CONTRACEPTION ET AVORTEMENT : LES PRATIQUES D’ANTAN

Nous vous présentons cette semaine le 9e volet de notre dossier sur la contraception et l’avortement libres et gratuits.
Avec Francis Ronsin, historien, nous évoquons la situation des femmes à la fin du siècle dernier et lors les premières décennies du XXe.

ML [Monde Libertaire] : Quelle est la situation juridique, en France, à la fin du XIXe siècle, en matière d’avortement et de contraception ?

Francis Ronsin [FR] : L’avortement était interdit, bien sûr, comme dans tout le monde occidental depuis l’Antiquité, mais il y avait un vide juridique en ce qui concerne la contraception.

ML : A quels moyens avait-on alors recours pour tenter d’éviter les naissances ?

FR : On a tout d’abord une pratique, liée la misère sociale, qui a presque disparu, mais qui à l’époque a une grande importance : c’est l’infanticide. Infanticide pratiqué par des personnes isolées, désarmées. C’est, par exemple, le cas, en région parisienne, de jeunes filles placées comme domestiques et qui, enceintes – et souvent d’ailleurs du fait de leur patron ou du fils de leur patron – se retrouvent, pour cela, renvoyées et sans aucune relation à Paris. Elles se débrouillent alors toutes seules. Ce sont souvent leurs enfants que l’on retrouve dans les poubelles. On en trouve par moment presque un par jour. Là, c’est le degré de misère absolue.

ML : Que se passe-t-il alors dans les autres milieux ?

FR : Dans les milieux plus aisés, se sont formés de véritables réseaux d’infanticides. On peut lire régulièrement dans la presse des petites annonces proposant d’élever un enfant jusqu’à sa majorité, contre le versement d’une somme forfaitaire, d’ailleurs pas très élevée. Les parents perdant en principe tout contact avec le bébé, on imagine facilement que cet enfant une fois le capital versé, mourra dès les premiers froids !

Ce sont des systèmes qui sont dénoncés couramment, sans pouvoir aller, faute de preuve, jusqu’à la répression.

Les avortements demandent des contacts, des relations avec quelqu’un qui connaît une technique, ou à la limite qui prétend l’avoir acquise. Il y a bien sûr ces réseaux de faiseuses d’anges, de bonnes adresses qu’on se donne entre femmes, où que les hommes communiquent à leurs compagnes. Il y a également des publicités plus ou moins déguisées qui tournent généralement autour de formules permettant le retour des règles. Ce sont des potions, des propositions de consultation que bien des femmes savent traduire par des adresses d’avorteuses et d’avorteurs.

Les recettes sont plus ou moins dangereuses, plus ou moins efficaces. Lorsqu’il s’agit de tisanes, ou de retenir sa respiration pendant un certain temps, il n’y a pas tellement de risques.

Au contraire, le système le plus courant des sondes plus ou moins bien stérilisées, susceptibles de causer de très graves infections, que l’on tente de soigner dans la clandestinité est un procédé barbare et dangereux.

ML : Quelles étaient les méthodes contraceptives ?

FR : Les méthodes utilisées étaient des méthodes connues depuis l’Antiquité. De nombreux traités médicaux anciens mentionnent des recettes de contraception. La méthode signalée comme la plus courante est celle du retrait masculin. On a également recours aux lavements intimes féminins, aux préservatifs masculins (qui au XIXe siècle sont écologiques, puisque faits avec des intestins d’agneaux, et réutilisables !) et aux préservatifs féminins : éponges, houppettes, mouchoirs, enduits de produits censés avoir des vertus spermicides plus ou moins efficaces – le vinaigre, par exemple !

Reste une inconnue : la fréquence du recours aux méthodes dites « contre-nature », dont on ne parle pour ainsi dire jamais dans les ouvrages traitant de contraception. Les auteurs d’ouvrages pornographiques ou érotiques, de chansons grivoises les décrivent pourtant fréquemment, ce qui prouve que la pratique pouvait être relativement courante. Il serait étonnant d’ailleurs que des gens n’aient pas vu le rapport entre la contraception et ces pratiques érotiques.

ML : Quelle est l’origine du mouvement néo-malthusien, qui s’est battu pour améliorer ces pratiques ?

