Cyrille : Nous sommes le 5 décembre et nous allons parler d’actualité, même si les choses changent très vite. C’est une émission enregistrée consacrée aux « Gilets jaunes » avec Quentin de Lieux Communs, que l’on invite assez souvent pour organiser des débats. Je lui laisse la parole, il y aura aussi Daman qui va intervenir.

  • L’originalité de la situation provoquée par les gilets jaunes

Quentin : Bonsoir à tous. Nous sommes donc le 5 décembre, la date est importante parce que les choses évoluent effectivement rapidement. On va essayer de faire le point sur la situation. L’émission va se dérouler sous la forme de discussion – parce qu’il n’y a pas de thèses particulières à présenter – et on verra les différents points de vue, les contradictions qui émergent. Quelques mots d’introduction.
Je voulais essayer de cadrer un peu la discussion en dégageant les points originaux de la situation. Nous vivons en France depuis trois semaines une situation qui est très particulière : en quoi est-elle très particulière ? Je vais formuler quatre ou cinq points qui me semblent important de préciser.

  • Le premier est assez évident : on voit le surgissement d’un mouvement en provenance d’une population qui, jusqu’ici était sous-représentée, dans les médias, dans les syndicats, dans les partis, dans toutes les institutions. C’est la France qu’on dit « périphérique », péri-urbaine, relativement rurale, la France des oubliées, la France des « beaufs », de Johnny, de Patrick Sébastien, et dont on entend rarement parler depuis vingt ou trente ans. Elle surgit là, avec les « Gilets jaunes » : les points de blocage, les lieux de mobilisation, les types de revendications, sont assez clairs.
  • Deuxième point qui renforce cette originalité : c’est un mouvement auto-organisé. Il part de ce « désert français » et ne s’appuie donc sur aucun cadre, ni politique, ni syndical, ni associatif, ni idéologique et cela le rend extrêmement intéressant. Ces gens se sont donc auto-organisés, via les « réseaux sociaux » – essentiellement Facebook, très peu Twitter de ce que j’en sais. C’est donc une auto-organisation pratique improvisée au début, mais par la suite elle s’est affirmée ; il y a aujourd’hui un réel refus de l’organisation telle qu’on la connaît, avec des hiérarchies, des représentants, etc. Cela conduit à des revendications de démocratie directe extrêmement intéressante parce qu’on ne les a presque jamais entendues en France jusqu’à maintenant.
  • Troisième point : une adhésion populaire exceptionnelle. L’opinion publique est très favorable au mouvement, on a parlé de 70 à 85 % de soutien d’après les sondages, mais les sondages ne sont que ce qu’ils sont. Ce que l’on voit dans les médias et ce que rapportent les gilets jaunes eux-mêmes, les automobilistes y sont très favorables dans leur immense majorité. Il y a des frictions, des tensions, des accidents, mêmes, mais le soutien reste presque sans faille. Et même les épisodes de violences ne sont pas au discrédit du mouvement ; le soutien perdure quoi qu’il arrive.
  • Quatrième point : le pouvoir est faible. Le président Macron est issu d’un quasi-putsch institutionnel, médiatico-politique, mené il y a un an et demi. Alors que F. Fillon était en voie de remporter l’élection, que M. Le Pen était depuis longtemps la favorite, on a eu un Macron, sorti de nulle part, porté par les médias, qui est l’enfant de l’oligarchie et qui est venu rafler la mise a travers un parti fantomatique qui n’existe pas en réalité, c’est une espèce de nébuleuse. Il se retrouve aujourd’hui tout seul, sans réelle opposition et avec un parlement-croupion, c’est-à-dire des parlementaires qui sont derrière lui mais qui n’ont aucun contenu, aucune contenance, des technocrates, des arrivistes, très jeunes pour la plupart, effectivement issus de la société civile, ils s’en vantaient, mais totalement carriéristes et pour la plupart incompétents. Et tout cela contraste violemment avec le public des gilets jaunes. Macron est hautain, arrogant, c’est comme ça qu’il est perçu, et qui se trouve aujourd’hui en face-à-face avec le mouvement. Il n’y a plus de corps intermédiaires entre un mouvement nu, auto-organisé et populaire, profondément enraciné, et sa personne – d’où les slogans « Macron démission ! ». Il cristallise énormément de haine. [A cela se rajoute la défection des petits maires en région et, bien sûr, la lassitude des forces de l’ordre.]
  • Cinquième et dernier point original de la situation, en tous cas qui pèse sur le contexte, c’est la banlieue qui semble commencer à se mobiliser à travers les lycées. Pour l’instant en banlieue on a une grande distance vis-à-vis des gilets jaunes, en tous cas la jonction n’est pas faite du tout et il est possible qu’elle se fasse. La grande question est : selon quelles modalités peut-il y avoir une rencontre entre le monde de la banlieue et le monde des gilets jaunes ?

Voilà, c’était quelques points qu’il me semblait important à poser en début de débat.

  • La question écologique

C : Très bien. Alors le premier point que je voudrais aborder c’est la question de l’augmentation des taxes sur le diesel, même si cela paraît anecdotique maintenant. Les mots d’ordre ont beaucoup évolués mais au départ, c’était cette augmentation qui en plus était présentée de manière assez hypocrite comme une mesure écologique. Une phrase a été prononcée : il y a des gens qui se battent « contre la fin du monde », les autres « pour leur fin de mois »… Alors vu sous l’angle de l’écologie, on a du mal à s’extasier devant les mots d’ordre, le fait de rouler au Diesel… Après il y a aussi cette division entre ruralité et ville qui peut ressurgir. Comment perçoit-on ça ? Bien sûr c’était l’étincelle qui a fait partir le mouvement mais c’est vrai que lorsqu’on a du mal à boucler la fin du mois et qu’on nous dit qu’il faut quand même faire un effort sur l’écologie et que cela vient des gens qui méprisent complètement cette population-là, ça peut effectivement cristalliser un mouvement. D’ailleurs il y avait juste avant l’étonnement du pouvoir sur les oppositions aux limitations des routes à 80 km/h. Pour les citadins comme moi qui n’ont pas de voiture, cela paraît du bon sens, pour éviter les accidents, mais cela a été vu comme du mépris lancé par un pouvoir centralisé et autoritaire et avait été à l’origine de réactions importantes pour quelque chose qui paraissait anecdotique.

