On a beau savoir que les voitures polluent, qu’elles sont des objets de consommation détestables, force est de constater que celles et ceux qui pâtissent de l’augmentation du coût de l’essence sont aussi celles et ceux qui sont contraint.es d’utiliser leur véhicule pour vivre quotidiennement, faire leurs courses, se rendre à un boulot mal payé et souvent précaire à la merci d’une hiérarchie. Vouloir une essence moins chère, c’est très concrètement vouloir accéder à des conditions de vie un tout petit moins insupportable, éviter les fins de mois difficiles, « mettre un peu de beurre dans les épinards ». Les riches, bobos ou autres touristes qui fréquentent les centres-villes musées peuvent se permettre de tenir un discours « écologiste » qui, tant que le capitalisme existera, ne sera rien d’autre qu’une hypocrisie de plus. Relégués à la périphérie des villes, dans les banlieues dortoirs et les zones rurales, les plus pauvres n’ont pas ce luxe. L’amplification de la gentrification au cours de ses trente dernières années y est pour quelque chose. 

On a beau voir à quel point les réseaux sociaux et la technologie amoindrissent la qualité de nos relations sociales, force est de constater qu’ils peuvent participer à la rencontre réelle de millions de personnes. Comme ça a pu par exemple être le cas en Tunisie, Egypte, Syrie ou ailleurs lors des révoltes de 2011. Peut-être sans eux ces rencontres se seraient aussi produites mais quel intérêt de refaire l’histoire ?

Toujours est-il que c’est une colère accumulée qui pousse des individus à vouloir participer à un blocage de la circulation des véhicules, des marchandises, des personnes sans laquelle l’exploitation capitaliste (des êtres sensibles, animaux non-humains ou humains, de la terre, mers ou forêts…) ne pourrait fonctionner. De ces moments potentiels de rupture avec la normalité (la galère et l’ennui), d’échanges et de dialogues pourrait émerger une remise en question beaucoup plus large du monde qui produit les voitures, les réseaux sociaux, le travail, la pauvreté, l’école, la police, les prisons, la vivisection, les frontières…

Certes, cette proposition est pour l’instant confuse, certes il y a fort à parier que des portes paroles autoproclamés émergent (favorisés par les médias : à la recherche de leaders à interviewer et l’Etat : à la recherche de représentants respectables avec qui discuter, pour encadrer puis gérer la contestation), certes cette initiative pourrait rester cantonnée à des demandes réformistes minimales (baisse du prix de l’essence, retrait d’une taxe), certes le risque est grand que des formations d’extrême-droite viennent y faire leur commerce comme ont déjà commencé à le faire les charognards que sont Mélenchon, Le Pen, Wauquiez ou Dupont-Aignan mais on ne peut nier une réelle volonté d’agir communément loin de toutes formes d’organisations (syndicats, partis ou comités même invisibles).

Ni centrales syndicales ni professionnelles de la révolution, mais des individus (avec leurs désirs et rêves propres) qui partent d’un refus plus ou moins spontané des conditions de vies réelles qui leur sont faites, c’est-à-dire la pauvreté. Et s’il y a intérêt à participer à un tel moment, c’est précisément pour y combattre ceux et celles qui font partie du problème : les patrons (du secteur routier ou non), les cadres ou autres entrepreneurs (dans des mesures variables selon les contextes), les racistes qui préfèrent séparer les uns et les autres sur les bases d’idées aussi abstraites que la race ou la nation ou encore celles et ceux qui voudraient, au nom de tous, nous enfermer dans leur concept de « peuple » quand il n’y a que des êtres uniques.

Toujours prompt à insulter les « gens qui ne sont rien », les « fainéants », Macron (et ses politiques particulièrement violentes contre les pauvres : de la « loi travaille ! » aux privatisations progressives des services publics) semblait plus serein au printemps dernier lors du ritualisé (proto)mouvement social (complètement intégré au cadre démocratique). C’est ce qui lui a fait dire cette semaine : « Je me méfie toujours de ces mouvements où on mélange tout », c’est-à-dire de mouvements potentiellement incontrôlables. Son premier ministre a lui rappelé que les forces de l’ordre étaient prêtes à intervenir. Les médias, flics de la pensée, ont de leur côté, sous couvert de neutralité (c’est-à-dire pour dissuader tout mouvement spontané et potentiellement subversif), rappelé ce que « risquent les « gilets jaunes » en manifestant » (Le Figaro). L’Etat et ses défenseurs flippent. Et on ne peut que s’en amuser.

