Valider le hiérarchisme au nom de l’antiracisme

Le refus des opposants est motivé soit par un mépris ou une détestation des autres animaux, soit, dans le cas où ces opposants se veulent antispécistes, par la crainte d’être assimilé aux autres animaux, c’est-à-dire « déshumanisé ». Ni l’un ni l’autre ne sont recevables d’un point de vue antispéciste, car, comme le dit Paola Cavalieri, « la « déshumanisation » – c’est-à-dire, l' »animalisation » – est vue comme une dégradation parce que les animaux sont déjà dégradés, dès le départ10». Si un antispéciste acceptait ce genre de raisonnement, il validerait l’idée spéciste que les autres animaux sont méprisables pour la seule raison qu’ils ne sont pas humains. Il n’est tout simplement pas possible d’être antispéciste et refuser par principe d’affirmer que les animaux non humains sont nos esclaves – c’est-à-dire, les esclaves des humains, quelle que soit leur couleur de peau – au seul motif qu’il est dégradant pour certains humains d’être comparés à eux. Ainsi, nous pouvons dire avec Marjorie Spiegel que « [c]omparer la souffrance des animaux à celle des Noirs (ou tout autre groupe opprimé) n’est offensant que pour le spéciste : celui qui a adhéré aux idées fausses sur ce que sont les animaux11. » Et dès lors il est clair que, comme l’écrit David Olivier : « Les Noirs qui ne veulent pas qu’on parle d’esclavage à propos des non-humains parce qu’ils se sentent insultés ou ont peur que leurs camarades se sentent insultés ne parlent pas en tant que Noirs antiracistes mais en tant que spécistes12. » Les antispécistes ont donc raison de rejeter l’accusation selon laquelle ils seraient incapables de mener une analyse conceptuelle objective. Mais on peut leur objecter que, quand bien même ils y parviendraient, cela ne leur donne pas le droit d’en livrer les conclusions.

D’une manière intellectuellement (mais non politiquement) douce, en effet, les opposants se disent prêts à accepter la justesse des positions antispécistes quant à l’esclavage animal sur le plan conceptuel ; mais ils leur demandent de bien vouloir y renoncer afin de ne pas contribuer à fragiliser un peu plus la position des Noirs dans notre société où sévit le racisme en ravivant leur animalisation, encore bien vivante, qui permet de les mépriser et de les discriminer. En bref, cet antispécisme qui assume ses positions conduirait au racisme avec l’indécente et coupable légèreté typique de cette « véganie blanche » qui n’a que faire de ce que subissent les Noirs. Mais où est l’indécence en réalité ? Ne pas vouloir parler d’esclavage animal par crainte d’être comparé aux animaux non humains serait équivalent par exemple à ne pas vouloir parler d’esclavage sexuel par crainte d’être comparé aux femmes, qui en sont les principales victimes. Serait-il décent de demander aux féministes ou aux proféministes d’accepter de renoncer à cette terminologie au seul motif d’éviter une comparaison qu’on jugerait dégradante pour les Noirs ? Certainement pas. Alors, pourquoi serait-il décent de demander aux antispécistes de renoncer à parler d’esclavage animal du seul fait que la comparaison est dégradante pour les Noirs ?

Pour ma part, je vois dans cette exigence une renonciation, un défaitisme qui confine à la servitude volontaire. La seule manière en effet d’être antiraciste est de ne pas valider le racisme. Or, le hiérarchisme, dont participe l’idée qu’il y a des êtres non pas simplement différents mais inférieurs à d’autres – des êtres qui ont moins de valeur axiologiquement – est au cœur du racisme et bien sûr du spécisme. Les antiracistes pourraient refuser le hiérarchisme, en tant qu’antiracistes. S’ils ne le font pas, alors force est de constater qu’ils le servent. Or, que fait la personne qui refuse d’être comparée aux animaux non humains, par exemple lorsqu’elle est traitée d’« animal », de « singe » ou de « rat » ? Elle reconduit l’idée spéciste qu’un animal non humain est méprisable, et donc cautionne le hiérarchisme. De la même façon que celui qui refuse d’être comparé à un homosexuel lorsqu’on le traite de « pédé » reconduit l’idée homophobe qu’être homosexuel est méprisable, et donc cautionne le hiérarchisme. La seule réponse politiquement valable à « espèce de singe » ou « espèce de pédé », c’est « et alors ? ». Refuser la comparaison en tant qu’elle se veut insultante c’est tout simplement vouloir être au-dessus de ceux à qui on est comparé sur l’échelle des êtres ; en somme, c’est penser exactement comme le raciste. À ce propos, je citerai Christopher-Sebastian McJetters, cet autre antispéciste noir qui affirme lui aussi que les animaux sont nos esclaves et n’accepte pas le rejet de la comparaison avec les autres animaux au motif qu’elle est insultante :

« Dites-le avec moi : une comparaison entre des systèmes d’oppression similaires n’est pas une comparaison entre deux espèces d’animaux. Mais quand bien même nous serions en train de faire la comparaison entre des groupes marginalisés d’humains et de non-humains ; pourquoi la trouvons-nous offensante ? À la base, la plupart d’entre nous sont insultés parce que nous avons l’impression d’être meilleurs qu’un autre groupe identifié à partir de distinctions physiques. C’est de la discrimination. Quand un groupe d’humains fait cela à un autre groupe d’humains, on parle de racisme. Lorsque les humains le font à des non-humains, on appelle ça spécisme13. »