Daman : C’est vrai que le mouvement est parti sur cette base-là mais très rapidement, au bout de la première semaine, on avait complètement dépassé ça et on était déjà plus sur le pouvoir d’achat, la vie chère, les salaires bas, l’opulence des riches et leur indécence. Très vite cette question-là a été dépassé. Sur l’écologie, de ce que j’ai vu et discuté, on a l’impression d’une opposition entre une France péri-urbaine, rurale et foncièrement contre l’écologie et qui manifesterait de manière droitière leur droit à polluer, alors qu’en réalité les gens sont sensibles à la question écologique mais ils portaient la question sur des aspects pratiques du quotidien ; pouvoir emmener leurs enfants au cinéma, faire leurs courses, etc. et ça ce sont des questions éminemment politiques ; pouvoir remplir son frigo, pouvoir manger, payer son loyer, etc.

Q : Il y a une vraie colère, une rage qui s’exprime notamment dans les rues sous forme d’affrontements violents. On ne sait pas comment va se dérouler la manif de samedi prochain, le 8 décembre, mais on a là quelque chose de viscéral qui s’exprime.

Avant d’en venir à l’écologie, j’ai envie de dire quelque chose sur l’origine de la colère. Les gens que l’on voit se mobiliser, ce sont des gens qui jouent le jeu du système, de manière très objective : Ils jouent le jeu des crédits, de la propriété, des enfants, du travail, du salariat, de la société de loisirs… Ils croient aux promesses de la société actuelle, au modèle qu’elle propose. C’est discutable, mais c’est comme ça. Et ils sont extrêmement déçus parce que quelque chose est en train de changer. Qu’est-ce qui change ? Je crois qu’il y a une rupture du contrat social entre les élites et le peuple. En gros : depuis la fin des mouvements révolutionnaires en France, on va dire entre le début et le milieu du XXe siècle, une sorte de contrat s’était établi : une passivité politique de la part du peuple en échange de la société de consommation, de l’élévation du niveau de vie et la sécurité physique. Et ce contrat est rompu à l’initiative des élites, qui reprennent du poil de la bête, du fait de l’affaissement des mouvements d’émancipation, provoquent l’augmentation des inégalités, décuplent les prélèvements, les délocalisations, la précarisation, la désertification. Et ces populations, qui ont cru à ce contrat, et à raison pendant des décennies, sont en train de réaliser qu’il est rompu : les élites ne tiennent plus leurs promesses. Et eux sont soumis à un déclassement, une sensation ou un début réel de déclassement. Pas une réelle paupérisation pour la plupart, mais un tassement du niveau de vie, voire un début de recul. C’est donc un mouvement qui vient de loin, de très loin. Il va falloir réinventer un autre contrat que celui-là.
Alors bien sûr, l’oligarchie justifie son pillage par l’écologie mais le tragique est qu’elle a en partie raison… Du point de vue écologique, il est inévitable que nous consommions de moins en moins, notamment de l’essence. Si l’on s’y oppose, là le chantage est là évident, c’est que vous n’êtes pas écologique, vous ne pensez qu’à votre confort et vous négligez le sort de la planète. Le chantage est odieux.

La seule manière dont on peut s’en sortir à mon avis est de dire qu’il n’est pas possible de mener une politique écologique en situation d’injustice sociale. À partir du moment où il y a une différence énorme et croissante entre les couches sociales, c’est-à-dire une élite hyper-consommatrice qui incarne le modèle de la société et un appauvrissement en bas, on ne peut pas parler d’écologie. Dans ce contexte, il est impossible de demander aux gens qui ont de moins en moins de se serrer la ceinture, même pour de bonnes raisons alors qu’il y a un enrichissement effréné en haut. Ça, c’est un discours qu’on entend peu chez les écologistes [sauf depuis trois semaines]. Tantôt ils sont d’accord avec les gilets jaunes parce que ce sont des gens de gauches et qu’ils compatissent avec la souffrance, tantôt ils se taisent ou ruent en disant : « Oui mais quand même l’écologie »… Ça me paraît une faille extraordinaire dans le discours écolo depuis vingt ou trente ans : la dissociation entre la question sociale et la question écologique. Alors que l’articulation me semble évidente : si on doit moins consommer, s’il doit y avoir austérité, et il va y avoir austérité dans les décennies qui viennent d’une manière ou d’une autre, il faut que ce soit dans l’égalité, une relative égalité. Et les premiers à montrer l’exemple doivent être les plus hautes couches de la société, évidemment. C’est un discours que je n’entends jamais et c’est très dommageable parce qu’on est en train de rater un coche.
Tu as raison, Daman, le mouvement a beaucoup évolué, l’éventail des revendications s’est considérablement élargi, mais il est en train de se resserrer autour du pouvoir d’achat. Et notamment à cause de la récupération par la gauche, la France Insoumise et peut-être bientôt les syndicats. Et là on aura raté l’occasion de poser la question de l’inégalité sociale du point de vue de l’écologie.

C : Si je résume un peu : s’il y a une écologie possible, elle doit commencer par le dessus… Personnellement, si je me fie à quelques retours, venant des réseaux sociaux, de ma famille, etc. – parce qu’on en a peu parlé mais à Paris on n’y participe pas, on est plutôt spectateur – le discours est plutôt une réaction contre la culpabilité : « j’ai acheté du diesel parce que pendant dix ans on m’a dit de le faire, c’était mieux même du point de vue écologique, et maintenant c’est encore à moi de payer, encore et encore  »… Dans les campagnes on a fermé les gares, les lignes d’autocar, c’est un non-sens, alors qu’en ville on a toutes les infrastructures de transport, des bus, du métro.

