Après la révolte de Mai 68, un nouveau cycle de luttes semble se dessiner. Le mouvement ouvrier traditionnel ne cesse de s’affaiblir. Surtout, les communistes libertaires des années 1968 ont fait surgir de nouvelles questions. La répartition des « richesses » s’oppose à l’abolition de la valeur. Le sujet révolutionnaire n’est plus toujours clairement définit. Ces réflexions restent toujours pertinentes pour penser l’actuel cycle de lutte.

Le mouvement ouvrier traditionnel s’appuie sur un programme défini. La révolution doit permettre une gestion de la production par les ouvriers. En revanche, le mode de production capitaliste n’est pas remis en cause. Un nouvel Etat, géré depuis le syndicat ou les conseils ouvriers, doit permettre une meilleure organisation. En revanche, le travail, la valeur et les échanges marchands ne sont pas remis en cause.

La révolution russe de 1917, la révolution allemande de 1918 et même la révolution espagnole de 1936 reposent sur ce modèle. Ce qui explique en partie leur échec. La contestation des années 1968 ne reste pas focalisée sur ce projet de gestion ouvrière. Ce sont des grèves sauvages et des émeutes qui s’opposent aux cadences et à la misère de la vie quotidienne. Mais ces nouvelles luttes ne visent plus à s’emparer de l’appareil productif. Le livre Rupture dans la théorie de la révolution propose un recueil de textes théoriques pour penser la situation actuelle.

 

Conseils ouvriers

Le groupe Information et correspondances ouvrières (ICO) provient d’une scission de Socialisme ou barbarie, le groupe animé par Cornélius Castoriadis. ICO regroupe des anarchistes et des marxistes qui se rattachent au communisme de conseils. ICO refuse le militantisme traditionnel et diffuse des informations sur la lutte des classes dans tous les pays. Néanmoins, la description du déroulement concret des mouvements sociaux laisse peu de place au débat théorique. ICO débouche vers la revue Echanges.

L’analyse du mouvement des conseils en Allemagne doit permettre de comprendre son échec. En 1918, des Conseils Ouvriers et des Conseils de soldats se créent. Des grèves sauvages déferlent sur le pays. Ces mouvements spontanés ne sont dirigés par aucune organisation. Les travailleurs s’organisent à la base, à l’échelle de l’usine. Néanmoins, le mouvement ouvrier reste encadré par une puissante social-démocratie. Le courant révolutionnaire, incarné par Rosa Luxemburg, demeure minoritaire. Surtout, il reste lié au parti social-démocrate.

Néanmoins, la dynamique des conseils permet aux travailleurs de prendre en mains leur propre lutte, en dehors des appareils des partis et des syndicats. Mais les militants de l’ancien mouvement ouvrier restent influents et finissent par se faire élire délégués des Conseils. Le Parlement impose une loi pour fixer les droits et devoirs des Conseils qui doivent surveiller l’application des lois sociales. Les Conseils deviennent alors un des rouages de l’Etat.

Après l’échec de la révolution se forment des organisations d’usine, comme l’AAUD. Elles combattent l’influence des syndicats et des réformistes. Mais l’AAUD subit une énorme vague de répression policière et politique. La direction du parti communiste (KPD) décide de se tourner vers le parlementarisme et le syndicalisme. Le KPD exclu sa base ouvrière qui forme le KAPD et valorise l’action directe. Néanmoins, le KAPD reste attaché à la séparation entre le parti, chargé de la propagande, et de l’organisation d’usine qui s’apparente alors à un syndicat.

Après l’échec des révoltes, les militants de l’AAU proposent des réflexions sur les fondements économiques du communisme. Leur texte propose des pistes de réflexion mais ne semble pas remettre en cause la gestion ouvrière. Surtout, les perspectives politiques ne peuvent pas émaner d’un petit groupe de théoriciens, mais doivent être débattues dans les luttes. « La réalisation du communisme n’est pas l’affaire d’un parti mais celle de toute la classe ouvrière, délibérant et agissant dans et par les Conseils », souligne ICO.

