les malédictions de brice couturier
De l’Internationale au « libéral-patriotisme »

par Olivier Cyran
9 septembre 2018

Natacha Polony, Eric Zemmour, Jacques Julliard, Brice Couturier, Elisabeth Lévy, Franz-Olivier Giesbert, Valérie Toranian, Arnaud Leparmentier, Jean Quatremer, mais aussi le dessinateur Plantu : tels sont les nouveaux héros du livre de Sébastien Fontenelle, Mona Chollet, Olivier Cyran et Laurence De Cock, Les éditocrates 2. Le cauchemar continue, qui parait aux éditions La Découverte. Parce que, plus que jamais, il nous parait utile, et même vital, de rire des cuistres et de mettre à nu les fabricants de consensus réactionnaire, sécuritaire et raciste, nous ne pouvons qu’en recommander la lecture. Après l’introduction et Les obsessions de Franz-Olivier Giesbert, en voici un nouvel extrait.

 

Brice Couturier souffre de deux malédictions, qui expliquent peut-être sa barbiche triste et ses yeux de cocker mal aimé. La première, c’est qu’on le confond sans cesse avec Brice Teinturier, le directeur de l’institut de sondage Ipsos, confusion entretenue par le fait que les deux hommes fréquentent assidûment les mêmes plateaux de télévision. La seconde tient à un passé maoïste que l’infortuné expie encore, près d’un demi siècle plus tard, en professant les points de vue les plus réactionnaires avec la rage intacte du converti.

Quand Couturier repense à l’époque où il braillait l’Internationale aux côtés de ces « gauchistes » qu’il conspue aujourd’hui, sa gorge se noue et ses yeux s’humectent. Comme en ce jour de mai 2017, lorsque la chaîne câblée Toute l’Histoire demande à l’éditorialiste de raconter « l’événement historique qui l’a le plus marqué depuis un siècle ». Il livre alors cette confession bouleversante :

« En Mai 68, j’avais 18 ans et j’habitais hélas en Seine-et-Marne. […] Après avoir suivi la nuit des barricades sur mon transistor toute la nuit, en entendant le bruit des grenades qui explosaient, je voulais absolument en être, évidemment. Donc je voulus monter sur mon Solex et partir à Paris. Ma mère a essayé de crever les pneus de mon Solex pour m’empêcher d’aller rejoindre la révolution en marche dont elle se méfiait, non sans raison. Elle m’a privé de mon argent de poche, si bien que j’ai dû aller chez mon grand-père à Nogent-sur-Marne lui demander un peu d’argent pour mettre du deux-temps dans mon Solex. Mon grand-père était absent. J’ai emprunté, et ça vous en dira long sur mon origine sociale, un peu d’argent à la bonne de mon grand-père pour aller faire la révolution en ville. »

À ce moment du récit, le téléspectateur est saisi par un doute : si Brice Couturier se plaît à insister sur ses origines bourgeoises, est-ce pour discréditer Mai 68 en suggérant que ses protagonistes étaient des gosses de riches qui tapaient dans le portemonnaies de leurs domestiques ? Ou parce qu’il en veut toujours à sa mère de lui avoir sucré son argent de poche ?

Arrivé à la Sorbonne, le petit Brice se retrouve « dans le grand amphithéâtre » avec les comités d’action lycéens, « c’est ainsi que j’ai fait la connaissance de la révolution ». « Ça m’a marqué pour plusieurs dizaines d’années, comme bien des gens de ma génération, ça a été le moment décisif, celui qui fait basculer une vie, poursuit-il d’une voix étranglée par l’émotion. Dans mon cas, ça m’a coûté cher, j’ai pas mal raté d’études, j’ai pas lu les livres que j’aurais dû lire, on m’a fait lire des bêtises, c’est tout récemment que j’ai lu le texte que Raymond Aron, mon maître à penser, a consacré à Mai 68. J’ai compris en effet que c’était une mascarade, un délire verbal, il suffisait d’aller à la Sorbonne et d’entendre parler les gens pour voir que ça ne pouvait déboucher sur rien de sérieux. Mais moi j’étais très jeune, j’étais lycéen, je trouvais tout ça très excitant comme bien des gens de ma génération, et ça m’a marqué pour la vie. »

