Le Front populaire au secours de la famille

Malthus avait, en son temps, affirmé que la croissance démographique incontrôlée entraînait nécessairement la guerre. Repris par les premiers néo-malthusiens, cet argument fut systématiquement développé par leurs successeurs. En liant forte natalité et puissance militaire, les natalistes portaient de l’eau à leur moulin. Il se faisait, de plus, que les néo-malthusiens français appartenaient au même courant d’idées que les antimilitaristes, que les pacifistes révolutionnaires. Dans leur vie quotidienne, dans leur combat et même au cours de leurs séjours en prison, ils avaient tissé des liens étroits (Humbert avait été incarcéré à la Santé en même temps que Lecoin et Hervé). Le plus virulent des journaux antimilitaristes d’avant 1914, La Guerre sociale, de Gustave Hervé et de Miguel Almareyda, était également néo malthusien. Essentiellement néo-malthusien, Génération consciente se teintait fortement de pacifisme et Humbert refusa de participer à la Première Guerre mondiale.

Les Humbert alignaient donc cent raisons d’occuper une place de premier rang dans l’histoire du pacifisme radical français. Effectivement, Eugène était – aux côtés de Georges Duhamel, Albert Einstein, Paul Langevin, Henrich Mann, Victor Margueritte, Darius Milhaud, Upton Sinclair, H. G. Wells… – membre du comité de fondation de l’organisation « La Paix mondiale ». Lors du Congrès mondial contre la guerre qui eut lieu les 27, 28 et 29 août 1932, à l’appel de Romain Rolland et d’Henri Barbusse, Eugène et Jeanne cosignèrent le message des néo-malthusiens : « Il y a opposition constante entre l’accroissement de la population et les possibilités de pourvoir à sa subsistance. Il n’y a, pour les nations ou les groupements surpeuplés, qu’une alternative, s’étendre ou exploser, suivant la formule de Mussolini… En conséquence, nous demandons à tous les congressistes, assemblés ici pour affirmer la solidarité humaine, de voter un voeu en faveur du contrôle des naissances, de la limitation volontaire et consciente des populations. »

Ce combat, toutefois, fut surtout celui de Jeanne.

Après la publication de son roman à thèse, En pleine vie, Jeanne Humbert accepte plusieurs invitations à présenter son livre et ses idées et prononce ses premières conférences.

Son deuxième livre, témoignage de son internement à Saint Lazare, Le Pourrissoir, reçoit un accueil très favorable et remporte un grand succès. La publication, en feuilleton, de ses bonnes feuilles dans un magazine à grand tirage, Police Magazine, lui permet, pour la première fois, de toucher un public beaucoup plus large que les milieux libertaires et néo-malthusiens, tout en surprenant certains de ses amis. Jean Vigo, par exemple, qui lui écrit : « Chère Jeanne, désireux de te lire, j’ai acheté un exemplaire de Police Magazine, dont jusqu’ici le titre ne m’avait guère inspiré confiance, ni même curieusement tenté. Je te félicite de t’attaquer aux murs qui cachent trop de choses. Je ne peux que louer le principe de ta campagne… Cependant, à une Police Magazine, je préférerai toujours une très Grande Réforme dont je te suis reconnaissant de me faire le service. Salut à la môme et à Eugène. Ici, la femme et la fille vont bien. Affection. Jean. »

Cette relative célébrité lui vaut d’être invitée, ici et là, pour parler des prisons de femmes. Tout naturellement, elle propose à ses correspondants d’aborder également d’autres thèmes : l’émancipation sexuelle, le nudisme, la limitation volontaire des naissances… Ces conférences, organisées par les survivants des universités populaires fondées, au début du siècle, par des « Groupes d’études sociales » (anarchistes), des sections de la Libre-Pensée, des organismes très divers comme Les Jeunesses républicaines, l’aide mutuelle de la cité-jardin de Suresnes, les Causeries populaires de la rue de Lancry, ont pour titres : « La femme et l’amour », « La réforme sexuelle », « Le problème du bonheur humain », « En pleine vie »… Le talent de conférencière de Jeanne Humbert lui vaut alors, dès 1932, d’être sollicitée par ses amis de la Ligue internationale des combattants de la paix.