FR : Le mouvement néo-malthusien français est un mouvement qui a une double origine. Une origine militante révolutionnaire très largement liée au courant libertaire. Avec une opposition de certaines tendances du courant, en particulier de certains communistes-anarchistes, qui ont alors un grand prestige. Ceux-ci repoussent le mouvement néo-malthusien, comme ils repoussent le syndicalisme, comme ils repoussent tout ce qui fait dévier de la pure spéculation sociale et qui est taxé par eux de réformisme. Le deuxième « père » de la pensée néo-malthusienne, c’est bien entendu Malthus. Père totalement trahi d’ailleurs. Malthus était pasteur, et s’il était favorable à la limitation des naissances dans les classes populaires, il s’agissait pour lui d’écarter le péril révolutionnaire. Les méthodes qu’il préconisait étaient les méthodes que sa morale pouvait approuver : mariage tardif, relations sexuelles espacées et limitées au cadre du mariage.

Les néo-malthusiens, sous ces deux influences, vont faire un mélange « personnel ». Ils luttent pour la limitation des naissances dans les classes populaires, qui sont, il est vrai, les plus prolifiques, les moins éduquées, et font de la « procréation consciente » un encouragement à la libération sexuelle, à l’agitation révolutionnaire.

ML : En quoi consiste leur discours ?

FR : Ils ont une grande variété d’arguments, selon les publics à qui ils s’adressent. Face à des révolutionnaires, ils remarquent qu’un ouvrier ayant de nombreux enfants est rarement syndiqué, ne fait pas grève parce qu’il est pris à la gorge et qu’il est donc un esclave servile pour le patron.

Lorsqu’ils s’adressent à des ouvriers peut-être moins conscients politiquement, ils leurs expliquent que – je reprends une de leurs formules – lorsque plusieurs ouvriers se pressent à la porte d’un patron pour avoir un emploi, les salaires baissent ; lorsque plusieurs patrons sont à la recherche d’un ouvrier, les salaires montent. L’avantage de l’ouvrier est d’avoir moins d’enfants.

Ils s’adressent aussi aux parents, en leur expliquant que les enfants qui naîtront nombreux dans une famille défavorisée seront réduits à perpétuer leur misère et à devenir de la « chair à plaisir », de la « chair à travail », de la « chair à canon » à l’usage des bourgeois. Ils s’adressent à la société en disant qu’il vaut mieux employer des méthodes préventives peu dangereuses que des méthodes tardives : avortements et infanticides.

Ce discours s’adresse très fréquemment aux femmes. Paul Robin, le précurseur du néo-malthusianisme en France, était un féministe et un grand ami des femmes. Sa vie privée est une suite de rencontres féminines et il a toujours été très attentif à tous les aspects de la condition et de la personnalité féminine (n’a-t-il pas été jusqu’à tenter la création d’un syndicat de prostituées ?). Dans sa définition des vertus d’une méthode contraceptive, il jugeait essentiel que les femmes puissent l’utiliser, la maîtriser elles-mêmes.

Ce discours à l’adresse des femmes prend alors beaucoup d’importance dans le mouvement, parce que rapidement on prend conscience que c’est la un point décisif : il faut convaincre les femmes. C’est par les femmes que l’on pourra avancer.

ML : Le mouvement néo-malthusien est-il suivi par le mouvement syndicaliste, particulièrement important à l’époque ?

FR : Oui, il y a une très forte adhésion. Les dirigeants de la CGT, qui sont des anarcho-syndicalistes, participent à des meetings néo-malthusiens. La CGT imprime le même type de tracts et le même type de papillons gommés que collent les organisations néo-malthusiennes dans les lieux publics. Ce sont les mêmes, avec les mêmes textes, mais qui au lieu d’être signés « Régénération », par exemple, sont signés CGT. Des sections néo-malthusiennes sont fondées dans les Bourses du travail, avec des heures de réception, de visites.

ML : Et dans d’autres courants, pacifistes, féministes… ?

FR : L’adhésion est très forte également dans le courant pacifiste. Le néo-malthusianisme est foncièrement pacifiste. Il y a des féministes indifférentes, ou même hostiles car trop imprégnées de la morale traditionnelle ; toutefois de grandes personnalités de l’histoire du féminisme participeront à ce mouvement. Je pense à Gabrielle Petit, Nelly Roussel, à Madeleine Pelletier et à bien d’autres…

ML : Quelle est la position des néo-malthusiens sur l’avortement ?

