Dans ce texte, je n’utiliserais que le pronom « je », voulant éviter toute simplification unificatrice, et encore plus toute référence au « nous » si flou qu’on peut retrouver dans le vocabulaire du Comité invisible. Ma position : mec blanc cisexuel bisexuel prolétaire anarchiste. À qui veut de s’identifier à ce « je ».

État des lieux

Ça fait bientôt trois semaines que la mobilisation, le mouvement, la déferlante, la vague, l’insurrection, bref on l’appelle comme on veut, des Gilets Jaunes (GJ) prend de plus en plus de place. Au début, j’ai eu l’attitude si classique de la dissociation et de ne surtout pas participer à cet élan-là. Les faits étaient nombreux pour me conforter dans cette position : le camion proche de la frontière calaisienne stoppé par des GJ dans lequel ces derniers ont trouvé des personnes en exil et qui les a amené à appeler les flics, le chant de la Marseillaise entonné à tout-va, la composition très blanche, masculine et classe moyenne des effectifs, un discours pas clair politiquement et très disparate d’un endroit à un autre, et tant d’autres. Ouais, c’était apolitique, sans syndicats, et pourtant (évidemment diraient d’autres), ça portait des idées dégueulasses.

Et je n’étais pas le seul. Ici et là, des textes et des voix commençaient à émerger sur les différents sites du réseau Mutu et autres plateformes du « milieu militant », illustrant la perte de repères et le flou dans lequel étaient plongé.e.s beaucoup de personnes. Et en même temps, je vois que ça appelle à manifester sans demander l’autorisation à personne, à tout bloquer, à ne rien lâcher, à vouloir éviter toute récupération politique, à ne pas vouloir de représentant.e.s… Bref, des choses qui me parlent, des trucs que j’ai pratiqué, dont j’ai soutenu la pratique. Et là, ils sont soutenus ces mecs-là ?! Ils étaient où tous ces gens ces dernières années ?! Cette dernière phrase faisant partie du lot qui me donnait la rage face aux GJ.

Puis arrive le moment de l’analyse et de la reprise en main de l’esprit d’initiative parmi des textes publiés sur les mêmes réseaux.
Oui bien sûr ça craint.
Oui il y a un fourre-tout qui fait peur quand on, militant.e.s de gauche, d’extrême-gauche, révolutionnaires, radicales et radicaux, est habitué.e à des objectifs clairs et cohérents entre eux.
Oui la droite et l’extrême-droite, parlementaire ou non, se frottent les mains.
Mais en restant absent.e.s, on leur laisse toute la place. À quoi ça sert de rester entre spécialistes de la rhétorique politique quand les idéaux qu’on porte servent aussi une grande partie des personnes qui sont sur les ronds-points, les voies rapides et les divers regroupements ? Il faut qu’on y soit, même si les risques sont grands et multiples. « Le peuple » est dans la rue et il faut qu’on lui fasse capter que l’idée pure d’un bon peuple n’existe pas ou, si elle existe, qu’elle ne sert pas forcément les intérêts des individus qui croient le composer.

Et Facebook dans tout ça ?

Là où je veux en venir, c’est que tous ces appels prennent l’angle de l’implication militante seulement en termes de présence physique sur le terrain, aux côtés des GJ. Sauf que, et personne n’est passé à côté, beaucoup des échanges d’idées, des organisations, des relais d’information se déroulent sur Facebook.
Ouais, Facebook, ce truc que j’ai quitté il y a bien longtemps. Je vais quand même pas me réinscrire sur Facebook pour ça, pour les GJ, pour ces poujadistes qui sont tellement ignorant.e.s d’utiliser une plateforme de surveillance généralisée pour s’organiser collectivement, avec drapeau français en photo de profil, J’aime à gogo, discussions sans fond et me perdre dans un flux qui est tout sauf enrichissant ?

Je n’ai pas l’intention de comprendre ce mouvement, ni de m’organiser sur Facebook, ni d’alimenter un profil pour montrer que je suis une personne active sur Internet. Mais quand je vois certains trucs qui se disent sur quelques groupes de GJ, je me dis que j’ai bien fait de faire ça.
Parce que je veux pouvoir lire ce que pensent les gens, ce que les gens que je n’ai jamais fréquenté en manif partagent avec d’autres.
Parce que je veux ressentir le ras-le-bol, légitime ou non en fonction du point de vue, des conditions de toutes ces personnes.
Parce que je veux lire ce gars qui exprime publiquement qu’il ne soutiendra pas les GJ parce que quand les Flashball fusaient entre les bagnoles calcinées dans les quartiers ghettoisés, cette classe moyenne blanche le traitait de racaille.
Parce que je veux soulever l’hypocrisie de ces gens qui déclament « les quartiers avec nous ! » tandis que d’autres croient à la fiction des casseurs.
Parce que je veux transmettre les témoignages, les faits à propos des personnes en exil, que la majorité des GJ fantasme comme la carte bancaire donnée à l’arrivée à la frontière, l’hébergement offert sur un plateau et toutes ces merdes.
Parce que je veux opposer aux alternatives massivement plébiscitées sur ces pages Facebook comme le Référendum d’Initiative Citoyenne, les assemblées citoyennes ou la révision de la Constitution, des réflexions sur la reprise en main de l’autonomie décisionnelle et matérielle des opprimé.e.s, l’autogestion, l’illégalisme, l’internationalisme, la grève, le sabotage.
Parce que je veux casser le cou à ces discours que je croyais réserver à ces vieux mecs communistes qui mettent la démission de Macron au premier plan, et pour qui « les droits des femmes, ça viendra après ».
Parce que je veux faire prendre conscience qu’il n’y a pas le peuple d’un côté et l’élite de l’autre mais qu’au sein des GJ, chacun et chacune doivent prendre conscience de leur position et acter pour qui et pour quoi illes veulent se battre.
Parce que je veux réagir quand je vois des insultes homophobes, sexistes, racistes, validistes et toutes celles qui dégradent les opprimé.e.s structurelles.
Parce que là-dedans, il y a aussi du bon, de l’espoir, de la rage, du respect, de la peur, du désir de changement, de la détermination, et tant d’autres élans qui m’ont toujours poussé à vouloir la révolution permanente.
Parce que je veux soutenir les voix discordantes, celles qui sont déjà là mais aussi celles qui n’y sont pas mais pourraient un jour crier leurs premières phrases : celles des putes et celles des personnes trans par exemple.

Ça me demande un peu d’énergie, ça donne un peu l’impression de mouliner les bras dans le vent, mais ça fait entendre ma voix. Et j’aimerais entendre plus d’échos à ma voix. Parce que je sais que je ne suis pas le seul et je sais que le purisme anti-Facebook, c’est peut-être pas forcément le meilleur moment pour l’entretenir.
Parce que finalement, créer un compte Facebook, c’est aussi simple que d’enfiler un Kway noir. Pas besoin de mettre toute sa vie dedans.