Fondée en 1926 par Victor Méric (qui avait très activement collaboré à Génération consciente avant la Première Guerre mondiale), patronnée par Albert Einstein, Romain Rolland, Henri Jeanson, Victor Margueritte, Roger Martin du Gard, Maurice Rostand…, la LICP était en plein essor. Ses militants, qui s’organisaient dans les départements, s’adressaient de façon répétée à leur bureau national pour lui demander l’organisation de conférences nécessaires à la création d’une section, au développement de la propagande. Il fallait toutefois, à un mouvement ayant pour devise « Contre la guerre par tous les moyens, y compris les moyens légaux » qui eut l’audace de braver les nazis en poursuivant au-delà du Rhin et jusqu’au cœur de l’Allemagne les manifestations de sa « Grande croisade de la paix », des orateurs courageux, passionnés, incisifs. Jeanne Humbert était incontestablement de ceux-là !

Elle va alors sillonner la France du Havre à Marseille, de La Rochelle à Voiron. Ainsi, en 1932, une tournée axée sur « Le bonheur humain » commence au Havre le 5 février, reprend le 6 mars à Nîmes; le 8, à Salon ; le 9, à La Ciotat ; le 10, à Toulon ; le 11, à Nice ; le 13, à Marseille ; le 16, à Aix. En novembre de la même année, elle parle, au nom des Combattants de la paix, « Contre la guerre qui vient », à Versailles, à Viroflay, puis parcourt le centre de la France. Le 15, elle est à Saint-Léonard ; le 16, à Eymoutiers ; le 17, à Saint-Sulpice-des-Feuilles ; le 18, à Bellac ; le 19, à Rochechouart ; le 21, elle participe à Limoges au grand meeting de protestation contre la condamnation de René Riou, président de la section de Limoges des Combattants de la paix, qui avait retourné aux autorités son livret militaire. Le mois suivant, elle est en Normandie, à Saint-Étienne…

En quelques années, Jeanne Humbert va ainsi, sautant d’un train à un car, d’une ville à une autre, prononcer plusieurs centaines de conférences.

Une activité intense, harassante, dont témoignent les lettres quelle adresse régulièrement à son compagnon. Cette carte postale, par exemple : « vendredi 29 janvier 1932 – Le Mans huit heures trente. Quel boulot, mon chou ! Levée dès six heures. J’ai pris le train à sept heures à Angers et me voici au Mans jusqu’à onze heures quarante-huit, heure du rapide pour Brest où je n’arriverai pas avant dix-neuf heures… A Trélazé, 120 personnes, à Angers, 140. C’est maigre ! Les bouquins se vendent bien. Je vais assez bien, mais la fatigue se fait sentir. Je me repose le plus que je peux… Le temps est très froid. Bons baisers. Jeanne. »

Une vie parfois mouvementée, lorsque conservateurs, nationalistes, ou Camelots du roi préparent des chahuts auxquels ripostent les services d’ordre mis en place par les organisations progressistes et les anarchistes. En décembre 1933, elle parle à Rouen aux côtés de Robert Jospin ; dans la salle, se livre une véritable bataille rangée.

Une vie dangereuse également. Ses adversaires de toujours attendent impatiemment l’occasion de lui faire visiter quelque nouvelle prison. L’affaire de Vire devait le lui rappeler…

Tenir un meeting pacifiste à Vire, où un groupe réactionnaire influent tenait alors le haut du pavé, était certainement audacieux. Lorsque Marcelle Capy, première présidente de la LICP et compagne de Pierre Brizon – un des seuls députés socialistes français à avoir osé réclamer la paix dès 1916 – s’y était risquée, elle avait déchaîné un flot de protestations.

Jeanne Humbert parle à Vire, au nom de la LICP, le 7 décembre 1932. En avril 1933, elle apprend qu’une plainte a été déposée contre elle ; « cette plainte était faite par un nobliau demi-fou, ex-capitaine d’état-major, affilié au Deuxième Bureau, ex administrateur des mines d’Aguila, et par le directeur cafard d’une feuille bien-pensante ».

Une plainte ainsi justifiée par Le Moniteur du Calvados de juin 1933: « L’une des conférencières qui a au plus haut point écoeuré nos populations est assurément Mme Jeanne Humbert qui à l’insurrection totale en cas de guerre, prônée par elle, et aux attaques odieuses contre les chefs de l’armée […] a joint une infâme propagande contre la natalité, qui lui est d’ailleurs coutumière, et qui lui a déjà valu quelques désagréments… » Ce qui inspire à Jeanne une réplique des plus vigoureuses : « Mise au courant de la plainte déposée contre moi par une poignée de Virois soudoyés par le triste et visqueux Champion de La Croix du Bocage […] Ne sachant pas comment justifier leur soif de massacres internationaux au seul profit de la classe possédante de tous les pays, ces aboyeurs cocardiers et cafards préfèrent à l’échange au grand jour d’arguments soutenables et courtois, la vomissure ignoble de leurs calomnies et la méprisable délation… » (La Grande Réforme, août 1933).