FR : Il y a deux discours : le premier qui présente l’avortement comme une épreuve catastrophique pour bien des femmes, et qui défend l’idée que la contraception permet de l’éviter. Le second qui, à l’opposé, rapproche l’avortement d’une méthode contraceptive. Du fait de leur origine anarchiste, les militants ne demandent pas une bonne loi à la Chambre qu’ils considèrent comme une Chambre bourgeoise et qu’ils insultent régulièrement, mais l’arrêt de la répression. Ils relèvent donc systématiquement dans la presse les très fréquents faits divers relatant des tentatives d’avortements dramatiques. Ils suivent les procès et prennent systématiquement la défense des avortées et des avorteuses.

ML : Quels sont les autres moyens de propagande utilisés ?

FR : Les néo-malthusiens font des journaux, éditent des tracts, des brochures, des livres, donnent des consultations. Ils organisent des conférences, avec en général une partie théorique et une description pratique des méthodes contraceptives.

ML : Comment les autorités réagissaient-elles ?

FR : Les condamnations, amendes, emprisonnements ont commencé à pleuvoir sur les néo-malthusiens. Leur activité, avant 1920, n’est pas interdite, sauf à la comprendre comme pornographique. Aussi les peines qu’ils subissent sont liées aux « atteintes aux bonnes mœurs ». Très souvent, d’ailleurs, il s’agit de provocations menées par de puissantes ligues « pour la défense de la morale publique » ou « Alliance nationale pour l’accroissement de la population française ». En revanche, ils bénéficient en général du régime de la prison politique, ce qui est pour le moins curieux : être condamné pour outrage à la morale publique et se retrouvent au quartier politique de la Santé… La répression s’abat mais avec mauvaise conscience, mais la guerre de 1914, la propagande néo-malthusienne va être assimilée à une trahison nationale, puisqu’elle cherche à réduire le nombre de petits soldats. Elle va quasiment devoir s’interrompre. Après 1918, la volonté de réprimer devient féroce, d’autant qu’accède au pouvoir une Chambre d’extrême droite, la Chambre « bleue horizon ».

Alors est votée la loi de 1920, qui interdit toute propagande en faveur de la limitation des naissances et toutes divulgations des procédés la permettant. Cela touche bien sûr la contraception, mais aussi l’avortement, la seule chose qui échappe à la loi, c’est le préservatif masculin, au nom de la lutte contre les maladies vénériennes. Il reste en vente, mais il est interdit de dire qu’il pourrait servir à limiter les naissances. On en est toujours là… L’avortement fait, de plus, l’objet d’une loi séparée en 1923. Jusque là il était considéré comme un crime et poursuivi en tant que tel en assises, devant des jurés. Or l’expérience avait prouvé que les jurés se montraient généralement compréhensifs. Après 1923, l’avortement ne sera donc plus un crime, mais un délit. Il sera ainsi poursuivi en correctionnelle, sans jury, mais avec un juge professionnel qui est incité à se montrer féroce. Les peines vont être très lourdes et tomber systématiquement. On va s’acharner sur les avortées et les avorteuses. Sous le gouvernement Vichy, elles seront passibles de la guillotine. Les néo-malthusiens, pour continuer leur lutte dans ces conditions particulièrement répressives, vont devoir redoubler d’imagination et de vigilance… Le plus actif, disciple de Paul Robin, Eugène Humbert, est pourtant mort en prison.

Propos recueillis par Nathalie Brémand

FRANCIS RONSIN
Il est maître de conférences à l’université Paris VII-Jussieu. Il est l’auteur de La Grève des ventres, propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France (XIXe et XXe siècles), édition Aubier, 1980. Et avec Roger-Henri Guerrand, il vient de publier aux éditions La Découverte, en 1990 : Le Sexe apprivoisé, Jeanne Humbert et le contrôle des naissances. Ces ouvrages sont en vente à la librairie du Monde Libertaire.

Le Monde Libertaire – N° 810 – 10 au 16 janvier 1991 – P. 4.