Beaucoup a été dit sur la couleur jaune, sur ce jaune criard des vestes de sécurité, sur la philosophie de cette couleur ou encore sur l’importance d’être vu pour ceux qu’on appelait un peu au pif « les invisibles ». Les éditorialistes se gaussaient de leur propre génie : « Les invisibles, ils veulent être vus et ils sont en détresse. C’est lorsqu’on est en détresse qu’on enfile le gilet jaune ».

CQFD.
Bluffant.

On se fixe sur le gilet, alors qu’il faut regarder plus haut et voir le masque qu’il contient. Celui que n’importe qui peut enfiler d’un coup de main désinvolte. Puis l’ôter à l’envie. Et pourquoi pas le remettre. Cette couleur donne soudain corps et consistance à la colère, à la révolte, au cri sourd qui court dans la nuit. Ce jaune est à tous. Il n’est jamais trop tard pour virer au jaune. En jaune, je deviens un autre, j’intègre un corps de colère bien plus large que moi, j’y trouve des camarades, des ami.e.s, je revis à nouveau, arraché au sommeil apathique et aux néons blafards qui me maintenaient en vie, somnolant sans savoir depuis quand. En jaune, je pénètre le réel à nouveau, je pose ma pierre à l’incertitude qui gronde. L’incertitude qui semble paralyser aujourd’hui ceux qu’on exhorte de gouverner, de juger ou de commenter.

Pourtant, à chaque fois, que ce soit pour le samedi 24 novembre ou pour le samedi 1e décembre, la journée avait bien débuté pour les commentateurs, à savoir comme d’habitude. Les reporters étaient présents sur le terrain aux aurores pour rendre compte (comme à chaque rendez-vous) déjà résignés avant l’heure des convulsions d’un énième mouvement de mécontentement, avec tout le cynisme et le mépris qu’on pouvait attendre d’eux, commentateurs qui connaissent déjà l’issue et s’en contentent. Les gilets jaunes ? On les savait déjà sur la mauvaise pente statistique qui les promettait à l’oubli populaire, au mépris gouvernemental.

A chaque fois, il aura fallu un peu moins d’une heure pour que ces gilets jaunes actent le basculement de la journée dans l’inconnu. L’ordinaire prenait fin. Aboli. Sous nos yeux. Et nous ne le savions pas encore.
Les évènements, nous les connaissons. Déjà deux journées d’ingouvernabilité au sens propre. Des journées qui virent se délimiter sur les quartiers les plus opulents une zone où l’état se retrouvait de facto destitué, simplement incapable de quoi que ce soit.

Les images inondaient les salons dans un flux qui paraissait intarissable. Les directs s’enchainaient, le haut des champs, le bas des champs, l’arc de triomphe, la place de l’étoile, au rythme des nuages chimiques et des grenades. Mais les commentaires se montraient moins prolixes qu’à l’accoutumée. Les k-ways noirs, feu vert attendu des habituels lieux communs tardaient à se montrer. Seulement du jaune, partout, du jaune. Jaune agressif, mais jaune toujours. Qu’en dire ? Comment l’analyser ? Comment qualifier, expliquer ? Les mots venaient à manquer, les schémas et les cases semblaient au pire caduques, au mieux périmés.
Sur place, entre les enseignes de luxe et les hommes en armure noire officielle, tout le monde était devenu casseur, ou plutôt par cet habile glissement de la non-couleur au jaune vif, le casseur était devenu monsieur tout le monde. Il n’en fallait pas moins pour que la classe politique se voit plonger, tête la première dans le brouillard de l’incompréhension.

Christophe Castaner, sur les coups de midi du premier jour des émeutes, prit la parole, obligé par son rôle à proposer le premier une narration qui pourra ensuite alimenter toutes les autres. « Des séditieux » de « l’ultra-droite ». Peut-être croit-il l’affaire emballée, peut-être croit-il, sur les conseils de certains, faire un sacré coup et ainsi affaiblir Marine le Pen.

Les mots sont peut-être trop forts ou mal choisis, mais une chose est sure, ils ne sont pas les bons. Les médias ne les reprennent pas ou peu. Et lorsqu’ils le font, c’est avec la distance qu’ils collent à ce qu’ils ne connaissent pas déjà. La confusion de la classe politique se transmet donc comme une mauvaise grippe au circuit médiatique, et le rend paradoxalement plus que d’habitude transparent au réel. Plus de dogme, plus de schéma, plus de narration légale, les journalistes comme les commentaires ne savent plus dire si « la manifestation a dégénéré » ou bien si « les gilets jaunes sont infiltrés par des casseurs », si ce sont « les manifestants qui répliquent aux charges de la police  » ou si c’est le fait « des casseurs habillés en jaune  ».