Q : Bien sûr, c’est la partie de la population la plus dépendante de l’essence, du moins directement. Cette question de l’écologie est terrible parce qu’aujourd’hui on voit bien que l’oligarchie s’en sert pour justifier son pillage et considère qu’une partie de la population qui travaille et joue le jeu du modèle dominant devient la poule aux œufs d’or, c’est celle que l’on taxe le plus et c’est cette injustice que soulèvent les gilets jaunes.

D : Ça me fait penser à une revendication : « Plutôt que d’augmenter les frais les chauffage, aidez-nous à changer les fenêtres et à isoler nos habitations ». C’est du bon sens…

Q : Bien sûr, ou taxer le kérosène ou le carburant les entreprises, etc. On voit bien que la politique suivie n’est pas du tout écologique, ce n’est plus devenu qu’un prétexte. C’est absolument odieux, c’est une manipulation. Et j’entends très peu d’écologiste s’insurger de ça, alors qu’ils sont au premier plan et que c’est totalement odieux d’instrumentaliser la destruction des écosystèmes et l’épuisement des ressources pour justifier la domination sociale. C’est terrible.

C : Les discours sont aussi très caricaturaux : on entend que les gilets jaunes sont cons, qu’ils sont pour le diesel… Sur une interview de BFM, un gilet jaune défendait le diesel avec des arguments implacables en disant : « Vous poussez à la fabrication de voitures électriques qui sont beaucoup plus polluantes, tout en poussant à la sortie du nucléaire, mais si tout le monde se met à la voiture électrique, c’est trois centrales en plus »… Quelle est la cohérence de ce gouvernement ? Ce sont des messages contradictoires. On peut dire que la voiture c’est fini, mais ce n’est pas possible sur le terrain. On peut penser à des alternatives, mais il n’y en a pas beaucoup. L’augmentation des taxes sur le diesel, c’est vraiment le pansement sur une jambe de bois. Après on va augmenter l’essence ? et quoi ? Les gens vont se mettre au vélo du jour au lendemain ? Il n’y a aucune logique.

D : On a aussi l’impression qu’on a presque vingt ans de politique de non-sens dans les zones rurales : fermeture des petites lignes, augmentation du prix du train par la généralisation du TGV, etc. J’ai l’impression que là nous pète à la gueule des années de politique anti-écologique.

Q : Je pense que c’est même bien plus que ça. L’indécence très profonde de la situation est due au fait qu’on se heurte à un mur, celui de l’écologie. C’est-à-dire que le modèle proposé, la société de consommation, l’augmentation continue du niveau de vie est intenable écologiquement. C’est une limite externe à la société : on ne peut pas décider qu’il y a plus ou moins de pétrole. Il y en a de moins en moins et la consommation d’énergies carbonées ne cesse d’augmenter et cela provoque un bouleversement climatique. Nous arrivons au bout d’un système et il n’y a pas de solution a priori. Nous sommes la civilisation de la bagnole, cela fait une centaine d’années que c’est le symbole de la virilité, de l’énergie, de l’indépendance, de la réussite sociale et aujourd’hui on cherche à en sortir : c’est extrêmement difficile.
Et la transition énergétique ou écologique qu’on nous vend est une imposture : elle n’est pas possible. Il faudra qu’on passe par une réduction de la consommation, de toute manière, quoi qu’il se passe. Et cette réduction de la consommation générale – de l’énergie, des objets, etc. – n’est acceptable que dans une situation d’égalité sociale ou de relative égalité. Moi je milite pour une égalité des revenus : on peut considérer que c’est radical, mais je vois mal l’instauration d’une austérité, en langage écolo on dit «  sobriété  », dans cette situation d’inégalité croissante.
Seconde chose : effectivement, il n’y a pas de solution, les voitures électriques sont une absurdité, les batteries fonctionnent au lithium, contiennent des produits très polluants, nécessitant des terres rares qu’il faut trouver, c’est toute une machinerie industrielle qu’il faut alimenter, bref, ce n’est pas du tout écologique. Il n’y a donc pas de solution a priori. La sortie de l’impasse écologique dans laquelle la civilisation occidentale – la civilisation  ! – est engagée, ne se trouvera qu’à travers un bouleversement immense. Et ce bouleversement peu se faire de manière autoritaire, c’est le pire des scénario, ou de manière égalitaire, et les gilets jaunes montrent peut-être le début de cette deuxième option : la transformation de la société prenant en compte les contraintes écologiques et cherchant des solutions à ça. C’est très complexe, on ne va pas traiter de ça ce soir, mais ce que j’attendrais du mouvement en cours – et ce n’est pas a direction qu’il est en train de prendre, ce qui m’inquiète – c’est qu’il arrive à poser ce genre de chose. Aujourd’hui, les gilets jaunes ne semblent plus parler que de pouvoir d’achat, mais c’est encore un mouvement extrêmement ouvert, hétéroclite et démocratique et l’intérêt serait qu’il puisse avoir, à l’intérieur de lui-même, ce genre de débat qu’on a ce soir. Et arriver à réinventer par la base une société qui conjugue égalité sociale et tactique énergétique. Mais il n’existe aucune solution a priori. Mélenchon n’a pas la solution, Le Pen non plus, Trump non plus, ni Salvini, ni qui que ce soit…

  • Des précédents du mouvement des gilets jaunes ?

