Anarchistes et néo-malthusianisme

Le néo-malthusianisme est ainsi condamné de façon quasi unanime par les anarchistes « purs et durs » : « les communistes ». Dès 1877, Paul Robin, fraîchement converti, devait être surpris par l’incompréhension, et même l’opposition, qu’il rencontra auprès de James Guillaume, Pierre Kropotkine et des compagnons réunis pour le congrès libertaire de Saint-Imier. L’opposition des grands théoriciens du communisme libertaire à la loi de la population ne devait jamais faiblir. Si Kropotkine considérait l’action de Paul Robin comme une trahison de la révolution, le jugement d’Elisée Reclus n’était guère moins sévère : « Elisée Reclus que j’ai aimé et vénéré pendant trente-cinq ans, appelle dans un journal brésilien, L’Aurora, notre propagande une grande mystification » (8). Quant à Jean Grave, il qualifiait ainsi le néo-malthusianisme : « c’est la doctrine la plus réactionnaire que je connaisse » (9) et il s’employa périodiquement à rappeler cette condamnation dans son journal Les Temps nouveaux. Cependant, bien des disciples de Kropotkine, Reclus et Grave étaient loin de partager leur rigueur dogmatique. A côté de Paul Robin, Léon Marinont, qui fut le premier administrateur-gérant de Régénération, se voulait également communiste avant d’adhérer au Parti socialiste unifié. Quant à Eugène Humbert il ne connut également le néo-malthusianisme qu’après avoir été gagné au communisme libertaire par un camarade de travail, Lapique, qui était à Nancy, où il résidait alors, le correspondant de Jean Grave et le dépositaire de La Révolte.

Le néo-malthusianisme devait, en revanche, rencontrer un accueil beaucoup plus favorable auprès des anarchistes groupés autour du Libertaire. Dès 1900, Antignac y écrit deux articles favorables à Robin et à sa Ligue et se charge de la propagande directe auprès des anarchistes de Bordeaux. Puis Urbain Gohier est gagné à son tour (10).

Les arguments favorables et défavorables aux néo-malthusiens vont, pendant plusieurs années, alterner au sein des colonnes du Libertaire, jusqu’à ce que, dans le courant de l’automne 1903, soit réalisée une conversion d’une importance considérable : celle de Sébastien Faure. Paul Robin avait tenté à plusieurs reprises de gagner Sébastien Faure à ses idées. Sans y être réellement hostile, celui-ci était, pour le moins, très sceptique. L’enthousiasme du jeune militant anarchiste qu’était alors Eugène Humbert lui donna semble-t-il à réfléchir. Il accepta d’étudier avec beaucoup plus d’attention le problème de la population et, après plusieurs visites d’Humbert, adhéra au néo-malthusianisme.

Sébastien Faure était alors une des figures les plus prestigieuses du mouvement ouvrier. Orateur prodigieux, il faisait se déplacer et se passionner les foules, la dizaine de grandes conférences néo-malthusiennes au cours desquelles il devait prendre la parole connurent toutes un succès spectaculaire.

Bien qu’elle ait été, en définitive, totale, la conversion du Libertaire aux thèses néo-malthusiennes fut très progressive. Ainsi, en 1904, alors que la parution du livre de Gabriel Giroud, Population et subsistance, relance la polémique dans les milieux anarchistes et qu’elle suscite de violentes critiques de la part de Jean Grave et d’Elisée Reclus, la controverse occupe six numéros successifs du Libertaire, au cours desquels Jeanne Dubois, Eugène Humbert et Paul Robin s’efforcent de répondre aux attaques de Victor Méric et de Francis et Georges Paul. Puis, Victor Méric fut convaincu à son tour, ainsi que Louis Matha qui assurait la direction du Libertaire en remplacement de Sébastien Faure (11) trop occupé par son activité de tribun et l’organisation de la « Ruche », le pensionnat libertaire qu’il avait fondé en 1901. Le Libertaire devint alors franchement néo-malthusien, à tel point que Matha envisagea en 1908, en profitant de la disponibilité forcée de Paul Robin, de faire du néo-malthusianisme la nouvelle base théorique du journal et qu’il organisa, avec son amie Louise Sylvette, l’un des réseaux de vente de brochure antinatalistes et d’objets de préservation sexuelle le plus prospère.

Chez les individualistes, la seule opposition sérieuse fut celle de Libertad ; celui-ci cependant, comme il devait s’en expliquer au cours d’une conférence organisée par la Chambre syndicale des ouvriers graveurs et ciseleurs sur métaux (CGT) le 26 août 1904, condamnait uniquement le néo-malthusianisme du point de vue social : avec Elisée Reclus, il estimait que la terre pouvait produire suffisamment pour nourrir tous ses habitants ; en revanche, il admettait le néomalthusianisme du point de vue « individuel », ce qui, chez un individualiste, revêt une certaine importance.

L’équipe rédactionnelle du Malthusien se trouva d’ailleurs presque uniquement composée d’anarchistes individualistes : Albert Lecomte, Edmond Potier, Manuel Devaldès, Armand se voulaient « anarchistes individualistes » pratiquant « l’éducationnisme » :

La misère, la souffrance, l’oppression qu’ils aperçoivent autour d’eux, suffit, après réflexion, à leur faire remarquer que moins un être humain a de charge, plus il est indépendant de ceux qui l’exploitent et le dominent […]. La fécondation irréfléchie ravale la femme au rang d’une pondeuse et fait de l’homme qui accepte les charges de la paternité une bête de somme (12).

De leur côté, Marestan et Lorulot se livraient au même combat de façon « individuelle » : Jean Marestan, par la publication de son livre L’Education sexuelle, qui se vendit à près de 150 000 exemplaires et par les dizaines de conférences qu’il prononça, Lorulot, en développant les thèses néo-malthusiennes dans les journaux qu’il dirigea (L’Anarchie puis L’Idée libre) et en organisant, à l’exemple de Matha, son propre réseau de vente de préservatifs.

Opposition des communistes, adhésion des individualistes… L’on ne saurait cependant juger de l’attitude du courant anarchiste envers le néo-malthusianisme par la seule étude des prises de position de ses « vedettes » et de ses journaux les plus importants. L’anarchie c’est alors, également, une multitude de petits groupes et d’individus isolés, de petites feuilles à parution plus ou moins régulière et brève, qui, à en croire les malthusiens, donnent de multiples preuves de leur solidarité. Mais l’anarchie est surtout un courant de pensée, certainement le plus puissant de ceux qui traversent le mouvement ouvrier de cette époque ; il domine le syndicalisme et exerce même une influence profonde sur un bon nombre de militants du Parti socialiste.

Francis RONSIN

Extrait de « La classe ouvrière et le néo-malthusianisme : l’exemple français avant 1914 », Le Mouvement Social N° 106, Janvier-Mars 1979, pp. 92-94.

NOTES

(8) Paul Robin, dans Régénération de juin 1905.
(9) Le Syndicalisme dans l’évolution sociale (1908). Il faut signaler que, dans le même texte, Jean Grave condamne également d’autres hérésies du mouvement libertaire : « l’éducationnisme », le syndicalisme et l’antimilitarisme.
(10) Ecrivain de talent, mais journaliste professionnel, Urbain Gohier devra souvent faire le silence sur ses convictions néo-malthusiennes : ainsi à L’Aurore.
(11) Le Libertaire avait été fondé en 1895 par Sébastien Faure et Louise Michel.
(12) ARMAND, « Le malthusianisme, le néo-malthusianisme et le point de vue individualiste », Le Malthusien, février 1911.

Source : Gallica