« Ce qui doit arriver un jour peut arriver aujourd’hui »

C’est à la ZAD que j’ai rencontré cette force avec laquelle on bâtit son présent sans garantie que demain permettra d’en jouir. Elle est d’ailleurs moins une force physique qu’une force mentale ; c’est une intelligence. On l’appelle aussi détermination. Elle mobilise entièrement qui est sous son influence et sidère ceux qui en sont témoins. Il s’agit d’investir le présent totalement, sans retenue, avec ce dont on dispose de moyens, ceux qu’on trouve, ceux qu’on nous apporte, en poussant au-delà de ce que la raison des autres exigerait de limites. Agir sans attendre leur concours ni leur approbation. Ne pas attendre demain et sa fausse promesse de conditions meilleures.
C’est comme ça que la zone est devenue zone, c’est donc comme ça qu’on a construit la cabane.
L’idée de sa reconstruction est apparue d’abord comme une évidence, ensuite comme une nécessité dans le climat administratif délétère qui s’est imposé sur zone. A la fois pour ce qu’elle représente comme symbole : « même pas mort.es, à peine entamé.es», à la fois pour la poésie que son existence même suscite, à la fois pour sa position géostratégique. Des douves convaincantes ouais. Un pas de porte accessible à la nage sinon au bon vouloir des occupant.es disponibles et de leur barque. Reconstruire était une promesse que l’on avait faite, nous l’avons donc tenue.

Photo2.jpg

Ne pouvant plus l’habiter au quotidien, je projetais néanmoins d’y passer une partie du printemps et ainsi d’assister à la coloration des rives que suggère le retour des feuilles. Je souhaitais connaître cette excitation si singulière lorsque l’on retrouve les oiseaux migrateurs qui nous ont quittés deux saisons plus tôt. Je me suis laissé entrevoir dans l’été, écrasé sous un soleil de plomb, me baignant dans les eaux troubles de l’étang, bercé par la musique et les rires des ami.es présent.es.
J’imaginais qu’ensemble nous donnerions réalité aux deux hypothèses d’extension qui avaient été retenues parmi d’autres ;
– faire du toit un plancher et ainsi réhausser la cabane d’un étage
– fabriquer une terrasse autour d’un îlot proche et assurer une liaison entre la cabane et elle

Mardi 12 mars, 8h du matin.

Une opération menée par 200 gendarmes détruit les reconstructions de Lama et Youpi 2.
Porte-char, pelleteuses, camion-benne. Rien d’extravagant, juste un rappel à l’ordre.
Se faire expulser est devenue une habitude, la présence des flics une banalité morne.

 

Photo3.jpg

Photo4.jpg

Ce soir là, plus que jamais : « demain peut-être il en sera fini d’elle ».

Photo5.jpg

Mercredi 13 mars, 8h du matin.

Parce que la cabane est un outrage, sa destruction était inéluctable.

Aujourd’hui, elle a exactement six mois, deux semaines et un jour.

On savait que ce matin-là arriverait ; on l’a même longuement attendu. On restait là, sur notre flaque, un peu en première ligne, en mode : « bon… ils viennent nous expulser ou quoi ? ».
Ils nous l’avaient promis. On avait donc eu le temps d’y réfléchir. De faire mille suppositions sur comment ils s’y prendraient. En tout cas, on voulait en être. On avait commandé le GIGN descendant du ciel et mettant pieds sur le toit, Richard Lizurey et un hélitreuillage à Waldeck ; on les a pas eu. Par contre on a eu un zodiac !

Récit

8h et quelques minutes.
20 fourgons de gendarmerie mobile et un « bateau » sont signalés sur la D281.

Alors, ça y est, on va enfin savoir. Notre curiosité va pouvoir être assouvie, nous allons être expulsés en bonne et due forme et même pouvoir y assister.
Une fois n’est pas coutume, nous ne sommes justement pas à la cabane ce matin. Cette nuit, elle a dormi seule.