L’art de manier les citations

Historiquement, les renégats de l’extrême gauche soixante-huitarde disposaient de trois issues de secours pour opérer leur retournement de veste : le microcosme intellectuel, le Parti socialiste et la presse. Un « col Mao passé au Rotary », selon l’expression du regretté Guy Hocquenghem, pouvait devenir philosophe reaganien de grande surface, comme André Glucksmann, collectionneur de montres au PS, comme Julien Dray, ou journaliste de fauteuil, comme Serge July. Brice Couturier incarne la synthèse de ces trois modes de recyclage.

Journaliste, il a testé les sièges rembourrés de Globe, Lui, Marianne et du Monde des débats, avant de se poser sur France Culture, où ses imprécations quotidiennes contre la chienlit syndicale, l’islam et la tyrannie du « politiquement correct » lui ont ouvert les portes du Point et de Causeur. Sur le terrain politique, ses longues années de militance au PS (tendance Rocard) l’ont convaincu en 2007 de prendre sa carte à La Gauche moderne, le parti croupion du leader charismatique Jean-Marie Bockel, conçu comme un club de rencontres entre la droite et la droite. Son apport au monde des idées est un peu moins considérable, puisqu’elle se résume à une contribution à l’ouvrage collectif Existe-t-il une Europe philosophique ?, paru en 2005, et à une épaisse couche de cirage sur les crocos du gourou des start-ups, Macron, un président philosophe [sic], sorti en 2017. Couturier prend soin néanmoins de truffer ses chroniques de références à d’illustres penseurs – et pas seulement à son « maître à penser » Raymond Aron, philosophe anti-communiste qui a éditorialisé au Figaro pendant trente ans.

Cette manie de puiser à tout bout de champ dans son dictionnaire des citations – une marque de fabrique qu’il partage avec son camarade Philippe « Spinozza 4 fromages » Val – donne lieu parfois à des collisions surprenantes. « La « défense des avantages acquis » est un mot d’ordre qui profite aux planqués, gronde-t-il le 19 août 2016 dans Le Figaro. Tony Blair disait : « Ce qui est social, c’est ce qui crée des emplois. » Il avait raison. Notre système a fait le choix implicite du chômage de masse. C’est une calamité. Non seulement le chômage détruit des vies, mais il rend des millions de personnes dépendantes de l’État pour leur survie. Il bloque toute ambition, il étouffe cette « étincelle vivante » que les hommes portent en eux et qui, selon Goethe, « se recouvre de la cendre toujours plus épaisse des nécessités quotidiennes si elle cesse d’être alimentée ». »

Convoquer un poète né en 1749 pour justifier la liquidation des conquêtes sociales du 20ème siècle ? Aucun problème. La culture, chez un Couturier, ce n’est pas que pour la frime, c’est aussi une cartouche dans le fusil de chasse.

À certains moments le vernis d’érudition se craquèle et c’est le cœur qui parle – ou plutôt la vésicule biliaire. « On ne peut plus réformer le Code du travail : non seulement, il est dépassé, mais personne n’est plus à même d’en lire les quelques trois mille huit cents pages ! C’est un empilement extravagant qui terrorise les petits patrons et jusqu’aux DRH les plus chevronnés, s’emporte Couturier le 10 septembre 2015 au micro de France Culture. Les juges eux-mêmes en connaissent-ils vraiment toutes les arcanes ? D’où l’idée de le contourner, en le vouant à l’oubli. »

Comment ? En multipliant les contrats dérogatoires au Code du travail. D’ailleurs, c’est précisément ce à quoi est en train de s’employer alors le gouvernement « socialiste » de François Hollande, avec sa promotion du service civique, de l’auto-entrepreneuriat et de toutes les formes de précarité qui soustraient les trimardeurs aux « extravagantes » protections de la loi. Mais cela ne saurait suffire à Couturier, toujours hanté par la saine répartition des rôles qui régnait chez son grand-père. Maîtres et domestiques, on n’a jamais fait mieux.