Faute de déjà vu, personne ne sait où donner du commentaire. Les reporters ? Tantôt au milieu des barricades, tantôt derrière les camions à eau, à donner la parole à des jaunes tantôt ravis, tantôt médusés. Même chose sur les écrans, ajoutés à la sidération, les mots sonnent cruellement creux. Les foulards noirs des casseurs sont agités sur les plateaux, mais les images font mentir en direct les idiots utiles du spectacle : point de foulard, entre les barricades les visages sont bien là, bien visibles, bien identifiables. Peut-être que les autonomes sont là, peut-être que l’ultradroite est là, mais où ? Faute de masque, faute de capuche, l’autorité peine à projeter quoi que ce soit. La toile habituelle a disparu. En fait, sans le vouloir, les manifestants/gilletsjaunes/casseurs/ultradroites/ultragauches/mécontents/quimporte ont réussi sur ces deux samedis consécutifs un tour de force extraordinaire.

La confusion est une arme politique. Le contre-feu en est l’exemple le plus connu. C’est simple, on ne peut pas lutter contre ce qui n’est pas identifié, on ne peut qu’être débordé par ce qui est inconnu et tenter, a posteriori, de le gérer. L’exercice du pouvoir repose bien sur une parfaite compréhension et utilisation de cette tension entre le connu et l’inconnu. Lorsqu’il est acculé, le pouvoir ne se prive jamais d’émettre des messages contradictoires, paralysant ainsi ceux qui le menacent, mettant à distance ceux qui tentent de le coincer. Au contraire, lorsqu’il cherche à mettre à mort, un moyen ô combien efficace consiste à pétrifier l’ennemi à la manière de Méduse. Avec ses mots à soi, montrer qu’on sait déjà ce à quoi on a à faire, identifier pour mieux éliminer. Poser des mots pour figer un contenant, le séparer, l’isoler, enfin le mettre à mort.

Mais pour allumer un contre-feu, se rendre maître de la confusion, encore faut-il en avoir les moyens médiatiques, et donc tout ce que cela implique. Qui sont les seuls à être assurés que leur déclaration sur le temps long seront reprises substantiellement par les médias, au point d’influencer le débat global ? Les gouvernements évidemment, les ministères et leurs points presse, leurs communiqués dont les journalistes s’abreuvent sans se poser de question, ravis de n’avoir ainsi qu’à se pencher pour gratter leur papier. Tels sont les gagnants de la médiatisation permanente et du triomphe de l’image : ceux qui peuvent de manière concrète jouer avec elle, la brouiller et in fine tordre le réel, le faire mentir.

Mais c’était sans compter sur ce que la vie comporte d’imprévu. Ce que nous aura appris ces journées mémorables du 24 novembre et du 1e décembre, c’est qu’être puissant ne fait pas tout, que la confusion peut aussi être spontanée, inattendue, naïve et pourquoi pas révolutionnaire ? Ainsi cette arme des puissants, de ceux qui ont la bulle médiatique dans le creux de la main s’est retournée contre ses maîtres. Et ça ils ne s’y attendaient pas, tellement habitués à mettre leurs adversaires dans le brouillard sans jamais l’avoir gouté. Le miroir tendu aux gouvernants les a pétrifiés. Voilà comment il est possible d’interpréter les errances officielles, depuis les « séditieux de l’ultra droite » jusqu’aux vocables contradictoires qui envahissent depuis les écrans.

Sans adversaire identifié, sans personne sur qui porter les coups, le pouvoir se retrouve de facto à brasser du vide, à tenter de contenir ce qui déborde. Alors évidemment, il tente de sauver la face, minimise les dégâts et l’importance des évènements, de peur de créer un précédent. Il se relève après la rouste infligée par surprise comme après une sacrée chute. « Tout va bien, merci, pas de problème  ». Et pourtant, quelle chute.

A y regarder le compte-rendu d’audience des premières comparutions immédiates depuis une semaine, la même confusion semble bien avoir saisi le corps judiciaire. Face à lui, des chômeurs, des surveillants pénitentiaires, des financiers, des ouvriers, des marins-pêcheurs, bref tout un monde que rien ne semblait rassembler, si ce n’est ce jaune, vif et vache. Des casseurs, ces mécontents ? Il aura fallu que le capitaine en chef lui-même mette un pied hors de sa cabine pour rappeler la ligne, repousser la confusion et sortir ses troupes du brouillard qui s’accroche au pont. « Je ne confonds pas les casseurs avec des concitoyens qui veulent faire passer un message ». Mais plus personne ne l’écoute. Tout le monde fixe le brouillard.

Il y a certainement là nombre de leçons qui pourraient s’avérer déterminantes pour l’avenir. Lorsque Persée parvint à décapiter Méduse, il remit son masque à Athéna qui le fixa à son bouclier. Un ornement pour triompher du mauvais sort. A nous désormais de frapper nos blasons de la confusion.