C : Ce ne sont que des récupérations politiques…
Je vous propose qu’on sorte de ce thème-là pour aborder le deuxième. On a parlé du changement des revendications, de plus en plus orientées vers le pouvoir d’achat, et même le terme est piégeux on ne parle plus de hausse des salaires, et on est encore dans la
consommation. Cela amène peu de perspectives, révolutionnaires, en tous cas. Beaucoup de gens essaient de comparer ce mouvement-là à d’autres, mais il est assez incomparable. Au début on comparait les gilets jaunes aux « Bonnets Rouges » quant aux revendications, mais là ce n’est pas du tout localisé, ce ne sont pas les patrons qui mènent la danse, ce n’est pas aussi droitiste. On a comparé à des mouvements à l’étranger : on a parlé de populisme, relativement aux catégories de populations concernées…
Moi ça me fait penser à l’Ukraine, même si c’est très différent. Le mouvement Maïd
an en 2015 a commencé comme une mini guerre civile autour du parlement et s’est terminé par des assemblées de quartier. J’ai enregistré une émission précédemment sur le thème, donc on va en parler ultérieurement ici. Il y a cette défiance vis-à-vis du pouvoir, qui perdure : il y a sans cesse de nouveaux partis qui arrivent mais sans dépasser les 10 %. c’est une espèce de nébuleuse qui cherche une solution. C’est aussi un mouvement qui est parti de leur demande d’adhésion à l’UE, et s’est complètement élargi par la suite. Il y a aussi beaucoup de différences, par exemple, l’auto-organisation, l’assembléisme y était vraiment important alors qu’avec les gilets jaunes, on dirait que la priorité était vraiment donnée aux actions. Donc en gros : à quoi se référer, à quoi comparer les gilets jaunes ?

Q : C’est difficile comme question. Un mouvement auto-organisé à ce point, et qui tient à son indépendance à ce point, c’est extrêmement rare. On compare les gilets jaunes au mouvement cinq étoiles en Italie, mais très rapidement le mouvement, plutôt poujadisme, s’est fait encadré par le parti, et l’a mené au pouvoir. Ce n’est pas, à l’heure qu’il est, la direction que prend le mouvement des gilets jaunes… On peut essayer de comparer à Mai 68, mais il s’est produit à l’époque une sorte de révolution à l’envers : tout a commencé par les étudiants avec des mots d’ordre très généraux ; « changer la vie », changer la société, les relations entre les gens… et tout cela a fini, avec les accords de Grenelle – qui passent pour une réussite, de manière totalement irrationnelle – par une discussion pour quelques pourcentages d’augmentation, les congés payés, etc. Nous, nous vivons plutôt une « révolution dans le bon sens » : ça commence par contester une taxe sur l’essence, on parle donc chiffres, et aujourd’hui on discute de questions extrêmement intéressantes, larges et contradictoires, qui traversent largement les partis politiques.
On se retrouve avec des revendications de tous les partis politiques, mélangées, de droite, de gauche, d’extrême-gauche, d’extrême-droite et qui semblent contradictoires, du moins a priori selon la grille de lecture habituelle. Un des enjeux du mouvement, pour moi, serait d’arriver à redécouper le paysage idéologique à travers des débats, des discussions, sur le moyen terme, à reposer des choses nouvelles. Si j’avais une comparaison à faire, ce serait plutôt en me référant aux alentours du XIXe siècle, le mouvement ouvrier qui repose alors la question de l’égalité et de la liberté sur le terrain économique et social, c’est-à-dire qui reprend les idéaux de la Révolution Française et parvient à les remanier et à les faire entendre d’une manière différente. Ce n’est plus l’égalité très formelle de la République, mais l’égalité sociale, réelle, entre les gens. Bien sûr, aujourd’hui on en est très loin, je vous fais part d’un rêve, mais il me semble que l’enjeu des gilets jaunes c’est ça : arriver à changer de monde, non pas le monde, mais le cadre dans lequel on pense les choses. Ne plus penser en termes d’opposition, par exemple, entre le pouvoir d’achat et l’écologie, ou entre le progressisme et le conservatisme. En réclamant une Constitutante, le mouvement est progressiste, mais en réclamant la fermeture des frontières, il est plutôt conservateur. Il y a là un enjeu fondamental que l’on n’a pas vu, j’ai l’impression, dans la France du XXe siècle.

  • Sur les revendications

C : Dans le discours de Gilets jaunes, il y a une chose qui nous parle à nous, libertaires, c’est la quotidienneté. Les gens parlent de leur quotidien, alors que dans la vulgate gauchiste ou partisane, c’était plutôt des directions globales. Ils parlent de leur fin de mois, d’eux-mêmes, et dénoncent une injustice. Alors il y a des choses qui peuvent paraître réacs, par exemple lorsqu’on entend : « moi je travaille 24/24 et j’ai une vie encore plus merdique que celui qui touche le RSA dans sa cité »… Ça c’est des discours que la gauche n’est pas prête à entendre, elle s’est défendue pour les minimas sociaux pour sauver des gens de la paupérisation et personne ne veut régresser. Et les revendications sont souvent mal perçues à gauche à cause de ça, il y a une mauvaise compréhension… Comme la revendication de la « fin de l’assistanat », c’est très dur à entendre, même pour moi : qu’est-ce qu’on entend par assistanat ? Si on veut renvoyer la balle, l’agriculture est très assistée, par la PAC, etc. Il y a beaucoup de mots d’ordre qui font changer le paradigme qu’on a habituellement, qui nous font entrer dans un autre univers. C’est clair qu’il y aura un changement des discours politiques en France suite à ce mouvement-là.

 

D : C’est ce qui est intéressant, c’est ils dépassent tout en disant : « On ne veut plus des miettes ! ». C’est fini, on ne veut plus des allocations, etc. on veut vivre dignement de notre travail. Et on ne veut plus que les riches échappent à ça. Ils mettent radicalement sur la place publique la question des inégalités.

 

C : La question c’est aussi comment tu interprètes « la fin de l’assistanat »… On peut l’entendre : « je ne veux plus bosser, moi, pour donner des miettes aux autres »… C’est dans les deux sens, ça peut vouloir dire que les autres doivent aussi se mettre à bosser vraiment ou alors crever la dalle. Et ça, qu’est-ce que ça signifie ? C’est intéressant au niveau philosophique, mais c’est vraiment un clash politique, pour le coup. Là, il y a vraiment une contradiction si on veut allier les banlieues à ce mouvement, il y aura vraiment des discussions très tendues au sein des assemblées… Je pense qu’il y aurait deux univers qui se rencontreraient et qui ne se connaissent pas. Quand on entend les deux discours des uns sur les autres, c’est vraiment des caricatures… Il y a vraiment des dissensions politiques au sein de ces deux positions.

