Kropotkine vit à Dmitrov, une petite ville située à soixante verstes de Moscou. En raison de l’état déplorable du réseau ferroviaire, aller de Petrograd à Dmitrov est inenvisageable. Mais j’ai appris récemment que le gouvernement avait pris des dispositions spéciales pour que Lansbury puisse se rendre chez Kropotkine, et j’ai profité de cette occasion avec deux autres amis.

Depuis mon arrivée en Russie, j’entends circuler les rumeurs les plus contradictoires au sujet du vieux Piotr. Certains prétendent qu’il est favorable aux bolcheviks, d’autres qu’il leur est opposé. On raconte qu’il vit dans des conditions matérielles satisfaisantes, ou encore qu’il meurt quasiment de faim. Il me tardait de découvrir la vérité et de rencontrer mon professeur personnel. Au cours des années passées, j’avais entretenu avec lui une correspondance sporadique, mais nous ne nous étions jamais vus. J’admire Kropotkine depuis ma prime jeunesse, depuis que j’ai eu connaissance de son nom et me suis familiarisé avec ses écrits. Un incident, en particulier, m’avait laissé une très forte impression.

C’était aux alentours de 1890, quand le mouvement anarchiste en Amérique en était à ses tout débuts. Nous n’étions alors qu’une poignée de jeunes hommes et femmes animés par l’enthousiasme d’un idéal sublime, et nous répandions avec passion la nouvelle foi parmi la population du ghetto de New York. Nous tenions nos réunions dans une salle obscure d’Orchard Street, mais nous considérions que notre travail était une grande réussite : chaque semaine, un nombre de personnes de plus en plus important assistait à nos réunions, un grand intérêt se manifestait pour les enseignements révolutionnaires, et les questions vitales étaient discutées jusque tard dans la nuit, avec une profonde conviction et une vision juvénile. Nous pensions pour la plupart que le capitalisme avait pratiquement atteint la limite de ses possibilités diaboliques, et que la révolution sociale n’était plus très loin. Mais de nombreuses questions difficiles et des problèmes épineux se posaient par rapport à l’évolution du mouvement, que nous n’étions pas capables de résoudre nous-mêmes de façon satisfaisante. Nous nous languissions d’avoir notre grand professeur Kropotkine parmi nous, ne serait-ce que le temps d’une brève visite, afin qu’il éclaircisse plusieurs points complexes et nous fasse profiter de son soutien intellectuel et de son inspiration. Quelle stimulation serait sa présence pour le mouvement !

Nous avions donc décidé de réduire nos dépenses au minimum et de consacrer nos gains à rembourser les frais qu’entraînerait le voyage de Kropotkine en Amérique. La question a été débattue avec enthousiasme dans les réunions de groupe de nos camarades les plus actifs et les plus dévoués, qui tous se sont montrés unanimes concernant ce grand projet. Une longue lettre a été envoyée à notre professeur en lui demandant de venir faire une tournée de conférences aux États-Unis et en insistant sur le besoin que nous avions de lui.

Sa réponse négative nous a surpris ; convaincus de la nécessité de sa venue, nous étions certains qu’il accepterait. Mais l’admiration que nous avions pour lui s’est encore renforcée lorsque nous avons appris les raisons de son refus. Kropotkine a écrit qu’il aimerait beaucoup venir et qu’il appréciait grandement l’esprit de notre invitation. Il espérait se rendre aux États-Unis prochainement, et ce serait pour lui une grande joie de se retrouver parmi d’aussi bons camarades. Toutefois, pour l’instant, il n’avait pas les moyens de venir à ses frais, et il ne voulait pas utiliser l’argent du mouvement, fût-ce pour cet objectif.

J’avais réfléchi à ce qu’il disait. Son point de vue était juste, mais ne pouvait s’appliquer que dans des circonstances ordinaires. Or je considérais son cas exceptionnel, et j’ai profondément regretté sa décision de ne pas venir. Cependant, ses motifs incarnaient à mes yeux l’homme qu’il était et la noblesse de son caractère. Aussi ai-je vu en lui mon idéal de révolutionnaire et d’anarchiste.