Défendre la « diversité intellectuelle »

Quelques mois plus tard, le gouvernement exauce ses vœux en dégainant un projet de loi destiné à rétrécir le Code du travail et à délivrer les chefs d’entreprise de leur « peur d’embaucher » – de leur « terreur », dirait le journaliste. L’annonce déclenche un mouvement de protestation qui enfle dans la rue et aboutit à l’occupation permanente de plusieurs grandes places du pays, dont celle de la République, à Paris. Les nerfs du soixante-huitard défroqué sont mis à rude à épreuve. Le 5 avril 2016, il fulmine sur Twitter : « La Nuit debout, pâle copie gauchiste des « veilleurs » catholiques intégristes, existe surtout dans la tête des journalistes. »

Le 6 avril, il craque complètement. Ce jour-là, l’animateur des « Matins » de France Culture, Guillaume Erner, reçoit sur son plateau un politologue, un enseignant en philosophie et une élue Front de gauche pour un « décryptage » du phénomène « Nuit Debout ». Scandale : aucun des trois convives ne tient des propos foncièrement hostiles au mouvement. Quand c’est à son tour de prendre la parole, Couturier, présenté par l’animateur comme un « libéral de gauche », a l’écume aux lèvres.

« Écoutez, je m’en voudrais de faire entendre une note dissonante au sein de cette assemblée générale ni prétendre incarner à moi tout seul la gauche gouvernementale et non radicale, vocifère-t-il. Je n’ai pas vocation à servir de punching-ball à une assemblée générale de quatre ou cinq personnes qui pensent de la même façon. Moi, je ne veux pas incarner à moi tout seul la diversité idéologique autour de ce plateau, donc je vous laisse entre vous ! »

Et Brice de claquer la porte, hors de lui. « Seul contre quatre, ce n’est pas un débat. J’aurais servi de punching ball. La diversité intellectuelle, je la conçois autrement », expliquera-t-il sur Twitter.

Cet épisode permet d’apprécier l’une des facettes les plus pittoresques du personnage : Couturier est persuadé de vivre dans un monde où le débat médiatique est accaparé par les « gauchistes ». Cette distorsion cognitive le rend parfaitement imperméable au fait que, dans la vraie vie, le pluralisme des idées se réduit aux dimensions d’un bavoir de notaire, y compris sur l’antenne où il travaille.

Comme le rappelle Acrimed, les « Matins » de France Culture ont par exemple fait le choix, le 7 mars 2016, de confier l’analyse de la loi Travail au publicitaire Gilles Finchelstein, à l’économiste Pierre Cahuc et à Brice Couturier lui-même, tous trois fervents défenseurs du texte. Également présent sur le plateau, un représentant du mouvement des Jeunes socialistes endossait le rôle du contradicteur – avec la pugnacité que l’on imagine. Que ce malheureux ait pu servir de « punching ball » aux trois autres ne paraît guère avoir ému l’ombrageux gardien de la « diversité intellectuelle ». Rebelote quelques jours plus, quand les « Matins » reçoivent l’économiste Philippe Aghion et le député européen Daniel Cohn-Bendit pour débattre de la « flexisécurité », concept dont ils sont l’un comme l’autre des fans inconditionnels.

Mais Couturier n’en démord pas : c’est un homme seul qui affronte à mains nues les hordes ennemies. Dans un univers mental évoquant un remake à petit budget de Maciste en enfer ou de Hercule contre les tyrans de Babylone, le péril auquel fait face notre héros déferle non seulement de l’extérieur, mais s’infiltre au cœur même du monde civilisé. Lequel menace de sombrer sous un fléau encore plus redoutable que les soviets de Nuit Debout : l’hydre à mille têtes de l’« islamo-gauchisme ».

