Depuis l’époque des colonies françaises en Afrique du Nord, les habitantes et les habitants de cette région ne cessent d’être traité·e·s comme des indésirables par les autorités de la République. Le traitement policier est l’aspect le plus flagrant de cette discrimination qui se reproduit incessamment. Contrôles au faciès, incarcérations arbitraires, discriminations à l’embauche et au logement sont le lot des individus étiquetés comme « nord-africains » exilés en France.

1. Un statut spécifique pour les immigrés nord-africains et la lutte contre le FLN

Les immigrés nord-africains issus de la colonisation française sont soumis depuis le début de leur présence en France à des dispositifs d’exception. Les Algériennes et les Algériens sont assigné·e·s à partir de 1834 au statut d’« indigènes musulmans sujets français » tandis que les Marocains et les Tunisiens sont désignés comme des « protégés français ». Ces différentes classifications avaient en commun de ne pas attribuer la citoyenneté aux populations concernées. Exposé à leur criminalité prétendument spécifique, le conseil de Paris crée une nouvelle unité de police, la Brigade nord-africaine (BNA) en décembre 1923. Son rôle est par exemple d’interpeller des « indigènes » signalés par leurs employeurs pour « cessation injustifiée du travail ». Plusieurs de ses directeurs entrent dans l’administration de Vichy par la suite. L’un d’entre eux devient chef du « Service des étrangers et des affaires juives » en octobre 1940 [1].

Avant même l’achèvement de la Seconde Guerre mondiale, la police continue de rafler des « Nord-Africains » pour remédier aux « problèmes d’ordre public » posés par « certains soldats coloniaux » comme en décembre 1944. Ces « arrestations préventives » se multiplient en septembre 1950 et en avril 1951 sous l’autorité du préfet Roger Léonard dont l’un des objectifs est d’interpeller les Algériennes et les Algériens qui participent aux réunions interdites du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) [2]. À l’occasion des manifestations du 1er mai, 1 800 Algériens furent arrêtés. Des contrôles étaient effectués en amont du cortège et débouchaient sur l’interpellation systématique des « Nord-Africains ». Le 8 décembre, près de 6 000 sont appréhendés et conduits dans des postes de police ainsi qu’à l’ancien hôpital Beaujon et au parc Monceau réquisitionnés. Le 14 juillet 1953, la police réprime violemment une manifestation à laquelle participe le MTLD2. Sept morts et 40 blessés par balle sont recensés parmi les manifestants.

Après cet épisode, la Brigade des agressions et violences (BAV) voit le jour à l’initiative de la préfecture. Chargée une nouvelle fois de répondre au « problème » de la « criminalité nord-africaine », elle se transforme progressivement en une « brigade antiterroriste » afin de lutter contre le nationalisme algérien [3]. La première semaine d’août 1955, elle procède au bouclage complet du quartier de la Goutte-d’Or dans le 18e arrondissement de Paris en répression à une manifestation d’Algériens devant le poste de police suite à l’interpellation très musclée d’un voleur à la tire le 30 juillet. Le périmètre est interdit à toutes celles et tous ceux qui n’y travaillent pas ou n’y habitent pas. De plus, des « raids » sont effectués par la BAV la nuit dans les rues du 18e dans le but « d’épurer le milieu nord-africain ». Elle réprime aussi vigoureusement la grève et la manifestation du 9 mars 1956 en protestation au vote des pouvoirs spéciaux à l’Assemblée nationale [4]. Dès 1957, en vertu de l’extension d’une partie des pouvoirs spéciaux accordés pour l’Algérie à la Métropole, l’internement est pratiqué. Des Centres d’assignation à résidence surveillée (CARS) sont ouverts et utilisés par le préfet de police de Paris Maurice Papon (ancien secrétaire général à la préfecture de Gironde sous Vichy, il eut un rôle considérable dans la déportation des juifs présents en France) afin de réprimer les « personnes dangereuses pour la sécurité publique à raison de l’aide matérielle qu’elles apportent aux rebelles des départements algériens ».

