaires patentés une dimension toute différente, progressiste, libertaire, révolutionnaire. Une telle approche nie tout simplement la possibilité même de l’influence de l’idéologie dominante sur des mouvements, groupes, organisations, « milieux », définis comme progressistes, alternatifs ou « révolutionnaires ». Un discours qui, tenu par un adversaire politique identifié, susciterait la dénonciation et la réprobation, devient tout à coup, lorsqu’il est tenu par un membre de la « famille politique », une courageuse volonté de « débattre » loin du « politiquement correct ». Cette approche interdit d’analyser les discours sur la base de leur effet concret, mais aussi rend impossible toute critique argumentée qualifiant ce discours pour ce qu’il est, puisqu’elle est immédiatement disqualifiée comme étant un avatar du « politiquement correct » et de la « police de la pensée ».

Pour nous le caractère émancipateur d’un discours dépend de son effet positif concret sur l’ensemble des opprimé·e·s et des exploité·e·s, sur sa capacité à développer la solidarité entre opprimé·e·s, à briser l’ordre social hiérarchique et les différents systèmes de domination, et non sur une posture « rebelle », « anticonformiste ». Nous récusons la conception libérale du « débat » qui nie la réalité sociale : dans une société où les idéologies justifiant la domination et l’oppression bénéficient déjà d’une omniprésence grâce aux médias de masse, nous refusons la tendance à leur donner une tribune de plus au nom de la « liberté d’expression » et du « refus de la censure ». Car cette tendance revient, en réalité, à priver les groupes opprimé·e·s des rares espaces dont ils disposent pour défendre leurs intérêts s’organiser et lutter pour changer la société dans un sens égalitaire.

Groupe de Lyon

https://www.c-g-a.org/motion/les-nouveaux-visages-de-la-reaction-anticonformisme-et-liberalisme-en-milieu-alternatif