Il lui est particulièrement reproché d’avoir dit publiquement: « Et, d’abord, les femmes ne doivent plus faire d’enfants tant que les patries auront le droit de les assassiner ! » Une phrase extraite de La Patrie humaine de Victor Margueritte, un livre que la justice n’a pourtant pas jugé nécessaire de poursuivre.

Les amis des Humbert, les sympathisants de leurs combats, les démocrates sont alertés, mobilisés. Les déclarations de soutien, les appels au tribunal se multiplient. Résultat : le 2 février 1934, le tribunal correctionnel de Vire acquitte Jeanne Humbert. Mais le procureur a fait appel a minima. Jeanne doit comparaître devant la cour d’appel de Caen, qui, le 26 juillet 1934, fait connaître son verdict.

« Attendu que la conférencière était présentée au public par le Sieur Guillou, directeur d’école publique à Cabourg, et que, parmi les membres du bureau figurait le Sieur Bauchet, tous deux objecteurs de conscience notoires…

« Attendu… qu’elle a repris la thèse chère aux objecteurs de conscience, en préconisant pour les hommes le refus de répondre à l’ordre de mobilisation ; que, s’adressant ensuite aux femmes, elle a pris pour thème la phrase déjà citée de Margueritte, et conseillé à celles qui étaient présentes de ne plus faire d’enfants pour en faire de la chair à canon ou les envoyer à la boucherie…

« Condamne Jeanne Humbert à trois mois de prison et 100 F d’amende. »

Entre-temps, le 15 mai 1934, Jeanne et H. Brisemur (gérant de La grande réforme) avaient été condamnés à 50 F d’amende et 300 F de dommages et intérêts pour insulte à l’égard du directeur de La Croix du Bocage.

Alors que de nombreuses personnalités expriment leur indignation, les autres orateurs de la LICP manifestent de façon active leur solidarité avec la victime du tribunal de Caen ; René Gérin, Robert Jospin, Boucher prononcent à leur tour la même phrase de Victor Margueritte dans plusieurs conférences.

La « justice » ne désarme pas… le 1er mars 1934, René Gérin est exclu de la Légion d’honneur dont il avait été fait membre pour son courage, au cours de la Première Guerre mondiale, en tant que capitaine au 97e régiment d’infanterie. Le 8 mai 1934, le même Gérin est condamné par le tribunal de Caen à un mois de prison et 100 F d’amende pour avoir reproduit dans Barrage la phrase de Margueritte.

La mobilisation des démocrates fait pourtant reculer la répression. René Gérin est acquitté en appel le 28 juillet 1934. Jeanne n’est pas incarcérée. Le 5 mai 1937, Georges Pioch (président de la LICP) lui écrit :

« Ma chère amie,

« Vu, hier soir, Marc Rucart (ministre de la Justice), qui, tout réjoui, m’a dit. « J’ai signé, ce soir, la grâce de Jeanne Humbert. »

« J’ai tenu à vous le faire savoir avant que ce fut officiel. Vous voici allégée d’une inquiétude que mon amitié faisait mienne. Et j’en suis bien heureux… »

Si Jeanne Humbert ne retourne pas en prison, tous ses amis n’ont pas la même chance. En particulier, les militants anarchistes-pacifistes-néo-malthusiens qui ont décidé de reprendre, mais de façon active, la propagande développée en faveur de la vasectomie par Paul Robin et Gabriel Giroud avant 1914.

En août 1932, la police autrichienne découvre qu’un groupe de médecins et de militants libertaires, organisé par Pierre Ramus, a stérilisé une centaine, au moins, d’hommes volontaires. Vingt militants sont emprisonnés. Le 19 mai 1933, Pierre Ramus écrit à Eugène Humbert :

« Cher ami Eugène Humbert,

« Mon procès… va commencer le 6 juin à Graz.

« Je veux vous demander d’avoir la grande bonté de m’envoyer la définition scientifique sur la vasectomie… l’acte d’accusation dit que la vasectomie est un endommagement corporel; c’est pourquoi je citerai des ouvrages scientifiques allemands et anglais et je voudrais aussi pouvoir donner la citation d’un savant français… »

Le procès se déroule à Graz du 6 juin au 4 juillet 1933. Quatre-vingt-quinze vasectomisés sont examinés : aucun n’a porté plainte, tous sont en bonne santé, aucun ne souhaite que l’on tente de lui rendre sa fertilité. Un acquittement général s’ensuit, mais le parquet fait appel. Pierre Ramuz est condamné par la haute chambre de justice de Vienne à quatorze mois de prison. Dix-huit co-inculpés prennent de deux à huit mois.

Les anarchistes-stériliseurs vont alors porter leur action en France.