Un simple arrêté préfectoral basé sur des rapports de renseignements généraux suffit à y interner des individus. Des dizaines de milliers d’Algériens sont parqués dans ces centres pendant plusieurs mois voire plusieurs années. À Paris, ils sont conduits notamment dans les gymnases Jaurès, Japy et même au Vélodrome d’Hiver. Un « centre d’identification » est également mis en service dans le bois de Vincennes, à l’emplacement actuel du centre de rétention administrative (CRA) et « accueillait » les Algériens interpellés pour « vérifications d’identité » et pour des interrogatoires non soumis à procédure judiciaire qui avaient pour but de renvoyer une partie d’entre eux dans leur « douar (« village » en arabe, NDLR) d’origine ». Le ministère de l’Intérieur érige à cet effet le « fichier Z » recensant « tous les individus dangereux résidant en métropole » et particulièrement les « militants nationalistes » [5].

En 1958, Papon crée le Service de coordination des affaires algériennes (SCAA) destiné à la menée de la « guerre contre-révolutionnaire » dont l’action était soutenue par le Groupe de travail interministériel d’action psychologique (GAP) et qui consistait notamment en des déménagements forcés d’Algériens d’hôtel en hôtel au cours de ladite « opération meublée » destinée à déstabiliser le Front de libération nationale (FLN). Il met également sur pied le Service d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie (SAT-FMA) en s’appuyant sur des bureaux de renseignements spécialisés (BRS) disséminés aux portes de Paris. Le SAT fiche les FMA de façon quasi généralisée et gère le Centre d’identification de Vincennes (CIV) [6]. Il lance ensuite la Force de police auxiliaire (FPA) composée de « harkis », c’est-à-dire de FMA opposés au FLN. La réquisition d’hôtels « bastions du FLN », l’expulsion de leurs locataires et la contre-propagande dans les débits de boisson « arabes » sont ses principaux faits d’armes. Elle bénéficie des attributions de police municipale et n’a aucun compte à rendre à une quelconque institution judiciaire. Elle conserve les Algériens dans ses locaux en attendant leur déportation au CIV ou dans un camp d’assignation à résidence et utilise en outre fréquemment la torture [7]. Celle-ci consiste par exemple à ligoter la personne interrogée, à la priver de sommeil et d’intimité pendant plusieurs heures ou plusieurs jours, à la passer à tabac à coup de poings, de pieds et de manchettes sur les parties sensibles du corps telles que les cervicales, les côtes, l’estomac ou les organes sexuels.

Durant l’année 1961, des plaintes de FMA affluent dans les commissariats de police parisiens et détaillent d’importants sévices subis par les personnes plaignantes : dépouillement de leur argent et de leurs effets personnels, confiscation et destruction des papiers d’identité, gifles, coups de bâton, passages à tabac, ingestion forcée de cigarettes et d’eau additionnée d’eau de javel, brûlures et coups de poing. Bien sûr, l’Inspection générale des services (IGS) qui recueille ses plaintes les classe sans suite quasi systématiquement. La justification des crimes comme de leur passage aux oubliettes est le plus souvent la nécessité de lutter ardemment contre le « terrorisme ». Le 4 octobre, un compte-rendu de réunion du Service de coordination des informations nord-africaines (SCINA) s’insurge contre « l’indulgence constante des tribunaux répressifs dont la mansuétude, frisant parfois la carence, est devenue à la longue une véritable invitation aux citoyens paisibles de faire “leur justice” eux-mêmes » et abonde dans le sens des « groupes contre-terroristes » apparus en métropole. Les assassinats d’Algériens s’y multiplient sans que l’on en connaisse les raisons exactes. Les enquêtes attribuent pour la plupart d’entre elles la responsabilité de ces assassinats au FLN [8].