Contre un tel monstre tous les coups sont permis. Sur France Culture, Couturier consacre le meilleur de son temps d’antenne et de son stock de bile à pourfendre les « idiots utiles de l’islamisme conquérant » (20 avril 2016), formule tout-terrain désignant les militants antiracistes qui ont le toupet de s’inquiéter du climat de suspicion, voire de franche hostilité, dont pâtissent les musulmans de France. Cette gauche « régressive » exercerait une « police de la pensée » visant à « interdire les propos qui lui paraissent de nature à heurter ou « violer les droits » d’un groupe », empêchant ainsi les esprits libres d’exprimer crânement leurs pulsions racistes, pardon, « républicaines » (30 juin 2017). Tyrannie d’autant plus implacable qu’elle n’émane pas seulement du puissant lobby islamo-gauchiste, mais de la presse elle-même.

« Le Parti des médias, appuyé par certains départements de sciences humaines, nous a longtemps interdit de mettre des mots sur ce que chacun pouvait voir, tonne Couturier. Toute allusion critique aux manifestations les plus rétrogrades de bigoterie islamique était aussitôt qualifiée de raciste » (25 mars 2016).

Le « parti des médias » ? Couturier raffole de cette appellation, qu’il dit avoir empruntée à l’essayiste néo-conservateur Marcel Gauchet. Elle traduit assez bien le monde parallèle dans lequel s’agite le déclamateur de France Culture – un monde où toute parole arrachée au joug de l’islamisme se heurterait à l’implacable censure des journalistes. C’est bien connu, aucun journal n’aurait osé faire sa couverture sur « Islam : les vérités qui dérangent », « Pourquoi l’islam fait peur aux Français », « Le spectre islamiste », « Pourquoi l’islam fait peur », « Le nouveau défi islamiste », « La peur de l’islam », « Cet islam sans-gêne », « Islam : le danger communautariste », « L’invasion des mosquées », « La république face à l’islam », « La gauche et l’islam : le « j’accuse » de Gilles Kepel », « Au coin de la rue, la Charia », etc. Et ce n’est certes pas en France que l’on verrait une grande conscience progressiste comme Elisabeth Badinter tempêter devant des journalistes émerveillés qu’il « ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe ».

 

Contre les « petits malins » qui font « mentir les mots »

Brice Couturier non plus n’a peur de rien, et lui non plus n’est pas tout-à-fait seul dans sa solitude. Après s’être enrôlé en mars 2016 dans les bataillons disciplinaires du Printemps républicain, il participe quelques mois plus tard à un colloque organisé au Palais Bourbon par Marianne, la Licra et le Comité laïcité République (avec un R majuscule, s’il vous plaît). Intitulée « Faux amis de la laïcité et idiots utiles », cette pétillante sauterie réunit la fine fleur du racisme cultivé : l’essayiste Caroline Fourest, le délégué ministériel à la « lutte contre l’antisémitisme et le racisme » Gilles Clavreul, l’ex-élue PS Céline Pina, les journalistes Mohamed Sifaoui, Patrick Kessel, Joseph Macé-Scaron et Martine Gozlan… Ne manquait que leur mentor à tous, Manuel Valls, pour compléter la photo de famille. Les sujets traités en table ronde résonnaient avec les obsessions couturiesques : « La sociologie assassine », « À l’école des accommodements », « Les médias malades de la bien-pensance »…

À la tribune, Couturier affiche cette mine atrabilaire et ce teint cireux qui ne le quittent jamais, même en si fraternelle compagnie. C’est qu’il n’est pas venu pour s’accouder à la buvette ou tapoter la nuque de ses amis, mais en combattant qui ne baisse jamais sa garde. Le modérateur Patrick Kessel présente l’orateur : « C’est un homme libre et un journaliste libre ! » On guette des pouffements nerveux dans le public, mais la salle ne bronche pas. L’homme libre attaque pied au plancher.