Un certain Norbert Bartozek avait pratiqué, avec son frère médecin, de nombreuses vasectomies en Autriche. En 1932, il propose ses services aux libertaires français. Deux ou trois cents opérations sont réalisées, par lui-même ou par les militants qu’il a formés, jusqu’à ce qu’éclate « l’affaire des stérilisés de Bordeaux ».

Fin mars 1935, Aristide Lapeyre, André et Joséphine Prévotel, Louis Harel, accusés d’avoir stérilisé quinze hommes à Bordeaux (dont Lapeyre et Prévotel eux-mêmes), sont arrêtés. On recherche Bartozek. On le retrouvera en Belgique dont il sera extradé. Faute d’une loi appropriée, les inculpés sont poursuivis en vertu de l’article 316 du Code pénal qui punit la castration.

Paul Lapeyre appelle naturellement Eugène Humbert à son secours : « Je te demande de me réunir dans le plus bref délai possible toute documentation sur castration, vasectomie, procès Pierre Ramus, état des lois autrichiennes, etc. » (lettre non datée). L’imprimerie coopérative ouvrière La Laborieuse de Nîmes s’adresse à Jeanne, le 6 avril 1935, lui demandant une documentation sur la question, l’impression de matériel de propagande, la constitution d’un comité de défense…

La Grande Réforme prend la tête de la mobilisation en faveur des inculpés. Les manifestations de soutien sont toutefois bien rares ! Elles viennent uniquement des petits syndicats anarchistes : la CNT, la CGT-SR… ; d’amis : le docteur Toulouse… ; de journalistes sympathisants : G. de la Fouchardière, dans L’Œuvre, le 2 avril 1935, et dans Le Merle blanc, le 13 avril 1935 ; Edouard Rothen, dans L’École émancipée, le 4 mai 1935 ; Henri Danjou, dans Voilà du même jour… Le Libertaire défend les stérilisés dans un article du 5 avril 1935: « Ton corps est à toi », il est poursuivi en vertu de la loi de 1920 !

La presse modérée est très hostile aux stérilisés. Le Populaire et L’Humanité également : « L’on ne peut que regretter que des travailleurs anarchistes soient détournés par leurs dirigeants au profit de pareilles billevesées de la lutte contre leurs exploiteurs… » (L’Humanité du 2 avril 1935). La Ligue des droits de l’homme, le 7 avril 1935, annonce qu’elle s’opposera « par tous les moyens » à l’inculpation pour castration dans l’affaire des stérilisés de Bordeaux mais déclare dans le même temps qu’elle va faire déposer « une proposition de loi relative à la vasectomie, proposition tendant à faire punir correctionnellement les opérateurs et les stérilisés »… Les droits de l’homme ne lui assurent manifestement pas la libre disposition de ses organes procréateurs.

Le 2 mai 1936, la cour rendait un jugement fondé sur des conceptions « morales » surprenantes : « En mutilant sans nécessité et dans un but immoral les individus ci-dessus dénommés […] il y a lieu de tenir compte de l’intention particulièrement coupable des inculpés qui s’insurgent au moyen d’agissements délictueux contre une morale que reconnaissent et protègent nos lois pénales… » Bartozek était condamné à trois ans de prison, les autres inculpés à six mois. Ces peines furent toutefois réduites en appel à un an pour Bartozek, quatre mois pour les autres.

On pourrait attribuer cette attitude des grandes organisations de gauche à leur seul refus de la vasectomie. On aurait tort. Elle est avant tout la conséquence de leur nouvelle hostilité à la limitation volontaire des naissances.

Le parti communiste est le premier à changer de ton : Staline a lancé, en 1935, une campagne pour la croissance démographique de l’Union soviétique qui aboutit, en 1936, à l’abolition de la législation très libérale de l’avortement. Les communistes français s’alignent immédiatement sur cette nouvelle politique. Le 31 octobre 1935, en introduction à une série d’une vingtaine d’articles intitulée « Au secours de la famille », Paul Vaillant-Couturier écrit dans L’Humanité : « Les communistes se trouvent donc placés devant un fait très grave. Le pays qu’ils ont la tâche historique de transformer […] risque de leur revenir mutilé, atrophié, appauvri en hommes. […] Ils veulent hériter d’un pays fort, d’une race nombreuse. »

Au Congrès de Villeurbanne qui suit, Thorez déclare : « Nous avons soulevé la question de l’enfance et de la famille. La dénatalité provoquée par l’exploitation du capital est l’un des fléaux les plus redoutables qui menacent l’avenir du peuple de France. »

