Il y a un an, l’Etat lançait l’évacuation de la ZAD de NDDL. Après l’échec de l’opération César en 2012, il avait cette fois mis les moyens : une préparation militaire de longue durée, 2.500 gendarmes, une dizaine de blindés, 11.000 grenades dont 3.000 explosives (GLI-F4) en 10 jours, des milliers de plus par la suite, des hélicos, des drones et des contrôles un peu partout autour de la zone. Ce fut à proprement parler une opération de maintien de l’ordre, en l’occurrence, l’ordre républicain et démocratique de l’état de droit et l’ordre marchand de la valeur sacrée de la propriété.

Malgré une résistance acharnée dès les premiers jours de l’évacuation et le soutien de centaines de personnes venues de partout pour faire reculer l’Etat Français, des dizaines de cabanes ont rapidement été balayées autour du carrefour de Lama Faché. Après une « pause » dans les affrontements, l’Etat lançait fin avril une deuxième phase de l’offensive. Celle-ci culmina avec la destruction de la quasi-totalité des cabanes restantes et, quelques temps plus tard, la mutilation (perte d’une main) d’un manifestant par une grenade GLI-F4 (une pratique qui s’est largement banalisée depuis quelques mois).

Lors de l’expulsion, il y a eu de nombreuses disputes entre occupant.e.s de la zone et militant.e.s autour de la question de la négociation avec l’Etat. Certains occupant.e.s de la ZAD souhaitaient protéger habitats et activités en trouvant des compromis avec la préfète de la Loire Atlantique, Nicole Klein, considérant que l’Etat ne pourrait être défait. Parfois désignés par le terme « appelistes » ou l’acronyme « CMDO » (qui n’était qu’un des groupes à défendre cette stratégie), iels avaient notamment diffusé leurs propositions dans un texte (« ZAD will survive », (repris à l’époque par Lundi Matin) puis sur un site (Zadibao). D’autres préféraient combattre frontalement l’Etat pour que la ZAD reste une zone de « non-droit », quitte à y laisser des plumes, et certain.e.s d’entre elleux se sont regroupés au sein des « Radis-co » (qui existait avant l’expulsion).

En réalité, cette fragmentation de la ZAD préexistait largement à l’intervention de la gendarmerie. Avoir un ennemi commun bien identifié, c’est pratique pour favoriser l’unité dans la résistance face à l’oppression. Mais le chaos est le propre de la nature, pas l’unité que procurent la langue, les textes, les coutumes, les règles, en bref, toute société humaine stable. Avant l’arrivée du premier casque, il y avait déjà différentes zones dans la zone, et des tensions palpables dans les « assemblées démocratiques » où, comme dans toute entreprise de médiation ou de délégation, les personnes qui ont le plus de pouvoir et les mieux organisées imposent le plus souvent leurs vues (cf les zines ZADissicences 1/2/3).

Plus généralement, la tendance assez commune à faire des luttes (anticapitalistes, féministes, antispécistes, écologistes, armées, etc.) des mythes unifiés s’accommode mal d’un examen précis de la diversité des modes d’actions, des expériences et des aspirations des personnes qui y participent. Sur la ZAD, l’existence d’une zone non-motorisée vers l’Est et les désaccords sur la question des animaux non-humains attestaient déjà de l’existence de fractures importantes au sein du « mouvement contre l’aéroport et son monde ». A mon sens, ces divisions ont toutes plus ou moins trait au rapport à la « civilisation ».

Mais si l’unité des luttes est une illusion, les fragmentations simplistes le sont tout autant. Toutes les lignes de fractures trop claires ont une part d’artificialité, et la division de la ZAD entre l’ « Est Sauvage » et de l’ « Ouest Civilisé » tient largement de l’enfumage. Il n’y a probablement jamais eu deux camps aussi simples à saisir, mais des milliers de mondes en collaboration et/ou en luttes les uns avec/contre les autres. La « société » et le « peuple » et les semblants d’unité qu’ils charrient ne sont que des outils mobilisés pour simplifier le réel. Même dans les groupes restreints, les systèmes d’oppression sont multiples (genre, race, classe, etc.) et s’entrecroisent. Ils scindent les groupes constitués en leur sein et jusqu’aux individualités elles-mêmes. Toutefois je propose de mobiliser trois questions pour simplifier la lecture de ce qui se joue à la ZAD: le rapport à l’Etat, le rapport à l’économie et le rapport à la domestication.

Un an après l’expulsion, les personnes qui défendaient la stratégie de la négociation ont pour beaucoup déposé des fiches projet, obtenues pour certaines des Conventions d’Occupation Précaires (COP) et cherchent aujourd’hui à racheter les terres qui sont rétrocédées par l’Etat au Département. Pour cela, elles cherchent à lever près de 3 millions d’euros (à ce jour 300.000 euros ont été récoltés) via un site internet dédié (En Commun). Les personnes qui cherchent une reconnaissance légale de leurs activités ont notamment des projets d’élevage (bœufs, moutons, chèvres), de maraîchage, d’artisanat (boulangerie, forge) ou de gestion forestière.

Dire qu’on est passé d’une lutte anticapitaliste à un projet réformiste d’intégration à l’économie marchande serait excessif. Mais quand même. Soyons honnêtes, ça fait mal au cœur de penser aux centaines de personnes blessées dans les affrontements en se disant que celleux qui défendaient un compromis avec l’Etat lèvent aujourd’hui des centaines de milliers d’euros pour devenir propriétaires (et accessoirement enfermer des animaux dans des enclos et vendre leurs chaires sur les marchés). Ça fait vraiment mal. Parce que cette démarche revient justement à accepter que des vies (humaines et non-humaines) soient régulées par l’Etat (qui dit et fait appliquer la loi), l’économie (qui met en équivalence par l’argent), et la domestication.