 

Débats dans l’ultra-gauche

Pouvoir ouvrier, également une scission de Socialisme ou barbarie, reste attachée au marxisme. La critique de la bureaucratie, y compris gauchiste et tiers-mondiste, l’auto-activité des prolétaires et les conseils ouvriers restent la base théorique de ce groupe. « Le trotskisme et l’URSS » dénonce la lecture gauchiste du régime soviétique. L’étatisation de l’économie ne modifie pas les rapports sociaux de classe. La nationalisation et la planification reposent également sur l’exploitation des travailleurs par la bureaucratie comme nouvelle classe dirigeante.

La Vieille taupe mêle le conseillisme et les idées situationnistes avec le bordiguisme. C’est ce confusionnisme avec un courant issu du marxisme-léninisme qui débouche vers le négationnisme antisémite. « Idéologie et lutte de classes » attaque la pensée de Lénine héritée de la science bourgeoise. Le chef bolchevique estime qu’une avant-garde idéologique doit apporter la conscience politique à la classe ouvrière depuis l’extérieur. Ce sont donc les intellectuels qui doivent encadrer les masses et diriger la révolution.

« Sur l’idéologie d’ultra-gauche », un texte publié dans ICO, évoque l’organisation et le contenu de ce courant. L’ultra-gauche qui émerge après la Première guerre mondiale. Elle s’oppose à la gauche de Lénine. Elle s’appuie sur l’expérience pratique des luttes ouvrières en Allemagne et sur la critique théorique du léninisme. Pour l’ultra-gauche, la classe ouvrière n’a pas besoin d’être dirigée par un parti pour devenir révolutionnaire. Le prolétariat doit s’organiser dans les conseils ouvriers et non être guidé par des révolutionnaires professionnels. « Les révolutionnaires font donc seulement circuler des informations, établissent des contacts, mais n’essaient jamais en tant que groupe d’élaborer une théorie et une orientation d’ensemble », estime ICO. Néanmoins, l’ultra-gauche valorise la forme des conseils ouvriers plutôt que le contenu politique, qui peut se réduire à une gestion ouvrière du capitalisme.

« Théorie révolutionnaire et cycles historiques » évoque les grands courants du mouvement ouvrier. Une faillite de la théorie révolutionnaire s’observe dans une période de reflux des luttes. Les syndicalistes révolutionnaires se moulent dans une routine militante qui les éloigne des perspectives révolutionnaires. L’anarchisme insiste sur la critique de l’Etat mais reste enfermé dans une idéologie du travail.

L’ultra gauche devient fossilisée. Elle semble incapable d’analyser les échecs des révoltes historiques. Le communisme de conseils se rattache à la révolution qui s’achève en 1920. Le bordiguisme n’a jamais participé à une révolte et demeure une idéologie contre-révolutionnaire. En l’absence de luttes, le passé est encore plus idéalisé. Seule la reprise révolutionnaire peut permettre de comprendre la révolution passée et d’en tirer les leçons.

 

Luttes contre le travail dans les années 1968

« En quoi la perspective communiste réapparaît » revient sur les luttes des années 1968. Au moment de la révolte de Mai 68, des Comités d’action émergent. C’est surtout le comité inter-entreprises de Censier qui tente de coordonner les grèves pour sortir de l’emprise de la CGT et des gauchistes. Mai 68 ne se réduit pas à un programme et sort du cadre des revendications réformistes.