Pour se réjouir pleinement, nous pourrions piller entrepôts de marchandises, magasins, centres commerciaux, usines, bureaux… puis les cramer au même titre que les commissariats, chantiers, tribunaux, prisons, postes frontaliers, écoles, HP, pôles emploi, CAF, moyens de transport, canaux de transmission de l’énergie, sièges des chaines de télévision et de radio, rédactions des journaux, mairies, églises, préfectures, locaux de partis, publicités…

Et pour cela attaquer les flics qui tenteront de nous empêcher d’agir, de nous contrôler, frapper, arrêter, les juges qui voudront nous condamner, enfermer, les matons qui veilleront au maintien de notre emprisonnement, les vigiles qui nous empêcheront de disposer de ceux dont nous avons besoin pour vivre, les contrôleurs qui accepterons de limiter nos déplacements, les sexistes qui voudront nous inférioriser et disposer de nos corps, les chefs en toute sorte qui voudront décider à notre place.

Mais tous ces bouffon/nes (en uniformes ou pas) ne sont-ils pas aussi des individus ?

Si, et c’est précisément parce qu’ils le sont – et que la fonction sociale d’oppression particulière qu’ils occupent résulte de choix contingents – qu’ils sont haïssables. Par exemple, un policier opposé à l’Etat, en désaccord avec les ordres qu’il reçoit (ne devrions pas être en désaccord avec tous les ordres ? en conflit avec l’ordre même et toutes ses conceptions ?), s’il est un tant soit peu sincère fait le choix de démissionner. Tant qu’il existe une telle possibilité, aussi faible soit-elle par rapport aux possibilités existantes, elle est réalisable. Les flics, qu’ils le veuillent ou non, ne sont que les protecteurs (souvent consentants) de la société hiérarchique, essentiellement basée sur la propriété privée, dans laquelle nous sommes contraints de vivre. En bref, ils/elles défendent les riches et leurs possessions, tuent les pauvres.  

La moindre critique, même partielle, de la société telle qu’elle existe contient en elle la critique de la société toute entière, la violence vécue dans les corps de tous les rapports sociaux expérimentés. Et puisque on ne peut désirer que sur la base de ce que l’on connait, de l’imagination que nous possédons (elle-même construite par les environnements dans lesquels nous avons évolués et évoluons), nos désirs ne peuvent se transformer que lorsque se modifie le monde, la vie qui les ont créés. Pour vivre un tel changement, nous avons besoin de nous débarrasser des impératifs du temps (en grève lundi ?) et de nous approprier des espaces qui, comme des pierres jetées sur l’eau, forment des cercles toujours plus vastes, ouvrent des possibilités illimitées.

La première humiliation de la journée n’est-elle pas celle du réveil ?

L’école, l’usine, le bureau ne sont-ils pas des cages ?

Les raisons de se révolter ne sont-elles pas infinies ?

A moi, à toi, à nous, à vous, copines chômeuses à vie, copains au RSA, sorcières, délinquants, rêveuses, solitaires, racailles, caissières, nettoyeurs, fous, prisonnières, survivants, sans-papiers, fleurs du bitume, errants, putes, condamnées, papillons, déviants, galériens, ouvriers spécialisés, squatteuses, bandits, rebelles, libertines, sauvages, enfants, enragées, anarchistes, hirondelles, émerveillés, clandestins, louves, clochards, autonomes, incendiaires, émeutiers, voyous, éboueurs, saboteuses, mécréantes, paysannes, insoumis, libertaires, blasphémateurs, enculés, dauphins, briseuses de chaines, casseurs et toutes les autres qui voudraient se venger du sort que l’on nous a fait, qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? Pour réinventer nos relations avec les autres ? Pour fuir les rôles dans lesquels on s’emprisonne, les histoires toutes tracées qui sont censées écrire nos existences ?

Alors pour réchauffer cet automne, pour passer un hiver plein de passion, d’inconnu, de vie et qui sait quoi d’autre encore, faisons jouer des idées et des pratiques qui portent en elles des désirs de destruction de l’autorité sous toutes ses formes dans une tension perpétuelle vers le rien créateur. Pas moins que ça. Vite, partons à l’assaut du ciel.

Et pour tout cela, l’essence pourrait s’avérer utile…