2. Les massacres du 17 octobre 1961

Le 19 septembre 1961, 100 harkis sont transférés près des bidonvilles de Nanterre. Ils se livrent quotidiennement à du saccage en défonçant les portes des baraques, en volant l’argent et les biens des habitantes et habitants, en tabassant les hommes, en vidant les épiceries, en crevant les pneus des véhicules et en déchirant les papiers d’identité. La préfecture lance dans le même temps la « brigade Z » dite également « brigade des démolisseurs » ou « brigade des casseurs ». Composée d’hommes en bleu de travail munis de masses et d’arrache-clous protégés par des agents en uniforme armés de mitraillettes, leur mission consiste à démolir toutes les nouvelles constructions et extensions et à jeter à la rue les familles qui y résident [9]. Le 5 octobre 1961, la préfecture publie un communiqué conseillant « de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement de 20h30 à 5h30 du matin ». Il est également « très vivement recommandé aux Français musulmans de circuler isolément, les petits groupes risquant de paraître suspects aux rondes et aux patrouilles de police » dans l’optique pour le gouvernement de « mettre un terme sans délai aux agissements criminels des terroristes algériens » [10].

Le 13 octobre, le ministre de l’Intérieur Roger Frey annonce une augmentation du budget de la police pour l’achat de nouvelles armes, la distribution de gilets pare-balles, l’intensification des contrôles dans la rue ainsi qu’une réforme législative pour traiter plus durement les militants armés du FLN. Cette initiative fait suite à une demande du « Comité permanent de défense » mis en place par le Syndicat général de la police (SGP) et trois autres syndicats. Une dizaine de jours auparavant, Papon avait donné carte blanche à ses services en cas de liquidation de Nord-Africain en laissant notamment une arme sur le corps du défunt [11]. Pour toute l’année 1961, 246 informations judiciaires pour morts violentes sont ouvertes concernant des décès d’Algériens. Ces personnes sont jetées à la Seine, emmenées au bois de Boulogne, de Vincennes ou dans des vergers isolés avant d’êtres battues ou étranglées. Rarement les enquêtes, lorsqu’elles sont menées, aboutissent à quoi que ce soit [12].

Le 17 octobre, entre 20 000 et 30 000 Algériennes et Algériens manifestent dans Paris contre le couvre-feu à l’appel de la Fédération de France du FLN. Plusieurs dizaines sont tués, plusieurs centaines blessés et plus de 11 000 arrêtés puis conduits au Palais des sports, au stade de Coubertin, au Parc des expositions, au CIV ou encore dans la cour de la préfecture de police qui réquisitionne les bus de la RATP pour mener à bien cette gigantesque rafle [13]. Entre le pont de Neuilly et la place de l’Étoile, les policiers attaquent les manifestantes et les manifestants avec des matraques, des crosses de fusils, des barres d’acier et des manches de pioche. Les coups sont portés le plus violemment possible à la tête et au ventre dans l’intention manifeste de tuer. Le commissaire principal de Neuilly Pierre Mézière affirme dans un rapport que « la police a dû tirer pour riposter à de nombreux coups de feu venant des manifestants » alors qu’elle a sans aucun doute ouvert le feu en premier. Elle ferme les deux extrémités du pont de Neuilly pour prendre en tenaille les Algériennes et les Algériens avant de les matraquer violemment. Les corps des hommes blessés ou inconscients sont jetés dans la Seine. Le lendemain, de nouvelles munitions sont distribuées aux agents pour remplir leurs chargeurs afin qu’ils puissent en cas d’enquête témoigner qu’ils n’ont pas tiré. Tard dans la nuit, des petites unités de policiers mobiles continuent de tuer seules ou en groupe dans des lieux écartés de la banlieue ouest. D’autres Algériens sont jetés dans la Seine au Pont-Neuf d’Argenteuil, au pont de Bezons et au pont d’Asnières où le policier Gérard Monate vit les conducteurs et les passagers descendre de leur bus pour prêter main-forte aux policiers. Les attaques suivent le même schéma ailleurs dans la capitale. Devant le pont Saint-Michel, la police aligne un cordon et prend en tenaille des centaines d’Algériennes et d’Algériens à l’intersection du boulevard Saint-Germain avant de les attaquer avec une grande violence. Plusieurs témoins décrivent les féroces attaques des policiers, les vitres cédant sous le poids de la foule et la fuite des manifestantes et des manifestants qui laissent derrière eux des mares de sang et des tas de chaussures, de bérets et d’écharpes. Sur le pont, la police charge et jette trois Algériens dans la Seine. À trois occasions, la police tire sur les Algériens dans le dédale de ruelles situé entre le boulevard Saint-Michel et la rue de Vaugirard. Place Saint-Sulpice à 22h15, un groupe de policiers fait feu à au moins quarante reprises avec des pistolets et une mitraillette sur environ 250 Algériens. Lors de « l’enquête », sept policiers prétendent n’avoir fait que riposter aux tirs des Algériens et que s’il n’y avait pas eu de tirs, on avait vu des hommes « se retourner portant la main à la poche ». D’autres Algériens sont blessés rue du Bac et rue de Lille. De l’Opéra à la place de la République, les policiers arrêtent violemment et alignent mains sur la tête les Algériennes et les Algériens avant de les embarquer vers les centres de détention. Avenue de la Grande-Armée, la police tire sur des Algériens qui avaient réussi à traverser le pont de Neuilly. Dans les couloirs souterrains des stations Concorde et Madeleine, ils sont laissés debout pendant trois ou quatre heures manquant d’air, insultés et roués de coups.