« Au lendemain des attentats du 22 mars à Bruxelles, commence-t-il sans plus de préambules, nous recevions sur France Culture deux citoyens belges pour commenter l’horreur qui venait de se produire dans leur pays. L’un de ces invités – il paraît qu’il ne faut plus donner de noms, alors je ne donnerai pas de noms – s’est félicité que le Premier ministre de son pays, je cite, n’ait pas utilisé, contrairement au Président de la république français et à son Premier ministre, le mot guerre. D’ailleurs il est revenu quelques jours plus tard dans le journal Le Monde pour dire qu’effectivement dire qu’il y avait guerre contre le terrorisme c’était tomber dans un piège. Allant plus loin, il m’expliqua, à l’antenne toujours, que le Premier ministre de son pays n’a pas utilisé non plus le mot de terroriste. Je lui ai demandé pourquoi il ne fallait pas utiliser le mot de terroriste face à des gens qui faisaient usage de la terreur, il m’a répondu : parce que ce serait stigmatisant. Stigmatisant de dire d’un terroriste que c’est un terroriste ! Un peu énervé, je lui ai demandé qui serait stigmatisé si on appelait terroristes des gens qui venaient de tirer à la mitraillette sur une foule désarmée. Un autre invité est intervenu à ce moment là pour me dire qu’il fallait se méfier du qualificatif de terroriste parce qu’il pouvait être requalifié dans l’avenir par le mot de résistant. On avait affaire au vieux relativisme qui refuse toute qualification d’un acte meurtrier sous prétexte que l’histoire n’a jamais dit son dernier mot. Comment peut-on faire cette confusion scandaleuse ? […] Un tas de petits malins ont intérêt à brouiller les cartes, à faire mentir les mots et à truquer le vocabulaire. […] Nous avons affaire dans les médias à des gens qui minent sciemment le sens des mots pour empêcher de dire la vérité, parce que cette vérité, ils ne veulent pas qu’elle soit entendue ! »

Ce réquisitoire méritait d’être reproduit dans ses grandes largeurs, tant il révèle le manège enchanté à travers lequel un journaliste « libéral-patriote » – ainsi que l’appelle sa camarade Elisabeth Lévy, qui précise que « c’est un compliment » – perçoit le monde réel. Car, en vrai, son escarmouche verbale avec les « menteurs » belges ne correspond pas tout à fait à la version qu’il en donne.

Rembobinons la séquence. Nous sommes le 23 mars 2016, au lendemain d’une série d’attentats épouvantables qui ont fait trente-cinq morts à Bruxelles. Logiquement, la tranche des actualités matinales de France Culture est dédiée à « la Belgique au cœur de la tourmente djihadiste ». Dans son billet du jour, Brice Couturier prête peu d’attention aux événements eux-mêmes et à leurs possibles conséquences. Il préfère citer par le menu les divagations d’un sénateur xénophobe belge, Alain Destexhe, qui, trois mois plus tard, se verra exclu de la liste électorale de son propre parti en raison de ses bouffées d’islamophobie délirantes. Reprenant à son compte les propos de cette sommité morale, Couturier explique que dans le quartier bruxellois de Molenbeek les « élèves non musulmans sont ostracisés », qu’il y règne un « antisémitisme terrifiant » et que les « médias belges préfèrent enterrer cette réalité pour ne pas stigmatiser » les musulmans. Un descriptif digne d’une brochure du Bloc identitaire. Quelques heures après un bain de sang perpétré dans le but de saccager l’entente entre musulmans et non-musulmans, répandre de telles insanités témoignait d’un flair journalistique de haute tenue. À quoi l’écrivain belge Patrick Roegiers rétorque que le sénateur Destexhe est un « politicard arriviste » qui tente « par des déclarations enflammées de se faire une place au soleil ». Couturier ne pipe mot, mais on l’imagine vexé comme un pou.