En 1936, Maurice Thorez rencontre Fernand Boverat, président de l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, grand admirateur des politiques natalistes d’Hitler et de Mussolini, et déclare approuver sa lutte contre la dénatalité. Jacques Duclos, à la conférence nationale du PCF du 11 juillet, aborde les problèmes du cœur et cite en exemple le Journal de la femme, de Raymonde Machard, qu’il détaille page par page : « Oui, camarades femmes, ce n’est pas parce que vous êtes communistes que vous ne devez pas vous occuper de la mode, des problèmes sentimentaux et psychologiques qui intéressent vos sœurs. »

Au premier congrès de l’Union des jeunes filles de France, tenu à Paris les 26 et 27 décembre 1936, on se croirait à une assemblée de l’Union catholique des femmes françaises. D’entrée de jeu, Claudine Chomat soutient que la famille est menacée, la morale aussi. Nos jeunes filles n’ont pas la chance de vivre le parfait bonheur soviétique : « Voici la douce Capa. C’est une kolkhozienne qui nourrit un grand rêve, celui de parler à Staline. Héroïne du travail, elle s’est fixée une récolte de trente-cinq quintaux par hectare. Elle espère bien atteindre et dépasser ce chiffre. Capa et sa soeur sont à la maison. Un jour viendra où leur cœur parlera et elles partiront fonder un foyer, elles seront à leur tour des mamans heureuses et continueront de façon active à participer à la vie sociale du pays. » Quant à J. Vermeersch, elle assure que « la production littéraire et cinématographique proposée aux jeunes filles est contraire aux sentiments de la famille et heurte toute la fraîcheur de leurs sentiments ». En conclusion, le manifeste adopté proclame que « chaque jeune fille doit pouvoir fonder un foyer heureux ne connaissant pas le taudis, le chômage, la misère, mais abrité dans un logement clair et ensoleillé, foyer de travail et de gaieté où pourront s’ébattre de beaux enfants, orgueil de leurs parents ».

Ni le général de Castelnau, président de la Fédération nationale catholique, ni Jean Guiraud, fondateur de l’Association catholique des chefs de famille, n’auraient mieux dit. Pour le PCF, l’heure n’est plus à s’interroger, dans une perspective révolutionnaire, sur l’émancipation des femmes et de la sexualité… Les Humbert pouvaient le vérifier : L’Humanité refusait désormais toute insertion, même de publicité payante, pour des ouvrages traitant des questions sexuelles.

Le virage des socialistes provient d’une cause uniquement interne : pour accéder au pouvoir, ils doivent se garder de choquer leur électorat. Le discours que tiennent les plus en vue de ses militantes, pour dénoncer la volonté d’émancipation féminine et sexuelle, n’a rien à envier à celui d’une Jeannette Vermeersch. Suzanne Lacore, inscrite au parti depuis 1906, multiplie les interventions et les brochures. Dans l’une d’elles, parue en 1932 et intitulée Femmes socialistes, cette digne institutrice s’insurge contre l’idée reçue du socialisme destructeur de la famille. En toute vérité, il se propose plutôt de la renforcer : les militantes de la SFIO sont des « mères de famille modèles qui ont honneur à tenir leur foyer et reprisent les chaussettes avec conviction ». Et Suzanne Lacore d’entonner le refrain, désormais classique à gauche, de la libération de la femme subordonnée à la solution révolutionnaire : « La Révolution, seule, affranchira la classe ouvrière et la femme, réconciliant les antagonismes dans un monde supérieur de travail et de distribution des richesses, et, dans l’amour libéré, régénéré et ennobli, le couple humain. » Des phrases aussi pompeuses que creuses que l’on retrouve aussi bien dans Le Socialisme et les femmes de S. Nicolitch (1933) que dans Les Répercussions du travail féminin de S. Buisson (1934).

En 1936, Suzanne Lacore est nommée sous-secrétaire d’Etat à la protection de l’enfance. Elle se lance dans une politique de dame patronnesse : « Elle envisagea l’organisation de causeries s’adressant aux jeunes femmes afin de leur inculquer la beauté du devoir familial et leur enseigner les principes fondamentaux de l’hygiène ménagère ». (Dictionnaire des parlementaires français, t. V.).

Parvenus au pouvoir, les collègues masculins de Suzanne Lacore oublièrent immédiatement leurs engagements de la veille. Plus question d’abolir la loi de 1920 ! Face à la simple décision d’inclure dans la loi d’amnistie les néo-malthusiens condamnés, ils hésitèrent, pour, finalement, renoncer. Quelques lettres échangées entre Eugène Humbert et des leaders socialistes témoignent de cette évolution vers le reniement.