* * *

Rencontrer des « célébrités » est en général décevant : la réalité est rarement à la hauteur de ce qu’on imagine. Mais il n’en a rien été dans le cas de Kropotkine. Aussi bien physiquement que spirituellement, il correspond j presque exactement au portrait que je m’étais fait de lui mentalement. Avec son regard gentil, son sourire doux et sa barbe généreuse, il ressemble de façon étonnante à ses photos. Dès que Kropotkine entrait, la pièce semblait s’illuminer de sa présence. L’empreinte de l’idéaliste est si frappante chez lui qu’on peut presque sentir la spiritualité de sa personne. Mais j’ai été choqué en le voyant aussi faible et amaigri.

Kropotkine reçoit la pyock académique, qui est nettement mieux que la ration donnée au citoyen ordinaire. Mais elle est loin de suffire à le faire vivre, et ne pas sombrer dans la misère a été un combat. Le problème du combustible et de l’éclairage est également un souci constant. Les hivers sont rudes, et le bois très rare ; il est difficile de se procurer du kérosène, et faire brûler plus d’une lampe en même temps est considéré un luxe. Kropotkine ressent tout particulièrement ce manque, qui entrave considérablement ses œuvres littéraires.

Plusieurs fois, la famille de Kropotkine a été dépossédée de sa maison à Moscou, leurs appartements ayant été réquisitionnés par le gouvernement. Puis ils ont décidé de déménager à Dmitrov, qui n’est qu’à environ cinquante verstes de la capitale, mais qui pourrait tout aussi bien être à mille kilomètres tellement Kropotkine est isolé. Ses amis peuvent rarement lui rendre visite, et les nouvelles du monde occidental, les travaux scientifiques ou les publications de l’étranger lui sont inaccessibles. Naturellement, Kropotkine ressent très fort l’absence de compagnonnage intellectuel et le relâchement psychique.

Très impatient de connaître son point de vue sur la situation en Russie, j’ai vite réalisé que Piotr ne se sentait pas libre de s’exprimer en présence des visiteurs anglais. La conversation a par conséquent gardé un caractère général. Mais une de ses observations s’est révélée très significative et m’a fourni la clé de son attitude. « Ils ont montré comment la révolution ne doit pas être faite », dit-il en faisant allusion aux bolcheviks. Je savais bien entendu que, en tant qu’anarchiste, Kropotkine n’accepterait aucune position gouvernementale, néanmoins je voulais entendre pourquoi il ne participait pas à la construction économique de la Russie. Bien que vieux et affaibli physiquement, son avis et ses suggestions seraient très précieux pour la révolution, et son influence un grand avantage et un encouragement pour le mouvement anarchiste. Surtout, j’étais intéressé de connaître ses idées positives sur la conduite de la révolution. Ce que j’ai entendu jusqu’à présent de la part de l’opposition révolutionnaire est essentiellement critique, sans aider en rien à être constructif.

La soirée s’est passée à parler de façon décousue des activités sur le front, du crime du blocus allié qui refuse des médicaments même aux malades, et de la propagation de maladies dues à la pénurie de nourriture et aux conditions d’hygiène. Kropotkine avait l’air fatigué, apparemment épuisé par la seule présence de visiteurs. Il est âgé et affaibli ; j’ai peur qu’il ne vive plus très longtemps dans les conditions actuelles. Il souffre à l’évidence de sous-alimentation, bien qu’il dise que les anarchistes d’Ukraine ont essayé de lui rendre la vie plus facile en lui procurant de la farine et d’autres produits. Makhno, quand il était encore ami avec les bolcheviks, lui a également envoyé des provisions.

Nous sommes partis de bonne heure, avons passé la nuit dans le train, qui n’est pas reparti avant le lendemain matin à cause de l’absence de locomotive. Arrivés à Moscou vers midi, nous avons trouvé la gare grouillante d’hommes et de femmes chargés de paquets attendant une possibilité de quitter la ville affamée. Des bandes de petits enfants traînaient là, en guenilles et mendiant du pain.

« Ils ont l’air d’être transis de froid, dis-je à mes compagnons.

– Pas autant que les enfants en Autriche », réplique Lansbury en resserrant son gros manteau de fourrure.

Alexandre Berkman

(1920)