Devant le théâtre Saint-Martin, les CRS tirent dans la foule et près du Rex, des corps entassés sont enlevés par la police. Le FLN avait prévu pour le lendemain une grève de 24 heures pour les Algériens qui possèdent un café ou un commerce. La police municipale et les harkis reçoivent l’ordre de les obliger à rouvrir. Papon déploie lui de très nombreuses forces autour du centre de Paris bloquant l’accès aux Algériens venus manifester dans la capitale. Une colonne de 1 200 à 1 500 hommes traversent pour leur part les ponts d’Argenteuil et de Bezons tandis qu’une foule de 2 000 à 3 000 autres sortent des bidonvilles de La Garenne-Colombes. Quelque 300 d’entre eux tentent de traverser le pont de Neuilly et se heurtent au barrage de la police qui ouvre le feu. Les policiers prennent également en tenaille 300 à 400 hommes qui défilent près de la station de Nanterre et tuent deux hommes. D’autres unités poursuivent inlassablement les ratonnades en tuant des individus et des petits groupes isolés comme à Argenteuil où quatre Algériens sont tabassés et jetés à la Seine depuis le Pont-Neuf.

Le 20 octobre, des centaines de femmes algériennes ainsi que leurs enfants se mobilisent dans différents endroits de la capitale comme place de la République, place d’Italie, Châtelet, la préfecture de police et Hôtel de Ville pour réclamer la libération des hommes arrêtés le 17. Elles sont conduites par la police dans des « centres de détention temporaire » comme les hôpitaux ou les bâtiments de l’aide sociale. La préfecture, inquiète des plaintes de plus en plus nombreuses parues dans les médias sur les violences du 17, fait en sorte de fournir aux journalistes la possibilité de prendre en photo des policiers en train de distribuer boissons et nourriture aux femmes et aux enfants d’un centre social de la rue Fessart. Dans la réalité, de nombreuses femmes sont agressées physiquement et verbalement. Un rapport de police fustige « la grossièreté ordurière dont elles ont le secret dès qu’elles sont lâchées » de ces femmes en prétendant qu’elles insultaient les gardiens. Entre le 17 et le 19, plus de 14 000 hommes sont arrêtés. Plus de 3 000 sont conduits dans de nombreux commissariats et dans la cour de la préfecture de police avant d’être transférés au CIV, au Palais des Sports et au stade de Coubertin. Les Algériens continuent d’être frappés dans les paniers à salade de la police et les bus de la RATP à coups de matraques, de manches de pioche et de gourdins. Un homme de 19 ans est trouvé mort à l’arrivée au CIV « étouffé au fond d’un car venant du 5e district ». Lorsqu’ils descendent des bus et des camionnettes, les Algériens sont obligés de passer par un « comité d’accueil » c’est-à-dire deux rangées de policiers munis de toutes les armes imaginables qui les mettent à terre en les rouant de coups. 6 600 hommes sont entassés au Palais des Sports dont des centaines souffrent de graves blessures à la tête, de fractures ou de lésions abdominales. Les quelques médecins et infirmières de l’armée sont complètement débordées par le nombre de blessés souffrant de traumatismes crâniens, de fractures, de contusions internes, de blessures par balles, d’yeux enfoncés et autres entailles suppurantes.