En arrivant sur place, il me faut négocier avec les chef-fes :

« J’habite la cabane que vous êtes en train de détruire, je veux récupérer mes affaires. »

Je me suis présentée sans arme et sans cagoule et pourtant on me demande (quand même!) de décliner mon identité ; c’est le protocole si je veux pénétrer au sein du dispositif en place. J’attends près d’une heure avant d’avoir une réponse. Je sais que c’est presque impossible d’accéder à ma cabane si ce n’est en étant escortée-surveillée par ceux-là même qui la détruisent.
Je dois rester calme et respectueuse, ne leur donner aucun prétexte pour refuser ma requête. Ça bouillonne dans ma tête, je voudrais me battre, leur faire payer ce qu’ils nous font subir, au moins leur faire réaliser la violence qu’ils nous imposent et l’absurdité de leurs ordres.
L’absurdité de déployer tant de moyens matériels et humains, une telle d’organisation pour une cabane qui ne gène ni le proprio de la parcelle qui n’en a aucun usage et ne la fréquente pas, ni la faune ni la flore sur lesquelles nous veillons jalousement.
Je m’attache à rester calme bien que je sache que l’endroit magique qu’est cette cabane, ce refuge sécurisant, cette retraite paisible où l’on soigna nos âmes meurtries, cet endroit sans droit ni titre, que plusieurs pages noircies d’encre ne suffiraient pas à décrire fidèlement, est en train de disparaître. On ne s’habitue jamais à la destruction de son chez-soi, à la perte de ce à quoi l’on tient,
même lorsqu’on s’y est préparé.

Un gendarme plus gradé que les autres revient :

« On va t’escorter, tu viens toute seule et tu récupère les affaires que tu veux.
-Je pourrais pas tout porter seule !
-On verra ça plus tard ! »

On m’emmène d’abord en voiture banalisée. Je suis accompagnée de deux officiers que je reconnais bien pour les avoir trop souvent vus rôder autour de l’étang certains matins alors qu’ils patrouillaient ; nous allons ensuite à pied à travers champs. Sur le trajet on croise des tas de gendarmes qui surveillent d’hypothétiques intrusions dans leur dispositif par d’hypothétiques zadistes qui ne sont même pas là. Aujourd’hui, il n’y a qu’une dizaine de personnes aux visages découverts faisant face impuissantes à une armée qui n’a -encore une fois- pas lésiné sur les moyens déployés : vingt fourgons de gendarmerie mobile, deux fourgons de communication, deux fourgons pour les équipes de plongeurs, des 4×4 avec remorques pour bateau, un hélicoptère, plusieurs maîtres-chien, drones et petits véhicules en tout genre, LBD ; G36 et caméras.
La zone leur terrain d’entraînement.

J’arrive sur place en fin de matinée, la cabane est encore debout.
Je repère une équipe médicale désœuvrée, un zodiac, une flopée de plongeurs en combi mais sans palmes ni tubas qui s’active autour, dedans et au-dessus de ma cabane. C’est tellement incongru que j’en rigole ! On me permet de trier parmi les décombres ce que je veux récupérer, de le mettre de côté et l’emmener ailleurs lorsqu’ils seront partis.
« Tout restera sur place, on n’enlèvera rien d’ici » disent-ils. Le proprio va être content.

Je m’active consciencieusement en observant l’opération du coin de l’œil : l’équipe de plongeurs barbotant dans la vase s’occupe des allers-retours des barques (celle qu’ils ont apporté jusque-ici et la notre qu’ils exploitent sans vergogne) tantôt chargées de planches, fenêtres, tôles et autres matériaux de construction, tantôt à vide. L’équipe qui crapahute sur la construction s’applique à la déconstruire méthodiquement au pied-de-biche, au marteau, à la scie.
Une équipe sur la berge aide au déchargement des matériaux et s’affaire à les rendre inutilisables : les tôles sont découpées à la disqueuse, le bois débité à la tronço.
Une autre équipe encore donne ordres et consignes, commente, ricane tout en prenant notes du déroulement de l’opération. Elle se méfie de moi, seule civile auprès de l’étang et perturbatrice potentielle. Les autres sont contenu.es en dehors du dispo.

Résultat :

Photo6.jpg

Après s’en être copieusement servi, les flics n’ont pas épargné Typick, notre si fidèle destrier, présent sur place depuis 2013. 6 ans de loyaux services sans jamais broncher. Tu nous manquera camarade. Le voici ventre ouvert de long en large :

Photo7.jpg

Photo8.jpg

« La lune berce le soleil pendant qu’il se repose
sur la surface de l’eau son reflet se dépose,
nous borde et les étoiles avec.
A l’aube le jour glisse sur nos têtes
déjà les oiseaux chantent
dans le fin fond des eaux troubles
le cormoran plonge,
tandis que
les mésanges picorent nos remparts
sous le plafond des houppiers
part ou vient adossée au brouillard
l’espace est rétréci mais les idées s’allongent
à la lueur d’une bougie, au crépitement du feu
ici on ne meurt pas
on vit
»

Elle est tombée, on s’en relève. Pas d’autre choix que celui de s’en remettre.
La cabane nous a apporté bien plus que sa destruction nous enlève.

Photo9.jpg