Pulluler jusqu’où ?

 

La population mondiale atteignait 1 milliard en 1804, 2 en 1927, 3 en 1960, 4 en 1974, 5 en 1987, 6 en 1999, 7 en 2011. C’est-à-dire qu’après avoir suivi une augmentation extrêmement lente pendant des millénaires, l’effectif humain met 123 ans pour passer de 1 à 2 milliards… et 12 ans pour s’envoler de 6 à 7 milliards ! En 1850, les êtres humains et leur bétail représentaient environ 5 % de la biomasse animale terrestre ; elle est actuellement évaluée à 30 %. Face à une accélération aussi brutale dans laquelle on ne peut voir qu’un processus pathologique, et surtout au regard de ses conséquences, il est temps de s’interroger : après avoir colonisé la majeure partie de la surface terrestre considérée comme un terrain de jeu, quelle réflexion engager sur notre modèle démographique ? Cette préoccupation devrait être celle des anarchistes soucieux de l’émancipation de l’homme… et surtout de la femme ! D’autant que, dans le contexte de mégapoles désormais invivables parce que démesurées, les perspectives d’une « démocratie directe » favorisée par des structures de petite taille, semblent se dissiper.

Un sujet tabou

L’autocensure (ou l’aveuglement) existe même là où on ne s’attendrait pas à la trouver. Dans Oser la décroissance, Guy Jacques écrit : « La question démographique reste le point aveugle de la philosophie politique de la décroissance. Il est vrai que, pour certains, évoquer seulement la question démographique, c’est déjà vouloir exterminer les pauvres ». La question démographique est, depuis (presque) toujours, un sujet tabou, un domaine ignoré, évacué, au mieux une préoccupation secondaire… la croissance et la technologie trouveront bien des solutions. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. La plupart des courants de pensée philosophiques et religieux placent l’homme au centre du monde, au sommet de la pyramide du vivant : d’où le refus de poser des limites aux réalisations humaines. « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-là ; ayez autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur tout ce qui est vivant et qui remue sur la terre » (Genèse, 1, 28) !!

 

Sur le plan économique, la croissance constitue la référence obligée parce que le capitalisme s’y trouve condamné ; l’augmentation de la population d’une ville, d’un territoire est toujours une bonne nouvelle (performance, dynamisme, volonté de puissance…). Si le capitalisme n’a jamais assez de consommateurs, l’armée n’a jamais assez de chair à canon pour défendre l’identité nationale et galvaniser le patriotisme. Vauban écrivait dans Projet d’une dîme royale : « il est constant que la grandeur des rois se mesure sur le nombre de leurs sujets ». Pression des normes sociales, propagande étatique, aveuglement, vision trop optimiste, attitude négationniste, avantages matériels offerts… beaucoup de facteurs se conjuguent pour maintenir le rythme de croissance démographique. Même pour le PPLD (parti pour la décroissance), « un tel débat ouvre la porte à des politiques eugénistes inquiétantes » !! On comprend que certains écartent la révolution par peur de la violence ! Par ailleurs, la solution à un vieillissement de la population ne peut pas être l’augmentation de la proportion de jeunes, ceux-ci devenus vieux à leur tour réclameraient encore plus de jeunes : une fuite en avant suicidaire.

De lourdes conséquences

Des incidences d’ordre écologique s’amplifient, bien entendu, qui se traduisent par une pression considérable exercée sur la nature et ses ressources. Grâce à de nombreuses études et modèles mathématiques de prévision, on connaît mieux les interactions systémiques (complexes) entre six variables : espace disponible, pollution, agriculture, ressources naturelles, investissement en capital et population. Désormais, c’est plus de 70 millions d’habitants supplémentaires qu’une planète de plus en plus saccagée doit héberger tous les ans, et selon J. Tainter, les systèmes hyper-complexes ont atteint un niveau de rendements décroissants. Surchasse, surpêche, surpâturage, surexploitation, empoisonnement des sols, accumulation des déchets (et ce n’est pas le tourisme de masse qui contribue le moins à la détérioration de l’environnement : un milliard de touristes ont voyagé dans le monde en 2012). Soixante milliards d’animaux terrestres sont consommés chaque année ainsi que cent milliards d’animaux marins !! On peut en outre craindre des effets de seuil et des risques d’effondrement parce que le processus évolutif n’est pas linéaire. D’autant qu’une inertie démographique fait que, même si nous parvenions aujourd’hui à infléchir sensiblement la courbe de fécondité, ce n’est que vers 2040 que nous percevrions les premiers effets ; beaucoup de temps a été perdu par manque d’anticipation depuis les années 1950 et 1960. Les chances, pour les générations futures, de disposer d’une planète viable, et si possible agréable, s’amenuisent.