Les victimes se heurtent évidemment au refus de la police de les autoriser à se faire soigner, ceci s’ajoutant au manque d’équipement pour diagnostiquer les blessures et au fait que de nombreux Algériens traumatisés craignant d’être maltraités ou empoisonnés n’essayent même pas de chercher de l’aide. Cette négligence entraîne la mort d’une douzaine de personnes. 260 blessés sont dans les jours suivants hospitalisés dans les établissements voisins du Palais des Sports et du stade de Coubertin, à savoir Vaugirard et Boucicaut dans le 15e arrondissement de Paris, Corentin Celton à Issy-les-Moulineaux, ainsi que l’Hôtel-Dieu et Cochin. La plupart des blessures sont des traumatismes crâniens, des fractures de doigt ou de poignets, des contusions abdominales, des traumatismes thoraciques, des fractures de côtes et des contusions lombaires [14].

Dans la nuit du 20 octobre au stade de Coubertin, Amar Mallek est tué aux toilettes par deux gendarmes qui au moment de la pseudo-enquête expliquent qu’il avait tenté de fuir et de s’emparer de leurs armes « contraignant les gendarmes à tirer pour se dégager ». Son frère Saïd réussit à avoir accès au corps et décrit : « le corps de mon frère était bleu, tout couvert d’ecchymoses. Du sang avait coulé de son nez et de sa bouche et était coagulé. Il avait la tête ouverte, deux balles dans le flanc, un pansement sur les parties sexuelles et des traces de lien aux chevilles et aux poignets ». L’examen approfondi mené à l’institut médico-légal par le professeur H.-P. Klotz et le docteur Bernard Morin démontre que le récit de la police est totalement faux : Amar Mallek n’a pas été abattu, mais est bien mort de coups à la tête et au corps. Il y avait un trou béant dans son estomac et des lésions internes de la rate et d’autres organes. L’affaire est finalement transférée à un tribunal militaire au prétexte que les accusés sont techniquement des soldats.

À Asnières, quelque 100 hommes sont emprisonnés dans des cellules surchauffées pendant que 160 autres s’entassent dans les garages souterrains du centre administratif et social où ils sont obligés de rester debout toute la nuit. Des rapports font état de coups répétés et de décès par suffocation. Au commissariat de la Villette, après le « comité d’accueil » habituel, les algériens, parmi lesquels de nombreux blessés doivent restés debout pendant des heures, les mains levées contre le mur en criant « Vive de Gaulle ! » et sont ensuite arrosés à l’eau froide. Des centaines d’Algériens sont dans le même temps hospitalisés pour des membres brisés, des crânes défoncés, des contusions internes et des blessures par balles. Dans la nuit du 17 octobre, Mohamed Bourenane est par exemple arrêté pendant la manifestation, emmené par la police dans une 403 au bord de la Seine, poignardé dans le cou et jeté dans le fleuve. Mohamed Khebach est lui arrêté à Saint-Michel à 23h30 avec trois autres Algériens. Tous sont emmenés au pont d’Alfortville et jetés dans la Seine. Aouam Messaoud est de son côté arrêté et emmené au bord de la Seine à Argenteuil avec un autre Algérien. Un second groupe de policiers les attend sur la berge. Messaoud est assommé et jeté dans l’eau pieds et poings liés. Allaoua Boussaha est arrêté rue de Richelieu avec son ami Saïd. Emmenés avec d’autres Algériens sur les bords de Seine dans un bus, on les fait descendre par groupe de trois. Douze hommes en uniforme les rouent de coups. Les dents brisées et la jambe cassée, Boussaha est jeté dans le fleuve. Le lendemain, Larbi Naït est arrêté avec son cousin dans un café. Dans la voiture, quatre officiers menacent de le noyer, de l’abattre ou de l’étrangler. Il est battu jusqu’à perdre connaissance dans un bois d’Argenteuil. Ahmed Talbi est arrêté à une station de bus de Clichy avec Abderrazak Zaboub par cinq policiers. Battu sauvagement, il est jeté dans la Seine. Il est hospitalisé à Puteaux avec huit dents cassées, une côte et un doigt cassés et des blessures au couteau dans le dos. Le corps de Zaboub est lui découvert dans la Seine deux jours plus tard. L’autopsie révèle des blessures de couteau et une balle dans la tête. Dans les jours qui suivent, plusieurs cas de ce type se produisent à nouveau [15].