Le groupe Négation propose une critique du travail et de l’autogestion. La révolution communiste doit passer par une auto-négation du prolétariat. Négation se rapproche également d’ICO. « Luttes de classes et mouvement révolutionnaire » observe des grèves sauvages qui reflètent un refus du travail. « De plus en plus, il s’agit de faire grève afin de ne plus bosser, afin d’avoir plus de temps pour aller à la pêche, pour baiser, aller voir les copains, pour boire un canon… », observe Négation. Ce comportement est évidemment dénoncé par les syndicalistes et les gauchistes. Le sabotage du travail et de son organisation se développe également. Les désirs quotidiens priment sur les séparations, le travail, le sacrifice.

« Contre-planning dans l’atelier » est un article d’ICO qui évoque les pratiques de luttes des ouvriers de Détroit dans une usine automobile. De nouvelles formes d’organisation émergent en dehors des syndicats. Le sabotage doit permettre de lutter contre les cadences pour reprendre le contrôle de son propre travail. « Tel qu’il apparaît dans son contexte, le sabotage n’est rien d’autre qu’un moyen d’extorquer un peu plus de temps libre », commente ICO. Dans sa « Contre-interprétation du « contre-planning », Négation reproche à ICO sa défense du travail et de l’autogestion. Les conseillistes insistent sur l’auto-organisation de la production, mais sans proposer un autre contenu. Les ouvriers doivent gérer les usines, mais la manière de produire reste dans le même cadre capitaliste. Les conseillistes semblent rester attachés au travail sérieux et discipliné.

La revue Intervention communiste se crée en 1972 en rupture avec le conseillisme. IC critique la conception scientiste et positiviste de la théorie, mais aussi le « mouvement de libération séparé » comme les homosexuels du FHAR ou les féministes du MLFIC estime surtout que le prolétariat doit se nier comme classe pour permettre la révolution. Ce courant débouche vers la création de Théorie communiste en 1976. La revue s’oppose à la révolution comme simple affirmation de la classe ouvrière et autogestion du salariat. L’abolition de la valeur devient nécessaire.

L’OJTR regroupe les jeunes travailleurs du Parti socialiste unifié (PSU). Cette organisation tente d’évoquer les préoccupations de la vie quotidienne. Elle se rapproche des idées conseillistes et situationnistes pour proposer une critique du militantisme. « Lordstown, 1972 » décrit une grève ouvrière. La General Motors implante une usine dans la ville de Lordstown, dans l’Ohio. Mais les ouvriers refusent la discipline, les cadences et l’automation. Ils pratiquent l’absentéisme et même le sabotage. La nouvelle direction de l’usine décide donc d’organiser des licenciements. Les ouvriers se mettent alors en grève. 

Les ouvriers ne veulent pas mieux gérer l’usine. Ils expriment un refus du travail. Ensuite, la grève révèle la spontanéité. Les ouvriers n’ont pas besoin que les partis et les syndicats viennent leur apporter une conscience de classe. Les ouvriers ne portent pas une idéologie, mais ils développent une conscience liée à une situation et à des possibilités d’action. La grève ne doit pas déboucher sur des revendications et sur une gestion de l’usine, mais sur un moment de sabotage de la routine du quotidien. « On dégage la grève, acte de force et de plaisir, de la gangue mystificatrice de négociation et d’ennui qui l’entoure », analyse l’OJTR.

 

Dépasser la logique marchande

Ce recueil de textes reste particulièrement précieux. Ces analyses, proposées autour de la contestation des années 1968, soulèvent de nouvelles questions. Elles tentent de montrer les angles morts des anciennes théories révolutionnaires du mouvement ouvrier. Ces réflexions émergent dans un contexte historique précis. Les luttes sociales restent importantes, mais elles sortent des vieux modèles anarchistes ou marxistes. Ces textes permettent de repenser les luttes sociales et la rupture avec le capitalisme.

Plusieurs réflexions tranchent avec le tout venant gauchiste et avec le prêt-à-penser militant. Ces groupes sortent même de leur propre tradition conseilliste. L’autogestion, et même les conseils ouvriers, ne sont qu’une autre forme de gestion du capitalisme. Le travail, l’échange marchand et la valeur peuvent perdurer même avec une gestion des usines par les ouvriers.