 

D : Complètement. Mais de la part de gens qui ne se sont pas politisés pendant vingt ou trente ans, peut-être que le fait de se rencontrer autour de péages, de ronds-points, etc. peut-être réalisent-ils qu’ils vivent la même chose ? Les revendications changent alors peut-être et sur ce péage-là, peut-être qu’on n’a pas tous la même origine, la même situation, et que le rapport n’est pas le même à l’assistanat. Ça peut amener un changement de paradigme.

 

C : C’est sûr, ça rejoint l’introduction de Quentin : ce sont des gens qui croyaient au système, qui étaient dans une lutte individuelle et qui se rendent comptent que ça ne suffit pas. Ça peut amener de bonnes choses, mais ils pourraient aussi se retrouver tous unis contre d’autres personnes, ça peut aussi tourner comme ça…

 

Q : Il me semble qu’il y a deux vraies questions. La première est celle effectivement de la repolitisation de ces populations-là, et c’est la direction qu’elles semblent prendre : elles rentrent sur le terrain inconnu pour elles de la politique pratique, entre pratique et réflexion. Pour l’instant, ils tirent un peu tous azimuts, à partir de ce qu’ils ont, de ce qu’ils sont. Et c’est l’enjeu de ce mouvement : qu’ils arrivent à adopter une organisation interne, une démocratie directe. Non pas pour dialoguer avec le gouvernement – je trouve très bien leur position de refus – mais pour arriver à créer une réflexion entre eux, à multiplier les échanges, à créer, je ne sais pas, un journal, des sites internets, etc. pour avoir des discussions à propos de tout ça et pour, tu as tout-à-fait raison, changer de paradigme politique. Ça me semble central. Mais ce n’est vraiment pas leur direction. De ce que j’en vois, ils me semblent en rester au niveau informel. Mais ce n’est qu’une impression de loin ; je suis parisien, je suis un peu les réseaux sociaux, mais Facebook est un déversoir à tout et n’importe quoi, c’est d’ailleurs un peu inquiétant. Donc pour moi l’enjeu serait d’instituer un mouvement de long terme, sur des mois et des années pour que se reconstitue une politique populaire, un courant populaire, un corps politique français qui arrive à poser d’autres alternatives que celles que l’on connaît, de la politique politicarde.

  • A propos des réseaux sociaux

 

C : On n’a pas vraiment répondu à la question : à quoi ce mouvement ressemble ? Alors toi qui suis ça plus précisément, y a-t-il des assemblées générales ? On n’en entend pas parler dans les médias, on a l’impression qu’il n’y a que des blocages de gens un peu bizarres, avec une communication par les réseaux sociaux, on ne peut pas y échapper, malheureusement. Ça, ça a été un peu critiqué, dans nos milieux : une organisation un peu autoritaire basée sur l’action… Comment tu vois ça ? Y a-t-il des assemblées ? En quoi c’est différent d’autres mouvements ?

Q : Je ne le connais pas assez pour y répondre. Il y a nécessairement des réunions, au minimum, pour s’entendre lorsque les gens font connaissance. Parce que c’est un mouvement constitué d’inconnus, de gens qui ne se connaissaient pas avant, il a pu y avoir des groupes d’amis, mais la plupart ne se sont rencontrés qu’il y a trois semaines. Donc c’est extrêmement nouveau. Un des enjeux est de parvenir à reconstituer une socialité à la base, qui a disparu au fil des décennies et les réseaux sociaux prennent la place de cette sociabilité. C’est un des grands problèmes du mouvement d’ailleurs. J’ai édité un texte hier sur le sujet, sur « les pièges des réseaux sociaux », qui ont de multiples désavantages dont un, et pas des moindres, est qu’ils sont très fragiles : le jour où le pouvoir veut saboter les groupes Facebook, ce n’est difficile à faire, et par l’entrisme et techniquement.

C : Il y a la mauvaise expérience de la place Tahrir où trois jours après que les réseaux sociaux aient sautés, la place s’est vidée. C’était la fin des luttes en Égypte, lorsqu’ils ont coupé internet. C’est un aveu d’échec, ils n’ont pas réussi à faire plus que ça.

Q : Je ne connaissais pas… Pour répondre à ta question : y a-t-il des assemblées ? Oui, de ce que je vois, il y a des assemblées mais comme ce n’est pas spectaculaire du tout à la télévision, ça ne passe pas, des gens qui discutent… Mais on en entend aussi très peu parler sur Facebook, de ce que j’en sais. Et les bruits qui en parviennent dénotent quelque chose de difficile à réaliser : les gens auraient beaucoup de mal à se regrouper physiquement à la base. Et c’est normal : des assemblées de quelques dizaines ou centaines de personnes, qui se connaissent mal, on ne sait pas qui est flic, qui est d’où, qui fait quoi, ce n’est pas simple à organiser… Parvenir à structurer un mouvement avec des délégués de confiance selon les principes de la démocratie directe, par tirages au sort, mandats révocables, etc. c’est extrêmement difficile à faire mais c’est tout l’enjeu, qui est anthropologique.