 

Parallèlement, des effets sociaux préjudiciables au bien-être, des pathologies apparaissent depuis plusieurs décennies chez des populations soumises à la logique de l’entassement, à la promiscuité, aux densités urbaines étouffantes, à la « bidonvillisation » du monde, au mode de vie artificiel, à l’encombrement, aux embouteillages, aux files d’attente. On comptait environ 1 habitant pour 3300 ha au Paléolithique, 1 pour 1000 ha au Mésolithique, 1 pour 100 ha au Néolithique, 1 pour 10 ha à l’âge de fer et 1 pour 2 ha à l’époque actuelle ! Par ailleurs, les risques de tension, la multiplication des conflits dans un monde surpeuplé pour l’appropriation d’un espace saturé et de ressources de plus en plus rares ne relèvent pas de la science-fiction mais de la réalité.

 

Mais c’est sans doute la femme qui potentialise le maximum de souffrances dans ce pullulement. Victimes permanentes des différentes formes de phallocratie, de l’idéologie patriarcale, ce ne sont pas elles, en effet, qui souhaitent de nombreux enfants, mais bien les hommes irresponsables qui les engrossent sous l’impulsion de leurs instincts. On estime à 80 millions chaque année dans le monde le nombre de grossesses non désirées (Th. De Giraud dans Moins nombreux, plus heureux, ouvrage collectif paru aux éditions Sang de la terre). Selon l’UNFPA (Fonds des nations unies pour la population), il existe 220 millions de femmes sur la planète dont les désirs contraceptifs ne sont pas assouvis. Et chacun peut constater que lorsque les femmes ont accès à l’éducation, à la liberté de choix, à l’autonomie financière, à la contraception et à l’avortement, la dénatalité en résulte.

Le combat des néo-malthusiens

C’est dans le contexte d’une « France qui se dépeuple » (« théorie » soutenue par une présentation délibérément alarmiste) que naît le néo-malthusianisme. Malgré son origine anglo-saxonne, c’est en France que ce mouvement trouve les circonstances les plus favorables à son développement. Ses adeptes, anarchistes pour la plupart, insistent sur les privations, les misères qu’engendre l’excès d’enfants dans les classes pauvres, et au contraitre, l’émancipation que favorisent les loisirs, l’éducation, la santé. En dénonçant les motivations profondes de la politique nataliste, et l’adoption de principes bons pour le peuple mais pas pour la bourgeoisie : la France manque d’ouvriers mais pas de patrons ; elle manque de soldats mais pas d’officiers. « Mais les guerres ne viennent que de là, de la misère et du trop-plein de population : c’est la saignée nécessaire à la sérénité des Etats » (H. Fèvre – Revue d’aujourd’hui 1890). « …mieux vaudrait tuer dans l’œuf la misère humaine que de l’élever et de la cultiver avec sollicitude et de la préparer froidement d’avance, avec une tendresse jésuitique, de la future chair à canon ! ».

 

Parce qu’ils s’opposent à de nombreux intérêts, parce qu’ils heurtent des valeurs conservatrices, les néo-malthusiens rencontrent – globalement de 1890 à 1920 – une opposition farouche, un véritable acharnement de la part d’organisations puissantes et actives, celles notamment des puritains et des « repopulateurs ». Accusation de pornographie, pudeur offensée, doctrine immorale et antisociale… tout est bon pour multiplier les tracasseries administratives, les dénonciations, les perquisitions, les frais de justice, les condamnations, les saisies. Si bien que dans la France des années 1920, on tolère l’action d’organisations royalistes ou racistes, mais l’exposé des thèses malthusiennes est passible de la prison.

 

Sans qu’il s’agisse d’un mouvement monolithique, le néo-malthusianisme rencontre dans ses luttes, à des moments différents, l’antimilitarisme, le syndicalisme, l’éducation populaire, le végétarisme… Mais c’est sans doute prioritairement la cause des femmes qui trouve le plus grand écho. Contre l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population qui souhaite « que l’enseignement ait désormais, avant tout, pour objectif de préparer les jeunes filles au rôle de mères de famille et de leur donner la vocation de la maternité », les néo-malthusiens rappellent que les femmes sont les principales victimes de l’ignorance, de l’irresponsabilité et de l’hypocrisie, souvent condamnées aux angoisses et aux graves dangers de l’avortement clandestin. La plupart d’entre eux considèrent que dans un couple le choix de l’opportunité d’une nouvelle naissance devrait revenir en priorité à la femme.