L’animateur de l’émission donne alors la parole à l’historien belge David Van Reybrouck, contacté par téléphone, qui souligne que le Premier ministre de son pays « a refusé un discours guerrier. Il n’a pas mentionné Daech, il n’a pas parlé de la Syrie, il n’a même pas utilisé le mot terrorisme, il a parlé de ceux qui ont « choisi de devenir les ennemis barbares des valeurs universelles ». Je trouve que ce message est assez sain, au moment où François Hollande parle d’une armée terroriste qui a déclaré la guerre à la France et en tire la conclusion que la France est elle-même en guerre. Le Premier ministre belge a la sagesse de ne pas stigmatiser des groupes et de… »

Il est coupé par un Couturier fou furieux, mais pas mécontent quand même de trouver là une occasion de se venger du camouflet essuyé quelques minutes auparavant : « Excusez-moi, mais ça me fait bondir ce que vous dites. Il ne faut pas nommer son ennemi, il ne faut pas dire qu’il est terroriste ? Parce que ce serait stigmatiser qui, de dire que c’est des terroristes ? Ce ne serait pas bien de stigmatiser les terroristes ? Qu’est-ce que vous sous-entendez là ? »

Un peu interloqué par cette charge venue d’une autre dimension, Van Reybrouck tente de se défendre : « Il ne s’agit pas de ne pas stigmatiser les terroristes, mais il n’a pas voulu honorer leur volonté de marketing en prononçant le nom du collectif qui était derrière et… »

Mais l’autre l’interrompt encore : « C’est avec des dénis comme ça, monsieur, que nous en sommes arrivés où nous en sommes, voyez-vous. Je pense qu’au contraire le déni est une bien mauvaise stratégie, il faut nommer son adversaire, il ne faut pas faire semblant de ne pas voir qu’il nous a effectivement déclaré une guerre. On a fait ça dans les années trente avec les nazis, en faisant semblant de ne pas voir les agressions multiples que Adolf Hitler multipliait contre les pays d’Europe et à la fin nous avons eu la guerre. Nous allons avoir la même chose aujourd’hui à cause de dénis du même ordre que ceux que vous êtes en train de défendre. »

Comparer des attentats commis par des assassins téléguidés à l’occupation de tout un continent par les armées hitlériennes relève d’une mise en perspective pour le moins insolite. Par ailleurs, il n’est pas absurde de questionner la stratégie de guerre qui consiste à larguer des bombes en Syrie et en Irak au mépris des pertes civiles et de la spirale des représailles qu’elles risquent d’alimenter. En suggérant la possibilité d’un autre son de cloche que les rodomontades belliqueuses de l’État français, la réaction du gouvernement belge n’était peut-être pas inintéressante à entendre ce matin-là – mais, pour s’en rendre compte, il aurait fallu des oreilles un peu moins encalaminées que celles d’un Brice Couturier. C’est donc en pure perte que Van Reybroucke lui répond :

« Depuis quatre mois toutes les grandes villes de Belgique sont remplies de militaires armés, depuis quatre mois et davantage la sécurité est à la « une » de tous les journaux, je n’ai pas l’impression de vivre dans un déni. Mais j’ai vu un gouvernement belge qui a réagi de manière calme et déterminée. J’ai trouvé ce style peut-être plus sage que le style guerrier du gouvernement français. »

L’animateur redonne ensuite la parole à Patrick Roegiers, puis à une journaliste du quotidien belge Le Soir, Béatrice Delvaux, qui s’efforcent à leur tour, avec infiniment de patience, de faire un sort aux admonestations furibardes de Couturier. À aucun moment il ne sera question de comparer les auteurs des attentats de Bruxelles à des « résistants » – ce mot ne sera pas prononcé une seule fois. Petit problème de mal-comprenance chez le « journaliste libre » – un de plus, un de moins…

