Dans un texte de bilan du FSE, Bernard Cassen, président d’honneur d’Attac, résume le problème posé : « Participe-t-on à la vie civique, et notamment au mouvement altermondialiste, d’abord en tant que citoyen (éventuellement, de surcroît, engagé dans une religion) ou d’abord en tant que musulman, catholique, bouddhiste ou autre, membre d’une communauté particulière, qui se reconnaît prioritairement, voire exclusivement dans cette dernière ? ». Ce n’est pourtant pas d’aujourd’hui que des mouvements se réclamant explicitement d’une religion, en l’occurrence le christianisme, participent à la vie publique et se sont intégrés plus précisément à la mouvance progressiste.

Rappelons par exemple, pour mémoire, l’action de la théologie de la libération en Amérique latine, celle en France du CCFD, Comité catholique contre la faim et le développement, la participation du Secours catholique au FSE de Paris/Saint-Denis et celle de nombreuses organisations chrétiennes au Forum social mondial, le fait que Témoignage chrétien et Golias sont membres fondateurs d’Attac. Souvenons nous du rôle de certains chrétiens dans la Résistance et de l’action de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) ou de l’Action catholique ouvrière (ACO) dans le mouvement social après la seconde guerre mondiale. C’est au nom de convictions et de valeurs qu’ils estiment être au c¦ur de leur foi religieuse que des militants se sont engagés dans la vie sociale et politique.

Tout cela ne pose pas aujourd’hui de problèmes particuliers. Mais cela n’a pas été toujours le cas et ces mouvements ont été, dans le passé, regardés avec une très grande méfiance, souvent à juste titre, par les progressistes. La création de syndicats chrétiens, en fait catholiques, impulsés par l’Eglise, s’est faite à l’origine contre le mouvement syndical existant et à reçu l’appui du patronat. L’ACO déclarait vouloir réévangéliser la classe ouvrière au grand dam des républicains laïques et socialistes de l’époque. Le chemin a été long et ardu, les débats difficiles pour que ces mouvements s’intègrent dans la mouvance progressiste et se détachent d’une vision conservatrice de la religion, voire se déconfessionnalisent, par exemple avec la création de la CFDT.

L’islam, comme les autres religions, ne forme pas un tout homogène. Il serait absurde d’identifier tous les chrétiens aux adeptes de Monseigneur Lefevre ou aux fondamentalistes protestants et les juifs aux disciples du rabbin Kahane. De même la plupart des musulmans ne partagent pas une vision rétrograde de l’islam. Les arguments employés par certains courants laïques contre l’islam, sur l’égalité entre les hommes et les femmes ou sur le lien entre religion et politique, peuvent s’appliquer intégralement au christianisme et au judaïsme. En fait ils relèvent d’une lecture essentialiste des religions, la même que celle développée par les courants intégristes. Pour eux, la religion a une essence intemporelle liée aux prescriptions contenues dans les textes sacrés. Le refus d’historiciser les textes et de comprendre que la religion n’existe qu’au travers de réinterprétations permanentes, produites à la fois par le contexte historico-social et les combats politiques, est la marque des courants intégristes. Cette vision est partagée par les contempteurs actuels de l’islam pour qui toute personne se réclamant de cette religion ne peut être qu’un intégriste. Il est inutile dès lors que des musulmans affirment leur attachement à la laïcité ou proclament leur volonté de défendre l’égalité entre les femmes et les hommes, ils ne peuvent que jouer un double jeu pour tromper des progressistes naïfs et probablement heureux de l’être.

Cette vision sectaire fait l’impasse sur les raisons de la montée de l’islam dans nos sociétés. La France a été historiquement un pays d’immigration. Contrairement à un mythe complaisamment répandu, l’intégration des immigrés à toujours été longue et difficile. On se souvient du racisme subit par les immigrants polonais et italiens au début 20ème siècle et comment les notables juifs, bien intégrés dans la bourgeoisie française, considéraient entre les deux guerres leurs corélégionnaires venus d’Europe de l’Est.