Pour une démographie responsable

Curieusement, ceux qui ne tolèrent aucune limite au pullulement de l’humanité évoquent, comme pour se rassurer quand même, une « transition démographique », dont personne d’ailleurs ne cerne clairement les contours ; c’est-à-dire une diminution du taux de croissance. Sauf que, comme le souligne D. Barthès dans Moins nombreux, plus heureux, un taux de 2,1 % appliqué à 3 milliards « produit » moins qu’un taux de 1,2 % appliqué à 7 milliards. En outre, ce ralentissement semble relatif : selon la revue Population et Sociétés de l’INED, l’indice synthétique de fécondité s’est à nouveau élevé dans une bonne partie de l’Europe et en Tunisie. Et les dirigeants chinois viennent d’autoriser la naissance de deux enfants par couple. Il faut savoir par ailleurs que plus de la moitié de la population mondiale a moins de 28 ans. Un peu de sérieux ne nuirait pas !

 

Une population ne peut croître au-delà des possibilités que lui offre son écosystème. Et c’est ce que montre Pierre Jouventin, naturaliste, membre du CNRS et libertaire, dans son remarquable L’homme, cet animal raté (Ed Libre et Solidaire). Il explique que les chasseurs-cueilleurs, dont nous provenons, étaient étroitement adaptés à leur environnement, ne prélevant que le superflu de la production naturelle. Le passage d’un nomadisme permanent à une vie sédentaire fondée sur l’élevage et l’agriculture va bouleverser la situation : l’homme se détache progressivement de son environnement initial en l’exploitant de plus en plus intensivement. Pendant des millions d’années, une très lente progression démographique constitue la règle. A partir du Néolithique (environ 8000 avant notre ère), l’espèce humaine ne parvient plus à réguler ses effectifs, contrairement à ce que font les espèces animales supérieures. Nous devenons la seule espèce à échapper provisoirement à la régulation des naissances par la limitation des ressources naturelles. La « bombe démographique à retardement » est enclenchée, comme l’a vu plus tard Malthus… mais pas ses détracteurs. Tout se passe comme si l’intelligence était incapable de remplacer l’instinct atrophié, comme si l’homme s’était désadapté de son milieu, inapte à fixer la moindre limite à ses désirs, à sa volonté. Un piège mortel qui se referme aujourd’hui.

 

Désormais, l’homme est rattrapé par une réalité qu’il avait oublié : les lois de l’écologie s’appliquent à tous les êtres vivants, y compris l’homme. Il n’y a plus de nouveaux territoires à conquérir, la fuite en avant prend fin. La croissance de la population est donc une menace pour l’avenir de l’humanité si elle veut prolonger son aventure. Nous sommes trop nombreux par rapport à la capacité de charge de la planète, et il est hautement improbable que nous atteignions les neuf milliards estimés en 2050. Cette croissance cessera à un moment donné : soit par la réduction volontaire du nombre des naissances, soit par la famine, la maladie, la guerre ou l’effondrement de l’environnement. Plus on repousse l’adoption de mesures douces en faveur de la baisse de la fécondité, plus nous subirons dans un avenir proche des réglementations liberticides.

 

Il n’a jamais été constaté que l’accroissement du nombre d’humains améliorait la qualité de la vie. C’est parce que l’espèce humaine a proliféré au détriment de toutes les autres espèces animales et végétales, et finalement à ses propres dépens, qu’il faut élaborer collectivement une démographie responsable. Il faut cesser de feindre d’ignorer la finitude du monde : c’est la taille de la population qui doit s’adapter à la planète, et non l’inverse. Au-delà d’une querelle stérile, il faut comprendre que le problème n’est ni le mode de vie seul, ni le nombre d’individus seul, mais la quantité d’individus pratiquant tel ou tel mode de vie. Or si tous les ménages de la planète souhaitaient vivre comme l’ « occidental moyen » (automobile, écran plat, ordinateur, smartphone…), il n’y aurait pas assez de pétrole, d’acier, d’aluminium, de platine pour le permettre. Des anarchistes pourraient-ils tolérer une telle discrimination ?

 

Jean-Pierre TERTRAIS (groupe la Sociale, Rennes)

extrait du Monde libertaire 1787 (avril 2017)

http://anars56.over-blog.org/2017/04/pulluler-jusqu-ou.html