Eugène Humbert à Fabien Albertin, député des Bouches-du-Rhône, le 6 juin 1936 :

« J’espère bien que cette fois vous ne serez pas contraint de lâcher du lest pour faire passer votre projet d’amnistie. Un immense espoir est né de votre victoire ; ne le décevez pas, je vous en conjure. Des années de réaction féroce et impitoyable ont causé des souffrances sans nombre et ces souffrances durent. Videz les prisons, ouvrez les frontières, rendez leurs droits civiques à ceux qui en sont privés. Les néo-malthusiens qui n’ont fait que traduire le bon sens et les pratiques de la majeure partie des Français comptent sur vous ».

Réponse d’Albertin, le 8 juin 1936 :

« Je pense que le projet de loi d’amnistie que le gouvernement du Front populaire va déposer sera extrêmement large. Mais il est peu probable que je sois appelé à le rapporter, puisque la commission qui en connaîtra sera désignée par les bureaux tirés au sort. Je suivrai la discussion avec vigilance, soyez-en assuré. »

Jules Moch à Eugène Humbert, le 11 juin 1936 :

« J’ai bien reçu votre lettre. J’ai soutenu, dans les commissions préparatoires, une thèse semblable à la vôtre. Je ne sais pas encore la décision du Conseil des ministres. »

Eugène Humbert à Albert Sérol, le 7 novembre 1936 :

« Au moment où vous préparez un nouveau projet d’amnistie, élargissant et complétant celle récemment votée, permettez-moi de rappeler à votre bienveillante attention la promesse plusieurs fois renouvelée de vos collègues du parti SFIO de comprendre les infractions à la loi du 31 juillet 1920 dans le projet d’amnistie qu’ils déposeraient à la Chambre, et notamment du citoyen Albertin. »

Jules Moch à Eugène Humbert, le 15 novembre 1936 :

« Le projet de loi auquel vous faites allusion étant actuellement déposé devant les Chambres, il n’est pas possible au gouvernement de le modifier. Une disposition du genre de celle que vous envisagez ne pourrait y être incorporée que sous forme d’amendement d’origine parlementaire et non gouvernementale. »

Albert Sérol à Eugène Humbert, le 12 novembre 1936 :

« En réponse à la lettre que vous avez bien voulu m’adresser, j’ai l’honneur de vous faire savoir que la loi du 31 juillet 1920, réprimant la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle, n’est pas comprise dans le projet d’amnistie adopté par la Commission de la législation civile et criminelle. »

Néo-malthusiens et pacifistes ont toujours travaillé côte à côte avec des socialistes. Mais les socialistes au pouvoir, c’est autre chose… La virulence avec laquelle Jeanne Humbert fustige leur attitude dans son journal – le 3 mai 1957, à la fin du gouvernement de Guy Mollet – s’explique par des déceptions graves et répétées : « Quand les socialistes sont au pouvoir ils sont les pires gouvernants que l’on puisse avoir. Ils donnent des gages à la réaction pour se maintenir. Ils sont infects. »

A l’espoir des années 1930-1934, succèdent des heures sombres. En octobre 1933, Victor Méric meurt. Jean Vigo assiste à l’incinération de ce vieil ami de son père et c’est là que Jeanne Humbert voit son filleul pour la dernière fois : « Quand j’aperçus Jean, on scellait les cendres de notre vieil ami commun. Il était seul, l’air triste et las, le dos voûté. Je m’approchai et nous nous embrassâmes sans rien dire, étreints d’une même angoisse. Je ne lui parlai pas de sa santé, sa mine m’avait renseignée. Il me rappela notre si brève entrevue, à Nice où je donnais une conférence à laquelle il assistait. C’était en 1932. Il m’avait paru ce jour-là bien portant et plein d’allant. Il fut très déçu que je ne puisse satisfaire à son invitation d’aller chez lui, le lendemain, faire connaissance de sa femme et de son « héritière », mais je partais très tôt pour la Corse. Je n’ai donc jamais connu la Lydou qui lui fut chère, ni sa petite Luce dont il nous prévint de la venue au monde par ces mots hâtifs, sur une carte de Peira-Cava : « Pour vous annoncer la naissance de notre fille Luce, et vous tirer notre chapeau, qu’on n’a pas. Affection. Jean. »

Jean Vigo mourut de tuberculose le 5 octobre 1934, il était âgé de vingt-neuf ans. Sa femme, née Elisabeth Lozinska, ne lui survécut que peu d’années, jusqu’en 1939.