Peut-on pour autant attendre que le temps fasse son ¦uvre et que cette intégration se fasse naturellement ? Non, car le processus d’intégration des vagues antérieures d’immigration n’a été en rien spontané. Il a été, en France, le produit conjoint de trois mécanismes. Le premier a été la mise en place d’un Etat social après la seconde guerre mondiale. Il n’est pas dans notre propos de revenir ici sur les conditions de son installation et sur ses limites. Cependant, en permettant une augmentation considérable des niveaux de vie, en bannissant l’insécurité sociale parmi les salariés, il leur a donné une visibilité sur leur avenir et celui de leurs enfants. En amoindrissant la concurrence entre les individus, l’Etat social a créé les conditions matérielles de l’intégration.

Mais celle-ci n’aurait pas pu avoir lieu aussi rapidement si le mouvement ouvrier, dans toutes ses composantes, n’avait joué un rôle de catalyseur. La participation des immigrés à des moments aussi fondateurs que le Front populaire et la Résistance, et plus généralement aux luttes sociales et leur incorporation dans des organisations politiques et syndicales ont joué un rôle d’accélérateur en créant une conscience d’appartenance commune, par delà les origines, à la fois à une classe sociale, « la classe ouvrière », et à un pays, la France. Enfin, l’idéologie républicaine, « liberté, égalité, fraternité », et sa mise en ¦uvre au sein de l’école publique, ont permis d’ancrer cette appartenance car elle correspondait, au moins en partie, à un vécu concret.
Or, ces mécanismes sont aujourd’hui profondément en crise. L’Etat social est remis en cause depuis un quart de siècle par les politiques néolibérales. Le développement de la précarité, l’incertitude des lendemains, le chômage, ont des effets délétères qui touchent massivement les populations issues de l’immigration. Le mouvement ouvrier a de plus en plus de difficultés à jouer le rôle fondamental qui a été le sien et n’est plus porteur de l’espoir d’un monde meilleur. Le système éducatif subit une crise profonde et ne crée plus les conditions d’une démocratisation de la société, même à travers la sélection des élites. Confrontée à ces réalités, l’idéologie républicaine tourne en grande partie à vide et tend à devenir pure rhétorique. Pire, comment des populations totalement laissées à leur sort peuvent prendre le rappel rituel des grands principes républicains ?

C’est cette situation qui explique la tentation du repli identitaire, parfois communautaire. Quand le monde extérieur paraît hostile, quand aucune espérance ne vient illuminer une vie quotidienne mortifère, il est tentant de se replier sur soi avec ses semblables plutôt que de s’ouvrir aux autres, avec l’illusion que retrouver ses racines, en l’occurrence ici l’islam, permettra de résoudre les problèmes, et ce d’autant plus que la discrimination est une donnée quotidienne. La montée de la référence à l’islam et des courants politiques s’en réclamant trouve là ses racines.

Elle pose aujourd’hui des questions incontournables aux progressistes. Nous assistons aujourd’hui en Europe au début d’un processus de différenciation politique au sein de la mouvance islamiste, du même type que celui qui a touché le catholicisme à la fin du 19ème siècle, lié aux chocs que cette religion subit, aux défis qu’elle doit surmonter. L’attitude des forces progressistes vis-à-vis de ce processus sera déterminante pour l’avenir. Si les préjugés et le sectarisme l’emportent, si le rejet devient la règle, ce processus tournera probablement court, frayant ainsi la voie à l’intégrisme. On aurait ainsi affaire à une prophétie autoréalisatrice : partant du principe que tout musulman est un intégriste, on créerait les conditions du développement de l’intégrisme.

Nous pouvons au contraire prendre au mot les courants qui, sur la base de leur foi, affirment vouloir se joindre au combat pour l’émancipation humaine et leur demander d’agir en conséquence en devenant capables, à partir de la spécificité qui est la leur, d’embrasser la cause de l’humanité toute entière. Cela suppose de débattre sans concession avec eux sur les désaccords que nous pouvons avoir à partir des valeurs démocratiques et universelles qui sont les nôtres, comme par exemple les questions d’égalité entre les hommes et les femmes, le combat contre l’antisémitisme et le refus de toute discrimination homophobe. Mais cette confrontation doit se faire avec une volonté d’intégrer des courants politiques se réclamant de l’islam, comme les mouvements d’émancipation du passé ont fini par intégrer, non sans difficultés, des organisations se réclamant du christianisme et du judaïsme. Tel est l’enjeu des débats actuels.

Pierre Khalfa, syndicaliste Union syndicale Solidaires, membre du Conseil scientifique d’Attac
Novembre 2004