L’Etat n’est pas simplement une puissance neutre avec laquelle on peut négocier quand ça nous chante, et si possible quand on a obtenu un certain rapport de force. L’Etat est une organisation à visée hégémonique, c’est-à-dire qu’elle cherche à appliquer sa logique gestionnaire à l’ensemble du vivant. On ne peut pas d’un côté critiquer le passage des flics sur la ZAD qui emmènent des personnes devant les juges, et de l’autre soutenir qu’il fallait virer les barricades qui les empêchait de se pointer. A part si on souhaite exercer la Justice soi-même, et prendre la place de l’Etat en punissant soi-même les comportements « a-normaux ». Accepter l’idée d’une négociation avec l’Etat quand on se dit anarchiste, c’est se tirer une balle dans le pied.

L’accélération des catastrophes environnementales du fait de nos modes de production et de consommation a tranché une fois pour toutes le vieux débat militant sur l’utilisation de la violence, notamment dans les luttes contre les projets destructeurs. Le réformisme de l’écologie politique partisane (d’EELV et d’ailleurs) parait bien faible par rapport aux victoires, locales mais concrètes, obtenues par les luttes qui intègrent la violence comme mode d’action légitime, ou par le sabotage. Encore récemment, c’est la violence des manifestant.e.s et la tolérance à l’égard de celle-ci de nombreux.ses autres qui a permis au mouvement des Gilets Jaunes de gagner quelques miettes en améliorant qualitativement le rapport de force, pas les habituelles manifs déclarées et encadrées.

Pourtant, l’écologie réformiste et son cortège de changements individuels de consommation et de défilés passifs semble toujours tenir la dragée haute face à la nature enragée qui, sous des formes animales humaines et non-humaines ou climatiques, commence à saper l’illusoire unité civilisationnelle. L’écologie qui est devenue majoritaire dans la population est un couteau sans dents. C’est assez simple de l’expliquer, étant donné le confort matériel garanti par la société spectaculaire marchande à la majorité de la population (au prix d’un arrachement sensitif et émotionnel énorme). Pour ma part, je pense que l’acceptation sur certaines parties de la ZAD de l’Etat et de l’élevage traduisaient la même défaite, et que la débâcle de la levée de fonds était en germe dans les comportements autoritaires qui existaient sur zone bien avant 2018.

A ce titre, notons le soutien de la chaîne « Partager c’est sympa » (PCS) au fonds En Commun. PCS c’est le symbole même de l’activisme écologiste bon enfant, pacifiste et républicain, pour ne pas dire blanc et bourgeois. Les actions défendues par PCS, ce sont des marches pacifistes, le vol de chaises dans des banques et de portraits de Macron dans des mairies. Voilà ce que proposent ces militant.e.s confortablement installé.e.s dans la société industrielle, alors que le dérèglement climatique devient incontrôlable, et qu’il faudra des millions d’années à la Terre pour se remettre de la sixième extinction de masse en cours. Voilà les personnes qui soutiennent la levée de fonds, entre autres intellectuel.le.s, écrivaine.e.s et journalistes engagé.e.s. Incapables de questionner leurs réflexes politiques, trop lâches pour mettre leur corps et leurs vies en jeu, ils demandent une nouvelle fois à d’autres, à l’Etat, de faire ce qu’ils n’osent s’imaginer faire. C’est l’écologie positive des petits pas, celle qui défend la dernière illusion civilisationnelle des « énergies renouvelables » et par là-même la destruction et la domestication toujours plus poussée du vivant.

Toute l’ambiguité de la lutte contre l’aéroport était contenue dans le « et son monde », source de la confusion qui règne encore chez beaucoup. Volontairement flou, cette appellation avait le mérite de susciter l’adhésion sans jamais trancher sur les conflits multiples qui habitaient déjà la ZAD. Un slogan publicitaire en somme, usé jusqu’à ce que les termes de « et son monde » deviennent un « meme » dans le milieu militant tant il fut répété jusqu’à ce que chacun.e le vomisse. « Et son monde » ça peut être la domination de la bourgeoisie sur la démocratie parlementaire (position réformiste), comme celle de la société industrielle et sa destruction accélérée des conditions de vie sur Terre (positions des écologistes de toutes tendances), ou alors la mise en coupe réglé du vivant que porte en elle toute forme de civilisation (position de l’anarchie anti-civilisationnelle). Et dans chaque cas, ça implique des modèles organisationnels complètements différents des autres, voire pas d’organisation du tout.

Alors non, contrairement à la présentation publicitaire habituelle du mythe de « la ZAD de NDDL », celle-ci ne résiste pas encore et toujours à l’envahisseur parce qu’on fait attention à ne pas couper trop d’arbres ici ou à ne pas mettre de pesticides là. Mais de toutes façons « la ZAD » n’a jamais existé. Il y eut en réalité des milliers de ZAD à NDDL, à chaque fois qu’un individu s’est mis en tête de défendre une cabane, un arbre ou un terrier. A chaque projet collectif. Il y eut une nouvelle ZAD dans chaque complicité nouée sur zone, quelle que soit la durée de la relation ou de la présence. Et toutes ces ZAD n’ont pas perduré ou fait le jeu de la négociation. Encore aujourd’hui, des ZAD se construisent des cabanes là où l’Etat les avaient éclaté au bulldozer il y a un an. Des ZAD se créent quand des personnes décident de se retrouver et de conspirer ensemble. Pour protéger ce qui peut encore l’être sans jamais songer à négocier avec l’ennemi.

ZAD partout, surtout sur la ZAD.

PS: si tu lis ces mots, force à toi Maxime.