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Penser tactique

Canons à eau, LBD, gaz lacrymogène, grenades désencerclantes : en manifestation, les forces de l’ordre disposent d’un arsenal impressionnant, pensé pour nous tenir à distance. A cet arsenal s’ajoutent les pièces d’une armure épuisante à porter : protections qui recouvrent la quasi-totalité du corps, casque, bouclier anti-émeute. Les forces de l’ordre sont des corps puissants et redoutables, mais leur lenteur peut rapidement jouer contre elles : quand un CRS tombe à terre, les autres doivent le relever et refluer pour se recomposer, pour s’aligner et refaire bloc.

D’un point de vue stratégique, l’attaque à distance ne peut constituer qu’une pratique d’appoint : par exemple, pour viser certaines cibles spécifiques (comme un canon à eau), ou pour couvrir une retraite après une charge. Au contraire, le plus gros des dégâts infligés aux forces de l’ordre devraient l’être au contact. Mais nous n’infligerons rien du tout à des cohortes compactes de CRS tant que nous continuerons à individualiser et à atomiser l’affrontement. Qu’est-ce qui fait que des services d’ordre syndicaux parviennent à stopper une charge de CRS, voire à briser leurs lignes ? En deux mots : coordination et discipline.

Faire enfin évoluer le rapport de force

Et si nous parvenions à organiser et à coordonner nos forces en manifestation, à adopter une vision tactique pertinente et à mettre en échec les forces de l’ordre ? La portée de l’événement n’irait pas au-delà du symbolique, car on n’entame pas une révolution en brisant une ligne de CRS. Ce serait une démonstration de force, un moment spectaculaire dont la médiatisation pourrait permettre d’affirmer la combativité et le caractère offensif de nos cortèges. Mais comme à toute étape de l’évolution du rapport de force entre l’État et les forces contestataires, la réplique de l’État ne se ferait pas attendre : des mesures de répression visant à neutraliser le potentiel subversif de la manifestation seraient prises. Le risque est certain, mais le prendre n’est pas illogique, car c’est en luttant contre la neutralisation de la manifestation que nous parviendrons à en refaire un outil de lutte efficace.

Mais il ne suffira pas de revitaliser les cortèges de tête, de s’y retrouver pour constituer des groupes organisés et disciplinés, pour que la manifestation retrouve son caractère subversif. D’abord, toutes les manifestations ne se prêtent pas à l’affrontement, et le cortège de tête doit continuer à articuler autant de manières de manifester que possible. Il importe donc de ne pas reproduire inlassablement et mécaniquement les mêmes tactiques, les mêmes comportements collectifs, manif après manif.

Ensuite, l’évolution des méthodes du maintien de l’ordre et le durcissement constant de la répression ne nous le permet d’ailleurs plus.

Cette évolution appelle à d’autres.

La première, concernant la manifestation, pourrait être de renouer avec des pratiques plus nocturnes, et moins déclarées en préfecture. De nuit, les caméras nous distinguent moins précisément qu’à 14h sur la place de la Bastille… et contrairement aux rassemblements et manifestations déposées en préfecture, c’est à la police de venir à nous.

Déplacer le front

Lorsque nous manifestons, nous sommes attendu·es. Les forces de l’ordre sont déployées et équipées pour nous tenir en respect. Elles jouissent d’un appui logistique important, notamment en terme de communication. Si elles semblent à notre portée, les forces de l’ordre sont toutefois peu vulnérables. Il est bien plus facile de les affronter lorsqu’elles sont atomisées. Par exemple, une unité qui patrouille dans un quartier est bien plus vulnérable qu’un contingent de CRS encadrant une manifestation. De plus, la patrouille est bien plus dangereuse dans la mesure où elle agit clairement comme agent du racisme d’État, harcelant, criminalisant et mutilant le prolétariat non-blanc.

On ne peut qu’admirer l’action des patrouilles armées du Black Panther Party, qui étaient chargées de surveiller les opérations de flicage et de harcèlement menées contre la communauté Afro-Américaine. Ces opérations continuaient, mais les trois policiers venus contrôler, fouiller et insulter un passant au faciès se retrouvaient rapidement encerclés par une demi-douzaine de militant·es armé·es. Organisé et discipliné, le Black Panther Party proposait des modes d’action pertinents, capables de servir le peuple et d’être soutenus par lui. Et la peur changeait de camp. Mais cette pratique offensive proposée par le Black Panther Party ne faisait sens que parce qu’elle était incluse dans un répertorie d’actions plus large – mêlant radicalité politique et pragmatisme social. Par exemple, le Black Panther Party organisait des cantines populaires et la distribution de petits-déjeuners gratuits aux enfants pauvres. On pourrait aussi mettre en avant l’action des Young Lords, qui concernait aussi bien la création de mutuelles santés pour les classes populaires, l’occupation de bâtiments vides, le nettoyage de la voirie, et l’organisation de patrouilles armées.

Ce n’est pas la capacité à mener des actions spectaculaires qui fait qu’un répertoire d’actions est offensif, mais bien la capacité à articuler des pratiques utiles et pertinentes.

C’est cette capacité qui nous manque cruellement, et qui fait que nous nous reproduisons mécaniquement des pratiques en voie de neutralisation, que nous suffoquons dans des formes de militantisme et de contestation moribondes.

Cette capacité, d’autres l’ont eu avant nous.

Ils nous faut donc regarder en arrière, chercher à comprendre les raisons des succès et des échecs, analyser les situations et se ré-approprier les pratiques délaissées qui nous semblent pertinentes.

Mais il ne faut pas oublier de regarder autour de soi, car c’est souvent la coordination qui manque plus que les pratiques. Tout n’est pas à refaire, mais des liens sont à faire partout.