3. La prison clandestine d’Arenc

En 1975, l’affaire de la prison clandestine d’Arenc éclate grâce à une enquête menée par le journaliste Alex Panzani et l’avocat maître Ugolini après la « disparition » d’un travailleur marocain nommé Mohamed Chérif. Dans un rapport rédigé en octobre 1962, les « Conseillers techniques aux affaires musulmanes » (CTAM) alertent sur « l’accélération anarchique du mouvement migratoire des musulmans algériens dans le sens Algérie-France », tandis que la police estime nécessaire de « s’en préoccuper d’urgence si l’on veut éviter qu’une masse de chômeurs, de malades, de sans-logis et d’asociaux ne se constitue sur le territoire métropolitain ». Le « centre » d’Arenc, hangar situé sur le port de Marseille et cédé par la chambre de commerce à la préfecture de police juste après la guerre d’Algérie sert par conséquent à rapatrier les ressortissants algériens qui se trouvent « sans emploi ni ressources depuis plus de quatre mois ». Il ouvre dès 1963 et les personnes détenues n’ont aucune possibilité de recours et ne peuvent faire appel à un avocat [16]. Cet enfermement arbitraire est garanti par la circulaire du 2 novembre 1945 relative aux règles d’entrée et de séjour des étrangers qui autorise une expulsion en cas de simple « menace à l’ordre public ». Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Michel Poniatowski, affirme qu’Arenc n’est qu’un simple « centre d’hébergement pour étrangers en situation irrégulière » [17]. Pour « remédier » définitivement à cette situation, un texte de loi voté le 29 octobre 1981 légalise la rétention administrative. Le hangar continue lui de fonctionner en tant que centre de rétention jusqu’en 2006 !

4. Après les indépendances, la répression persiste

À l’issue des indépendances des trois pays d’Afrique du Nord colonisés par la France, des assassinats d’opposants aux nouveaux régimes ont lieu en métropole. Mehdi Ben Barka, fondateur de l’Union nationale des forces populaires (UNFP) marocaine est l’un d’entre eux. Enlevé le 29 octobre 1965 par des policiers à Paris, son corps n’a jamais été retrouvé. Ali Mécili, membre du Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA) lancé en 1982 par l’ancien président en exil Ahmed Ben Bella est lui tué le 7 avril 1987 devant l’entrée de son immeuble du 74 boulevard Saint-Michel. Son assassin présumé Abdelmalek Amellou mandaté par la Sécurité militaire (SM) algérienne est arrêté le 10 juin puis aussitôt « expulsé » en Algérie. Le 10 septembre 2015, la cour d’appel de Paris rend une ordonnance de non-lieu pour cette affaire [18].