Ces groupes valorisent la tradition des luttes anti-travail. Le refus des cadences et de la discipline débouche vers des pratiques de sabotage et de grève sauvage. Les syndicats s’opposent à ces luttes. Ces structures d’encadrement se contentent de défendre les salariés dans le cadre du capitalisme. Mais les syndicats refusent de remettre en cause le travail et l’exploitation. La critique du travail peut même déboucher, chez les situationnistes, vers une remise en cause de tous les aspects de la vie. De nouvelles relations humaines doivent s’inventer.

En revanche, ce recueil de textes comporte également quelques limites. Deux courants opposés sont amalgamés. La tradition du communisme de conseils, même critiquée et dépassée, reste stimulante. Elle s’appuie sur les pratiques de luttes et sur les diverses formes de résistance au travail. Elle relie théorie et pratique pour dépasser la dimension revendicative des luttes. Elle peut alors déboucher sur une critique du travail qui part directement des révoltes ouvrières. Au contraire, la tradition bordiguiste se noie dans l’abstraction la plus nébuleuse. Le communisme doit alors descendre du ciel comme par magie. La théorie est alors déconnectée pratiques de lutte pour devenir abstraite et peu compréhensible. C’est ce qui débouche vers la théorie de la communisation.

La tradition conseilliste d’ICO reflète le travers inverse. Ce groupe se contente de donner la parole aux luttes ouvrières. Il permet de montrer les nouvelles pratiques de lutte. En revanche, ICO refuse l’intervention politique et même l’analyse critique au nom d’un anti-léninisme poussé à l’extrême. ICO a évidemment raison de partir des luttes sociales. Mais l’absence de critique débouche vers une idéalisation de ces mouvements. ICO ne remet pas en cause la gestion ouvrière et les travers réformistes de ces luttes. Au contraire, les pratiques de lutte doivent s’accompagner d’une réflexion critique pour éviter de reproduire les échecs historiques.

Ce recueil entend renouveler la théorie de la révolution. Néanmoins, les textes ne visent pas toujours juste. Les théories néo-bordiguistes d’Invariance vont jusqu’à nier la lutte des classes. La communisation renvoie également à un modernisme peu clair. Le prolétariat ne doit pas s’affirmer, mais se dépasser. La communisation doit arriver par magie. Ce renouveau théorique semble trop peu relié aux luttes sociales et à la réalité concrète. La réorganisation de la société doit partir des luttes et proposer des mesures concrètes. Il faut bien se nourrir et se loger. Même si la production ne doit plus reposer sur la discipline du travail ou sur une nouvelle forme d’exploitation.

Inversement, la tradition conseilliste ne permet pas toujours de percevoir les évolutions du capitalisme. Ces groupes restent attachés au modèle de la grande usine fordiste avec beaucoup de salariés et un encadrement autoritaire. Le monde du travail a évolué. Les petites entreprises, la précarité, le management brisent la solidarité de classe. Les luttes anti-travail peuvent également émerger dans ce nouveau contexte. Mais l’ultra-gauche des années 1968 ne permet pas toujours de penser le capitalisme moderne.

Il faut également insister sur la critique de la vie quotidienne. Si les bordiguistes restent englués dans un économisme étroit, les conseillistes influencés par les situationnistes proposent des réflexions stimulantes. La critique du travail permet d’articuler critique de l’exploitation et critique de la vie quotidienne. Le capitalisme impose un mode de vie routinier qui provoque de la misère, mais aussi de la souffrance et de l’ennui. La révolution communiste se doit de satisfaire les besoins, mais aussi de bouleverser tous les aspects de la vie.

Source : Présentés par François Danel, Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975, Entremonde, 2018 (Senonevero, 2003)

http://www.zones-subversives.com/2019/01/de-l-ultra-gauche-a-la-communisation.html