Quand, huit mois plus tard, Brice Couturier se prévaut de cet épisode glorieux pour établir devant une salle accrochée à ses lèvres qu’un « tas de petits malins ont intérêt à faire mentir les mots et à truquer le vocabulaire », et asséner la théorie selon laquelle « nous avons affaire dans les médias à des gens qui minent sciemment le sens des mots pour empêcher de dire la vérité, parce que cette vérité, ils ne veulent pas qu’elle soit entendue », les Dupont-Lajoie du Palais Bourbon opinent d’un air entendu. Assise à ses côtés, Caroline Fourest esquisse un sourire pincé, signe chez elle d’un exubérant élan d’affection. Et Couturier ajoute : « Mais ce qui m’a choqué ce matin-là, c’était de me sentir si seul face à cette bêtise doublée d’une abjection. » Si seul, et pourtant si indomptable.

La « revanche »

Heureusement, l’élection d’Emmanuel Macron a permis de briser un peu la solitude du chroniqueur de fond. Car Couturier est évidemment un supporter ardent du nouveau président. À la manière d’un aspirateur industriel, le principicule de l’Élysée a tout englouti dans son sac à flocons, des libéraux-patriotes aux libéraux tout court en passant par les écolo-libéraux, les libéraux à matraque, les libéraux disrupteurs et les libéraux de circonstance. Au milieu de tous ses nouveaux amis, Couturier déborde d’une allégresse qui fait plaisir à voir. Même si, à la télévision, il ne se départit jamais de son air guindé de maître de conférences tombé dans un fût de moutarde.

Le 15 mai 2017, une semaine après le triomphe de Macron, l’ex-fan des sixties ovationne toutes ses idoles sur la messagerie Twitter : « Macron, c’est la revanche de DSK, mais aussi de Chaban-Delmas, sur laquelle se pencheraient les ombres de Rocard, voire celle de de Gaulle. » Le 19 juin, il tweete la somme de ses exhortations déclinées dans sa chronique du Point : « Réformer en allant vite. Donner les résultats escomptés pour ne pas décevoir. Dernière chance pour le régime. » Six jours plus tard, il prend en mains la communication de l’Élysée en observant que « Macron et Edouard Philippe recueillent l’un et l’autre 64 % d’opinions favorables dans le baromètre mensuel Ifop-JDD ». L’irascible Couturier sait aussi se faire aimable.

Le 29 juin, nouvelle occasion d’acclamer son héros : ce jour-là Macron inaugure la « Station F », un incubateur de start-ups ouvert à Paris par Xavier Niel, fondateur de Free et copropriétaire du journal Le Monde. Devant un public d’adorateurs boutonneux, le nouveau président prononce un discours mettant en valeur les « gens qui réussissent » par opposition à « ceux qui ne sont rien ». La phrase fait l’effet d’une gifle sur les galériens du marché du travail, dont Macron s’apprête justement à enfoncer la tête un peu plus bas sous la ligne de flottaison. Comme s’il ne lui suffisait pas de lever une nouvelle armée de forçats précaires et de livreurs de sushis à vélos, le chef d’État leur témoigne verbalement sa plus haute considération.

Brice Couturier est aux anges. Volant au secours de son champion malmené sur les réseaux sociaux, il retweete le message de la « Team Macron », l’un des comptes de la République en marche : « À ceux qui s’offusqueraient trop vite de l’expression « ceux qui ne sont rien », rappelons qu’on la retrouve dans… l’Internationale. »

On imagine sans mal combien l’ex-maoïste qui a fait Mai 68 avec les sous de la bonne a pris plaisir à cette facétie. Le chant d’espoir des damnés de la terre – « Nous ne sommes rien, soyons tout » – capturé par la France des start-uppers : quelle splendide revanche.

p.-s.
Le livre de Sébastien Fontenelle, Mona Chollet, Olivier Cyran, Laurence De Cock, Les éditocrates 2. Le cauchemar continue, est paru le 5 avril 2018 aux éditions La découverte.