D : Je voulais réagir à propos des réseaux sociaux. Lorsqu’il y a des « Facebook live », qui filment en direct une manifestation ou une assemblée générale, les flics parviennent à couper les ondes, ça c’est une réalité. Alors que la pratique fédère beaucoup : on passe à 5.000, 6.000 personnes qui suivent le direct en 10 min. Le pouvoir réagit, donc. Les appels qui réunissent plus 15.000 personnes pour ce samedi ont été supprimés, donc ils se recréent, chaque heure.
Par ailleurs, je voulais lire trois lignes d’un appel qui me semblait très intéressant, celui de Commercy, en [Meuse], où ils ont créé des assemblées populaires :
« Depuis Commercy, nous appelons donc à créer partout en France des comités populaires, qui fonctionnent en assemblées générales régulières. Des endroits où la parole se libère, où on ose s’exprimer, s’entraîner, s’entraider. Si délégués il doit y avoir, c’est au niveau de chaque comité populaire local de gilets jaunes, au plus près de la parole du peuple. Avec des mandats impératifs, révocables, et tournants. Avec de la transparence. Avec de la confiance. »
Ce genre de comité, il s’en crée un peu partout, alors c’est difficile de savoir comment ça se passe, ce qui en sort, mais je pense que la dynamique est enclenchée.

Q : Il faut espérer… Parce que là, depuis quelques jours, j’ai l’impression que les paroles rapportées des gilets jaunes se gauchisent, elles deviennent de plus en plus « mélenchon-compatibles » : on parle de plus en plus de pouvoir d’achat. Alors je ne sais pas si c’est un effet, un filtre des médias ou si c’est une réalité de la base.

Les gilets jaunes et la banlieue

Q : Je voudrais revenir à la deuxième question de tout-à-l’heure. S’il y a réellement échanges à la base, ils vont être très difficiles sur le fond, intellectuellement. Parce qu’il faudra arriver à réinventer un discours politique. Et ça, ce n’est pas simple du tout parce que les classes supérieures sont habituées à réfléchir en termes de gauche/droite et notamment à prendre l’extrême-droite comme le repoussoir absolu. Ça fait que depuis vingt ans, si on récapitule, toutes les élections se sont déroulées à travers le refus de Le Pen, depuis au moins 2002, Macron en étant le dernier avatar. Et la question de l’extrême-droite, comme les questions des migrants, de l’immigration, des banlieues, de l’islam vont devoir être traitées de front. Et plus on repousse l’échéance, plus ce sera douloureux. Ça l’est déjà aujourd’hui, mais ça le sera plus encore dans dix ans… Tu évoquais tout-à-l’heure l’opposition à l’assistanat. Moi j’entends dans cette revendication la valeur-travail bien sûr mais aussi, et c’est assez clair venant des gilets jaunes, un refus de la priorité donnée à la banlieue par les médias [et les politiques publiques] depuis trente ans. On sait que la banlieue est un puits sans fond : les « politiques de la ville » s’enchaînent, on doit être au dixième « plan banlieue » et c’est de l’eau jeté dans du sable, ça ne sert à rien. Il y a un problème réel en banlieue et qui se pose de multiples manières. Et notamment, ça ne se dit pas officiellement chez les gilets jaunes mais c’est présent, c’est le sentiment d’insécurité culturelle. Il y a une sécession musulmane à l’intérieur du pays qui est extrêmement inquiétante. On peut parler, on doit parler de convergence entre les gilets jaunes et la banlieue, mais ce sont deux mondes extrêmement différents. Il y a vingt ans le problème se posait différemment, et dans vingt ans, ce sera encore différent… bien pire à mon avis… Aujourd’hui il est, au mieux, très problématique. On voit que le mouvement des gilets jaunes ne concerne pas du tout la banlieue, alors que des gens y rencontrent les mêmes problèmes. Il y a un vrai clivage entre le monde péri-urbain des gilets jaunes, les grandes villes et les banlieues. Et ce sont ces questions-là qu’il va falloir discuter parce que ce sont de vrais problèmes. On ne peut plus s’en tenir, nous libertaires, aux discours gauchistes : « non il n’y a pas de problème, ni avec l’immigration, ni avec l’islam, ni avec les banlieues »… On ne peut plus le tenir. Il faudrait arriver à l’aborder. Et il me semble que les gilets jaunes, mouvement spontané, auto-organisé, ouvert quant au fond et quant à la forme peut-être un moyen de l’aborder. Ce n’est pas un mouvement identitaire, du moins je ne l’ai pas vu et …

D : …de quelle manière ? Parce que je ne vois pas trop comment l’aborder…

Q : Il y a moyen parce que les gilets jaunes, en un sens, réveillent la question sociale, la question de l’égalité entre les gens. Alors que jusqu’ici, depuis vingt-trente ans, la question sociale passait derrière la question ethnico-religieuse. c’est-à-dire que les pauvres étaient représentés par des gens issus de l’immigration. On vantait la diversité, une société métissée, le multiculturalisme, etc. alors que les gilets jaunes sont essentiellement blancs – même s’il y a des gens issus de l’immigration à l’intérieur, notamment des porte-paroles. Il y a une coupure réelle entre la France vantée par l’élite – métissée, multiculturelle, ouverte à l’islam – et la France, au fond, qui demande une réelle égalité entre les gens.

D : On avait pourtant l’impression d’une convergence samedi dernier [le 1er décembre] avec le « comité Adama », essentiellement musulman, qui vient de banlieue… Alors c’est peut-être une convergence construite, pour faire des selfies dans la manif, je ne veux pas mettre ça de côté, mais il y a eu un très bel accueil de la part des Gilets jaunes et on avait l’impression que tout ça fusionnait dans le refus de la pauvreté, de la relégation, que ce soit en banlieue ou dans le péri-urbain.