Le 9 novembre 1993, le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua déclenche l’opération « Chrysanthème » en arrêtant en une matinée une centaine de personnes soupçonnées d’être membre ou proche de l’association de la Fraternité algérienne en France (FAF). L’un de ses porte-paroles, Moussa Kraouche, est décrit par la police comme faisant partie des Groupes islamiques armés (GIA) et la FAF comme une ramification du Front islamique du salut (FIS), deux organisations algériennes. Moussa Kraouche est mis en examen le 13 novembre pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Les autorités affirment avoir trouvé dans sa chambre à coucher un tract du GIA au moment de la perquisition de son domicile, mais l’IGPN constate que ce document a en réalité été transmis par la DST à l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) quelques jours auparavant. Le 5 juillet 2000, une ordonnance de non-lieu est rendue par le juge Roger Le Loire qui accuse la police de « s’être livrée à une construction de preuves pure et simple » dans le but « de faire déférer, quel qu’en soit le prix, le chef du FIS en France […] en maquillant la vérité pour tromper la justice » [19]. En août 1994, après avoir procédé à plus de 20 000 contrôles d’identité dans la plupart des grandes villes françaises, Pasqua monte une nouvelle opération en enfermant illégalement à la caserne de Folembray, dans l’Aisne, 26 Algériens assignés à résidence depuis quelques mois sans qu’aucun délit ne leur soit reproché. Ces hommes sont expulsés par la suite « en urgence absolue »… au Burkina Faso [20].

Dans un article du 2 janvier 2016, Médiapart exhibe un document rédigé par l’Institut de fFormation de la police nationale (IFPN) intitulé « Les normes socioculturelles des principales communautés étrangères vivant en France ». Le propos est presque parodique et laisse éclater un racisme fait d’amalgames, de visions globalisantes et de méconnaissance absolue du corps social français. Le document affirme notamment au sujet des femmes portant le voile : « la dernière variété de voile revendiqué est celle qui consiste pour la jeune “beurette” à entrer dans une logique de provocation systématique et le port ostensible du voile est là un élément de la stratégie mise en valeur ». Il déclare également : « c’est dans les milieux des jeunes “blacks” de banlieue que les problèmes sont actuellement les plus cruciaux, les garçons adhérant volontiers à la sous-culture des rues issue du mouvement hip-hop américain et aux valeurs de mensonge et de violence qui y sont inhérentes » (voir ici page 4). En 2009, des enquêteurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en collaboration avec la Open Society Justice Initiative réalisent une enquête sur le thème « Police et minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris » en se postant pendant plusieurs mois sur plusieurs sites parisiens parmi lesquels le hall principal et les quais Thalys de la Gare du Nord, l’échangeur de la station Châtelet-Les Halles et la place de la Fontaine des Innocents. Leur conclusion est sans appel : les personnes « noires » sont systématiquement contrôlées davantage que les personnes « blanches », au minimum 3,3 fois et au maximum 11,5. Quant aux personnes « arabes », c’est-à-dire perçues comme d’apparence « nord-africaine » ou « moyen-orientale », elles sont contrôlées entre 1,8 et 14,8 fois plus [21].

La police française est jusqu’à ce jour pour les immigrés nord-africains ainsi que pour leurs enfants un véritable poison. Rafles, tortures, emprisonnements et meurtres sont ses méthodes les plus banales. Ses manières d’opérer ne sont ni plus ni moins que le résultat d’une colonisation qui jamais n’a été réparée malgré son aspect criminel. La disparition définitive de l’institution policière demeure ainsi une condition indispensable pour que les personnes originaires du Maroc, d’Algérie et de Tunisie disposent pleinement de leur droit à la vie.

Notes

[1Une police coloniale à Paris : la Brigade nord-africaine. La police parisienne et les Algériens (1944-1962), Emmanuel Blanchard, Nouveau Monde Éditions (2011), page 52.

[2Les rafles, une routine policière, Blanchard, p. 110 ainsi que 14 juillet 1953 : une répression coloniale, place de la Nation, Blanchard, page 129. Voir également Les Balles du 14 juillet 1953. Le massacre policier oublié de nationalistes algériens à Paris, Daniel Kupferstein, éditions La Découverte (2017) et « 14 juillet 1953 : répression coloniale, massacre d’État, Blanchard », revue Contretemps.

[3Une nouvelle police des Algériens : la Brigade des agressions et violences (BAV), Blanchard, page 166.