En juin 1935, Bertie Albrecht, lassée des chicaneries incessantes de ses amis intellectuels, cesse la publication du Problème sexuel. A quarante-trois ans, en octobre 1936, elle entre à l’Ecole des surintendantes d’usines pour obtenir le diplôme qui lui permettra de pénétrer dans le monde du travail. En 1938, elle sera affectée dans une usine fabriquant des appareils d’optique pour la marine.

Les Humbert, eux, ne renoncent pas. Au prix d’un travail intense, de terribles sacrifices financiers, ils publient tous les mois leur Grande Réforme, des brochures et des feuillets de propagande. Les droits d’auteur de Jeanne, qui vend de très nombreux livres au cours de ses tournées de conférences, sont dévorés par les imprimeurs. Cela ne suffit pas, les souscriptions des lecteurs non plus. En 1938, ils ne sont sauvés de la faillite que grâce au soutien de Margaret Sanger (dirigeante du mouvement pour le « birth-control » aux Etats-Unis). Le 26 août 1938, elle leur écrit : « […] Ci-joint un chèque de 25 dollars que vous utiliserez comme vous l’entendrez. Rentrée à New York, je ferai de mon mieux pour persuader le Comité de notre Bureau de recherches cliniques pour le contrôle des naissances de subventionner votre propagande jusqu’à la fin de cette année. »

Les menaces de répression se font de plus en plus vives et les précautions prises pour les écarter peuvent paraître largement illusoires. Ainsi cet avertissement publié dans La Grande Réforme de septembre 1938 : « Rappelons que la conférence que Jeanne Humbert projette de faire cet hiver sur : « UNE GRANDE RÉVOLUTION. La conscience de la femme face au problème de la continuation de l’espèce humaine – Maternité consciente ou maternité aveugle ? Peu ou beaucoup d’enfants ? » n’est pas une conférence qui convient à tous les publics, et qu’elle ne peut être faite à tous vents, en présence d’ennemis notamment. Ce que Jeanne Humbert désire, c’est un public sélectionné et tolérant, préparé par une culture philosophique et sociale à entendre des thèses audacieuses. »

Le pire est pourtant à venir. En 1938-1939, les natalistes se déchaînent. Les décrets-lois de novembre 1938 et le code de la famille du 29 juillet 1939 comprennent une série de mesures sociales incitatives à la natalité mais, également, un renforcement de la répression de l’avortement, des leçons de « démographie » obligatoires dans les écoles.

Dans le cadre de la lutte contre l’avortement, plusieurs centaines de médecins sont l’objet d’enquêtes. Dénonciations, délations sont encouragées. La doctoresse Madeleine Pelletier, grande figure du combat socialiste, libertaire, féministe, pacifiste et néo-malthusien, est arrêtée. Infirme, à demi paralysée, elle n’est pas incarcérée, elle bénéficie d’un non-lieu pour être placée dans un hôpital psychiatrique où elle mourra.

Puis, c’est au tour de SIA (Solidarité internationale antifasciste), un journal fondé par Lecoin, pacifiste, défendant les réfugiés espagnols et très favorable aux néo-malthusiens, d’être frappé. SIA est interdit le 17 avril 1939. Il reparaît. En juin, la Chambre débat d’un nouveau projet d’amnistie. M. de Montalembert cite, pour les dénoncer, une série d’articles de SIA : « Le 8 juin […] voici le titre d’un des articles de première page « Agents provocateurs, mouchards, affairistes, délateurs, tels sont les apôtres de la natalité ». […] Dans le même numéro du 8 juin, en quatrième page, un article intitulé « L’avortement n’est pas un crime » se terminait par ces phrases: « Nous n’hésitons pas à ajouter que l’avortement, aujourd’hui considéré comme un crime, sera tenu un jour, officiellement, pour une nécessité sociale »… »

Paul Marchandeau, garde des Sceaux, lui répond : « J’ai porté de ma propre main sur la note me rendant compte de la saisie de ce journal une indication dont j’ai repris tout à l’heure les termes : « vite et fort »… »

Aurèle Patorni est poursuivi pour son article: « Vers le lapinisme obligatoire ». César Fauxbras est également poursuivi pour son article : « Plaidoyer pour Fernand » (Boverat). SIA est, de plus, inquiétée pour deux autres articles : « Pour la liberté de ne pas procréer », « L’avortement n’est pas un crime ».

En août 1939, toute l’équipe de SIA est frappée à la suite d’articles contre le colonialisme français : Lecoin, Faucier, Vintrigner sont condamnés à deux ans de prison ; Henri Jeanson, Robert Louzon, à dix-huit mois. Dans De prison en prison, Louis Lecoin écrira : « Sous le régime de demi-dictature que M. Daladier faisait peser sur la France, notre organe fut continuellement saisi et poursuivi. Nous nous affirmions pour le droit à l’avortement […] L’écrivain Aurèle Patorni se vit octroyer quelques mois d’emprisonnement pour sa participation à cette campagne de presse. »

A la même époque, un instituteur de Deauville, Pierre Vaast, est condamné à trois mois de prison avec sursis et 200 F d’amende pour avoir publié, dans la Gazette bâillonnée de Trouville, deux articles attentatoires à la natalité.