C : Je ne suis pas allé à la manifestation, mais ça a été visiblement une catastrophe pour le pouvoir… Après deux samedis plutôt violents, ils avaient autorisé les Champs-Élysées et ça a été une catastrophe en termes de CRS blessés, de dégradations du « mobilier urbain » comme disent les journalistes, avec le point d’orgue de l’Arc de Triomphe, repris six fois, si l’on en croit Castaner, par les manifestants. Donc une espèce de bataille de 9h du matin à la tombée de la nuit… Et là on a vu un retournement de la gauche, plutôt absente, qui avait décidé de s’y rallier. Il y avait deux discours contradictoires à la « France Insoumise » : l’un disait qu’il ne faut pas laisser la place aux fascistes, l’autre qu’il n’y avait pas de fascistes dans cette manif. Mais les deux partent du principe qu’on ne peut pas être pauvre et fasciste… et qu’est-ce que c’est que le fascisme  ?…

Q : …eh oui ! C’est vraiment ça, la question…

C : …parce qu’on peut facilement se retrouver dans cette catégorie, c’est vraiment pour discréditer les opposants politiques… Il suffit de vouloir discuter de l’immigration pour se faire traiter de fasciste… Ou si on attaque la mauvaise religion, par exemple… Alors le « comité Adama », on peut leur reconnaître, sont les seuls qui ont vraiment voulu manifester [en partant de St Lazare pour les rejoindre ensuite], mais sinon personne ne voulait se mouiller… Les partis trotskystes suivaient mais pour les radicaux, il ne fallait y aller que pour combattre le fascisme. Pas mal d’antifas y sont allé pour « casser du facho », et là pour moi, c’est l’adhésion zéro à la manif… Il vaut mieux ne pas y aller. En tous cas pour moi, ce n’est pas ça une participation active à une manifestation…

Q : Non mais là on est dans le délire « antifasciste », qui invente le fascisme pour exister là où il n’y en a pas…

D : Il y en a, à l’intérieur…

Q : Ce sont des groupuscules absolument insignifiants : des royalistes, des catholiques intégristes, etc. c’est une infime minorités, ce ne sont pas eux qui vont déterminer l’avenir du pays. Ce qui pèse sur l’avenir, c’est effectivement une extrême-droite, mais c’est une extrême-droite musulmane. Et une des questions, c’est : quelle va être son attitude, aujourd’hui ?

  • L’inconnue de l’extrême-droite musulmane

D : Pour avoir suivi pas mal de groupes en province, c’est plutôt une extrême-droite complotiste qui fait des ravages partout et vient pourrir le mouvement… À aucun moment, je n’ai vu de tentative venant de l’extrême-droite musulmane pour mettre la main sur le mouvement.

Q : Bien sûr, je ne parle pas de l’entrisme, ce n’est pas leur domaine : les Traoré et les Bouteldja peuvent le tenter mais c’est foiré immédiatement puisqu’elles parlent immédiatement de racisme alors que le mouvement des gilets jaunes parle d’égalité sociale. Il y a un malentendu absolu. La victimisation dans laquelle se complaisent les indigénistes tombe complètement à plat et empêche toute réelle connexion. C’est évident.
Je parlais de l’extrême-droite musulmane non pas à propos de l’entrisme, même si on peut s’y attendre, mais bien plus par l’attitude des musulman-e-s de banlieue : qu’est-ce qui va se passer ? Quel va être leur comportement ?

C : On s’approche de la fin de l’émission. Là on passe à un sujet différent, mais c’est vrai que…

Q : Juste une question. Parmi les revendications des gilets jaunes – alors on parle de revendications, c’est en réalité une liste adressée à la presse et au gouvernement il y a quelques semaines, je ne sais pas si on peut s’y fier, mais ça m’a l’air assez représentatif de ce que je connais de cette France-là qui se bouge – il y a donc une revendication qui dit, je cite de tête, « rendre effective l’intégration des immigrés », donc les aider à parler français, à s’intégrer, à acquérir les codes culturels, etc [1]. Là ils mettent le doigt sur quelque chose d’extrêmement délicat, effectivement. Les immigrés doivent-ils arriver à s’intégrer et à devenir français ? C’est le parcours de tous les immigrés depuis 150 ans. Aujourd’hui on voit un autre phénomène, qui est le multiculturalisme : des immigrés qui revendiquent leur propre culture, y compris de deuxième ou de troisième génération, ce qui aboutit à un multiculturalisme de fait, qui n’a jamais été discuté nulle part, et qui scissionne la population française, avec des rapports sociaux extrêmement différents. La vraie question, c’est : est-ce que vous tolérez qu’il y ait, en France, 60.000 jeunes filles excisées ? C’est ça le multiculturalisme. C’est ça le monde dans lequel on vit et on va vivre. La question est donc : Est-ce qu’il y a un peuple, de toutes les couleurs et de toutes les religions mais qui revendique une identité commune, ou pas ? Vit-on dans une société en peau de léopard, avec des communautés extrêmement différentes, des langues, des cultures, etc. Ça, c’est une société avec une multitude de conflits et c’est ce qu’on voit arriver.

D : Ce n’est pas ce que j’ai l’impression de voir sur les points de blocages… Au contraire, il y avait des musulmanes – je dis ça parce qu’elles avaient le voile – et tous se rassemblaient en chantant la marseillaise, ça c’est un élément fédérateur, et le tout en bloquant le péage… Ces questions ne se sont pas posées…

Q : Elles ne se sont pas posées parce que les femmes voilées y sont extrêmement rares… Et tu comprends le fond de la question : si les banlieues entrent dans la danse, on va se retrouver dans une situation de grande confusion. Tu peux te battre contre le gouvernement parce que tu veux sauver le pays, parce que le pays est sur une pente d’auto-destructions – auto-destruction économique, écologique, industrielle, culturelle, etc – mais tu peux aussi te battre contre le gouvernement parce que tu veux la chute du pays. C’est deux attitudes différentes. Et l’attitude des indigénistes est extrêmement claire : c’est la haine de ce pays et du peuple qui y vit.

D : Le risque du péril fasciste dans la suite du mouvement, il n’est absolument pas là. Moi je le vois plutôt au contraire dans un leader qui se dégagerait, dans une manif, et qui, une semaine après, fonderait un parti d’extrême-droite en reprenant les codes de Le Pen. Le risque de dérive des gilets jaunes est clairement là et pas dans une récupération islamiste de l’affaire.