[4] Police judiciaire et pratique d’exception pendant la guerre d’Algérie, Blanchard, Vingtième Siècle. Revue d’Histoire n°90, février 2006.

[5Des camps d’internement en métropole, Blanchard, page 304 ainsi que Identifier les nationalistes algériens : les fiches Z dans La France en guerre 1954-1962 : expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne, Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche, éditions Autrement (2008), page 332.

[6] « Le SCAA, cellule de pilotage de la « guerre contre-révolutionnaire » » puis « Les SAT-FMA ou les « affaires indigènes » en banlieue parisienne », Blanchard, page 318-319.

[7] « L’engagement de la Force de police auxiliaire : prise d’initiative et démantèlement de la région 1 221 », Un tournant dans la « Bataille de Paris » : l’engagement de la Force de police auxiliaire (20 mars 1960), Rémy Vallat, Outre-Mers. Revue d’histoire, n°342-343, 2004, Puis « Des « harkis » à Paris : la Force de Police Auxiliaire (FPA) », Blanchard, page 322 et Les harkis à Paris, Paulette Péju, éditions La Découverte (2000), page 25.

[8] « Une question en point d’interrogation », Les calots bleus et la bataille de Paris. Une force de police auxiliaire pendant la guerre d’Algérie, Rémy Valat, éditions Michalon (2007), page 99 puis « Des sévices au quotidien », Police contre FLN. Le drame d’octobre 1961, Jean-Paul Brunet, éditions Flammarion (1999), page 101 ainsi que « Une dérive meurtrière », Ibid, page 127.

[9] « La répression dans les bidonvilles », Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Jim House et Neil MacMaster, éditions Tallandier (2008), page 132.

[10] « Couvre-feu », La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Jean-Luc Einaudi, éditions du Seuil (1991), page 99. Voir aussi : « Le couvre-feu du 5 octobre », Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, page 134.

[11] « La répression et les violations de l’État de droit », Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, page 136.

[12] « Le massacre commence », Ibid, page 143.

[13] « Le 17 octobre 1961 à Paris », La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, page 115. Voir aussi « Chronique d’un massacre », Octobre 1961. Un massacre à Paris, Einaudi, éditions Fayard/Pluriel (2011), page 125, « Octobre 1961, un “ massacre d’État ” en situation coloniale », Blanchard, page 377, « La manifestation du 17 octobre 1961 à Paris », La Guerre d’Algérie, Mohammed Harbi et Benjamin Stora, éditions Fayard/Pluriel (2010), page 600, Le 17 octobre des Algériens, Marcel et Paulette Péju, éditions La Découverte (2011), Ratonnades à Paris, Paulette Péju, éditions La Découverte (2000), page 135, « La manifestation du 17 octobre », Police contre FLN. Le drame d’octobre 1961, page 183 et « La bataille de Paris », Le 17 octobre 1961. Un crime d’État à Paris, Olivier Le Cour Grandmaison, éditions La Dispute (2001), page 210.

[14] « La » nuit d’horreur et de honte », Police contre FLN. Le drame d’octobre 1961, page 217.

[15] « Les manifestations du 17 au 20 octobre 1961 », Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, page 152.

[16] Arenc : le premier centre de rétention était clandestin, Ed Naylor, revue Plein Droit n°104, mars 2015

[17Une prison clandestine de la police française (Arenc), Alex Panzani, éditions François Maspero (1975).

[18] Sur ces deux affaires, consulter les ouvrages L’affaire Ben Barka, Bernard Violet, éditions Fayard (1991) et L’Affaire Mécili, Hocine Aït-Ahmed, éditions La Découverte (2007).

[19] « L’“ opération Chrysanthème ”, une affaire d’État », Françalgérie, crimes et mensonges d’États, Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, éditions La Découverte (2005), page 339.

[20] « L’affaire des gendarmes français », Ibid, page 373.

[21] « Police et minorités visibles : la surreprésentation des Noirs et des Arabes », Police et minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris, Open Society Justice Initiative (2009), page 29 : https://www.cnrs.fr/inshs/recherche/docs-actualites/rapport-facies.pdf.