Ou encore la féministe antispéciste noire Aph Ko qui, après avoir reconnu que « la structure de l’oppression dont souffrent les animaux et les Noirs est similaire » (même si elle suppose avec exaspération que les animalistes blancs ne s’intéressent au racisme qu’à l’occasion de la lutte contre le spécisme), ajoute :

« Parce que les Noirs aux États-Unis ont constamment été comparés aux animaux, nous réagissons en général en essayant de montrer combien nous sommes humains et méritons d’être traités comme tels. Mais c’est encore problématique. Faire valoir que nous sommes « humains », c’est tout simplement dire que nous sommes comme les Blancs, et craindre le terme « animal », c’est craindre d’être vus comme nous écartant de la blancheur. Il ne rime à rien d’ancrer votre respect et votre « humanité » au mépris d’un autre groupe d’êtres. En tant que Noirs, si nous craignons d’être catalogués comme « animaux » parce que cela veut dire que nous pouvons être utilisés, maltraités, réifiés et tués, alors peut-être devrions-nous nous demander pourquoi les animaux méritent d’office une maltraitance telle que nous sommes terrifiés rien qu’à l’idée d’être traités d’animal14. »

Refuser de dire que les animaux sont nos esclaves, c’est donc refuser de combattre fondamentalement le mode de pensée raciste et accepter de l’aider docilement à imposer ce qui est à son fondement, le hiérarchisme. Or, comme le dit encore McJetters : « L’établissement d’une hiérarchie d’oppression ne sert qu’à aider l’oppresseur. » À l’inverse, les antispécistes qui refusent tout hiérarchisme envers les animaux, humains ou non, font en sorte qu’il ne puisse y avoir aucune déshumanisation des populations racisées à travers la comparaison avec les animaux non humains, parce qu’ils détruisent le caractère dégradant de cette comparaison.

À cela, les opposants répondraient : « Mais qui êtes-vous pour nous donner des leçons d’émancipation ? Est-ce vous qui paierez les pots cassés avant que les comparaisons avec les animaux cessent d’êtres insultantes ? De quel droit nous demandez-vous d’être la chair à canon de la lutte contre le hiérarchisme ? Nous pouvons nous en émanciper sans avoir à le faire tomber, et ça ne regarde que nous ! » Certes, et je n’ai certainement pas de leçons à donner aux premiers concernés sur la manière de mener concrètement, au quotidien, la lutte contre le racisme. Ce n’est pas moi qui suis confronté tous les jours au mépris et à la discrimination qui touchent les Noirs et s’il y a des conséquences du fait de parler d’esclavage des animaux non humains, ce n’est pas moi qui les subis. Je suis d’accord avec McJetters, invité à s’exprimer sur le blogue d’une autre antispéciste noire, Dre Amie « Breeze » Harper, lorsqu’il dit qu’il est acceptable et utile de parler d’esclavage des animaux non humains mais que cela doit se faire en accord avec la lutte contre le racisme15. Il donne quelques conseils à cet égard, et sans doute doit-on continuer de réfléchir ensemble à la meilleure manière de dire que les animaux sont des esclaves. Mais ça n’enlève rien à la nécessité de le dire. Les animaux sont nos esclaves. Ce n’est pas une analogie. Ils ne sont pas « comme des esclaves », ce sont des esclaves. Et par conséquent, seul l’esclavage des humains a été aboli, pas celui des autres animaux. Ne pas l’admettre, au seul motif qu’ils n’appartiennent pas à l’espèce humaine, c’est être spéciste, même si l’on est motivé par des raisons stratégiques en faveur de l’antiracisme, car elles reconduisent le hiérarchisme aux dépens des animaux non humains, jugés méprisables. Maintenant, c’est une chose d’être spéciste, c’en est une autre de demander aux antispécistes d’intégrer une dose de spécisme dans leurs discours. On ne peut pas demander à des antispécistes de cesser de lutter contre le spécisme.

https://lamorce.co/et-pourtant-ils-sont-nos-esclaves/

10. Paola Cavalieri, « The Meaning of the Great Ape Project », Politics and Animals, 1, 2015, p. 27.
11. Marjorie Spiegel, The Dreaded Comparison. Human and Animal Slavery, seconde édition, Mirror Books, 1996, p. 30.
12. Commentaire sur le podcast iamvegan.tv du 20 août 2017, 19:52. Disponible à cette adresse : https://www.facebook.com/iamvegan.tv/videos/485832245112359/
13. Christopher-Sebastian McJetters, « Slavery. It’s Still a Thing », publié le 11 juin 2014 sur le site Vegan Publishers.
1. Aph Ko, « 3 Reasons Black Folks Don’t Join the Animal Rights Movement – And Why We Should », publié le 18 septembre 2015 sur le site Everyday Feminism.
15. Christopher-Sebastian McJetters, « The Prop of Black People in White Self-Perceptions : Revisiting the Slavery Comparison (Guest Post: Christopher Sebastian McJetters) », publié le 28 décembre 2015 sur le site The Sistah Vegan Project.