C : Ce n’est pas ça, tu as mal compris. Si on veut une révolution, en gros, il faut une convergence de toute la France et là on va avoir un problème parce que le positionnement politique indigéniste, que l’on croyait minoritaire par exemple au sein de la Fédération Anarchiste, devient majoritaire et problématique. Le « Parti des Indigènes de la République » est installé, il rentre dans les universités, il vire ceux qu’ils veulent, obtient des postes, etc. même s’ils peuvent défiler là, ce qu’ils revendiquent est clairement différent. La revendication des gilets jaunes de permettre l’intégration des étrangers, pour eux, c’est un refus complet. Demander à quelqu’un qui vient d’arriver de parler la même langue, c’est vu comme quelque chose de fasciste, de nazi… Là, il y a un vrai clash avec les gilets jaunes qui ne parlent pas de Marx ou des conneries des universités, mais de leur quotidien et leur quotidien exige que soit tu parles la même langue, soit tu dégages. Et ça c’est un discours qui est i-nac-cep-table dans une certaine gauche, alors que c’est la base d’une société libertaire. Même dans celle-ci il y a des contraintes. Mais pour moi, ce problème ne concerne pas tous les banlieusards, qui sont aussi peu politisés que les campagnes : ils regardent la télé, TPMP, ce ne sont pas des Bouteldja…

Q : …il y en a quand même beaucoup qui regardent Al-Jazeera, quand même…

C : Oui, mais je pense que beaucoup sont solubles dans les gilets jaunes…

Q : Inch’Allah…

C : Ils ont leurs contradictions… Mais ils vivent sur le même territoire, ils seront obligés de se confronter à ça. Je ne pense pas qu’ils soient satisfaits de leur situation d’assistés, ce n’est pas une joie, je pense que beaucoup préféreraient travailler, et face à un mouvement social comme ça, c’est le côté émancipateur qui prend le dessus, parce qu’il s’impose de lui-même. Et aussi parce que vu la faiblesse idéologique du camp adverse, je ne vois pas le danger… A part, c’est ce qui se passe, la manif d’Adama, cette extrême-droite là, qui mobilise la gauche depuis des années… Mais personne n’en a entendu parler, ils n’existent pas. Dès qu’il y a un mouvement réel, comme toute extrême-droite, ils sont noyés dans les mouvements sociaux.

Q : Juste une précision pour que cela soit bien clair. La question est l’opposition entre le mouvement des gilets jaunes et la mentalité de banlieue qui tourne autour de l’islam, plus ou moins radical, de la délinquance et du racialisme tel qu’il se propage. Je ne parlais donc absolument pas de l’arrivée d’un leader musulman à la tête des gilets jaunes, mais exactement le contraire : un clivage profond entre les gilets jaunes et ce public-là qui pourrait dégénérer en affrontements. On verra dans les semaines qui viennent si les banlieues rentrent en action, ce qui a l’air d’être en cours via les lycéens, et je ne le souhaite absolument pas, mais ça pourrait être à l’origine d’un chaos, d’un clivage. Et l’on pourrait voir s’affronter deux France : l’une qui a des revendications identitaires et séparatistes, je parle des musulmans et des racialistes, et une France qui pour l’instant, je parle des gilets jaunes, veut la souveraineté populaire et l’égalité sociale. Si ce clivage-là se met en place, ce qui est assez cauchemardesque, je ne suis pas sûr que ni l’oligarchie ni la gauche soit du côté des gilets jaunes. Et je ne suis pas sûr que les gilets jaunes eux-mêmes restent unis pris dans ce conflit-là. Voilà le danger pour moi.
Mais je t’accorde tout-à-fait, et on peut finir là-dessus, que le danger du populisme est tout aussi réel. Et une situation de chaos ingérable peut très bien aboutir à l’émergence d’un leader inopiné, inconnu ou négligé aujourd’hui, d’un bord ou d’un autre, qui tentera d’en fédérer une bonne partie et prendra la tête d’une révolte. C’est ce que l’on voit à l’étranger. Parce que si l’on prend un petit peu de recul, on peut voir les gilets jaunes comme une pièce du puzzle « populiste » entre guillemets, c’est-à-dire de la révolte des peuples contre la marche du monde. C’est ce qu’on a vu aux États-Unis avec Trump, en Grande-Bretagne avec le Brexit, avec Syriza en Grèce, mais aussi en Suède ou au Danemark, l’Afd en Allemagne, etc. La France est prise là-dedans, mais elle le vit sur un mode original, et très français, qui est la couleur de l’insurrection, et cela me semble extrêmement intéressant. Déboucher sur un chaos serait un véritable cauchemar, et c’est possible malheureusement.
Pour finir, je voudrais rappeler qu’il y a deux dimensions dans une révolution, que la plupart dans nos milieux négligent complètement. Il y a une dimension de destitution, de destruction de ce qui existe, et ça c’est 95 % du discours militant. Mais il doit y avoir derrière une dimension de construction, d’institution. Et aujourd’hui, derrière, il n’y a rien. Au fond, je ne vois pas du tout quel nouvel ordre on pourrait mettre en place : il n’y a pas de leader, pas de partis, pas d’idéologies et même pas d’idées qui pourraient prendre le relais dans la situation actuelle. Ça c’est le vrai danger : on veut faire une révolution mais sans révolutionnaires. Il y avait [l’utopie socialiste au XXe siècle], le mouvement ouvrier au XIXe siècle, le courant des Lumières aux XVIIIe, aujourd’hui, on ne voit rien. Je suis enthousiasmé par ce mouvement extrêmement vivant que je ne pensais pas connaître durant mon existence, mais tout autant inquiet de l’évanescence de tout contenu politique et idéologique jusqu’à maintenant. D’où mon obsession de la structuration du mouvement et de son évolution sur le long terme.

D : Ça laisse plein de questionnement en suspens. On refera certainement une émission prochainement là-dessus, peut-être la prochaine, dans quinze jours…

 

[1« Qu’une réelle politique d’intégration soit mise en œuvre. Vivre en France implique de devenir français (cours de langue française, cours d’histoire de France et cours d’éducation civique avec une certification à la fin du parcours).