Pourtant, La Grande Réforme continue. Encouragée, il est vrai, par de vifs témoignages de sympathie. Le 16 avril 1937, ses collaborateurs et leurs amis banquettent pour célébrer le centenaire de la naissance de Paul Robin. Ils émettent à cette occasion le voeu que le nom du grand homme soit donné à une rue parisienne. Le plus surprenant, c’est qu’en pleine folie repopulatrice, la campagne qu’ils lancent va aboutir ; par arrêté préfectoral du 8 février 1939, le square Hébert (dans le XVIIIe arrondissement) reçoit le nom de Paul Robin !

C’est, bien sûr, le souvenir du grand pédagogue (radié par les autorités) qui est ainsi célébré et non celui du fondateur du néo-malthusianisme français. De même que ce sera à la résistante martyre que l’on rendra, plus tard, ce même honneur, et non à Bertie Albrecht, apôtre de la liberté sexuelle et de la limitation volontaire des naissances.

Ce succès méritait toutefois d’être fêté, de même que le centième numéro de La Grande Réforme d’août 1939. Ce fut l’occasion d’un nouveau banquet organisé par quelques amis du couple Humbert.

Victor Margueritte, retiré à La Baule, aveugle et malade, s’excusa de ne pouvoir y assister mais il en accepta la présidence d’honneur. Henri Jeanson devait d’abord le remplacer, ce fut finalement Paul Reboux qui accepta avec joie d’être présent le 8 juillet.

Le banquet eut lieu dans l’un des salons du restaurant Au Nègre, boulevard Saint-Denis, à Paris. Il réunit plus de cent personnes et ce sera le dernier contact public d’Humbert avec ses amis et abonnés. On lut un message de Victor Margueritte qui évoquait l’avenir avec confiance : « Nos yeux de chair verront-ils aboutir la Grande Réforme ? Quoi que demain vous réserve, vous pouvez aujourd’hui regarder avec fierté votre oeuvre. Elle est de celles qui, tôt ou tard, triompheront contre la barbarie des mauvais bergers et la stupidité des troupeaux qui se laissent conduire à l’abattoir. »

Hommage fut rendu à Humbert mais surtout, pour la première fois, à Jeanne qui allait bientôt atteindre son demi-siècle. Le journaliste Pierre Sera (Robert Grosclaude) le fit magnifiquement : « E. Humbert ne travaille pas seul. A lui seul, il ne s’explique pas. Cet homme a son secret, comme l’autre a son mystère. Les trois quarts, les neuf dixièmes de son mérite reviennent à sa moitié, l’étonnante, l’unique Jeanne qui, par une extrême ironie du destin, se voit, elle, disciple de Voltaire et de Laurent Tailhade, mécréante et antireligieuse impénitente, devenir la réalisation de la femme forte selon l’Ecriture.

« En effet, l’auteur du Pourrissoir, de En pleine vie, de Sous la cagoule est aussi l’auteur plus discret d’une ambiance heureuse où la bonne humeur est sans cesse entretenue, où le découragement est quotidiennement rétabli, où le journal, mensuellement, est expédié avec régularité.

« En dehors de ces travaux sans lustre, sinon sans utilité, elle pousse la propagande par la plume, en des articles brillants et incisifs, par des conférences d’où elle retire, en dépit de son apparence pacifique et douce, beaucoup de succès et plusieurs années de prison !

« De cette prison au droit commun – honte de ce siècle de lâcheté ! – elle a ramené des livres où frémissent des souvenirs douloureux, poignants, pathétiques, et toute sa noble vie s’inscrit dans un cercle où la gloire et le laurier, le martyre et la répression s’entrelacent.

« Un cercle de lauriers et de chaînes, cela s’appelle ordinairement une couronne. Nous hasarderons que Mme Humbert est peut-être une héroïne. »

La dernière livraison parue de La Grande Réforme portait le nombre cent. Pourtant, la suivante était écrite et composée. Le numéro cent un, de septembre 1939, se trouvait sur le point d’être tiré quand la guerre éclata. Il n’en subsista que des épreuves.

Roger-Henri Guerrand et Francis Ronsin
JEANNE HUMBERT
et la lutte pour le contrôle des naissances

Spartacus, 2001 p.110-124, La Découverte 1990.