Chasseurs-cueilleurs de la modernité

Le vieux continent convoque les heures sombres d’un passé jamais révolu. Modernité occidentale oblige, qui refoule dans les limbes de notre mémoire collective le fait que la préhistoire du racisme prend naissance sur cette terre européenne.

Cinq siècles, c’est long cinq siècles. Mais cinq siècles d’esclavagisme et de colonialisme légitimés par cette invention des races et de leur hiérarchisation, c’est l’humanité coupée en deux en son milieu pour l’éternité. Rejetés dans les banlieues de l’occident, au-delà des frontières de l’Etre, les hommes et femmes qui fuient pourtant les désordres crées par ce Monde aux valeurs civilisatrices sanctuarisées résistent de toute leur pleine humanité. L’Aquarius n’est pas un bateau contraint par le principe d’Archimède, qu’une poussée du bas vers le haut maintiendrait sur notre ligne d’horizon. Il est seulement la gravité d’une dignité affirmée qui écrase de tout son poids d’hommes, de femmes et d’enfants le regard condescendant des pouvoirs de l’argent, du politique, des savoirs. Ils et elles résistent à un autre principe, cette fois-ci politique, qui impose par une poussée rationnelle du haut vers le bas une destinée tragiquement meurtrière. En 2018, une personne réfugiée sur dix-huit a été noyée en Méditerranée. Ce sont les mains des chefs d’Etat européens qui font pression pour contraindre chacun de ces corps sous la surface. C’est deux fois et demie plus que l’année précédente. En cause pour partie, le nombre moins important de sauvetages en mer, du fait que les ports refoulent les bateaux des ONG. Cinq siècles de barbarie et cinq jours de concertation inter-gouvernementale pour se répartir les cent quarante et une personnes de l’Aquarius. Cela n’est pas sans nous rappeler le destin des Juifs qui fuyaient le nazisme en Allemagne et Autriche. Lors de la conférence inter-gouvernementale qui fut convoquée à Evian en 1938, réunissant entre autres des dirigeants européens, les arguments racistes qui furent avancés pour ne pas les accueillir résonnent aujourd’hui avec la même intensité. Cet aréopage de dirigeants prétendit que la population de leurs pays respectifs n’était pas prête à les accueillir, sous-entendant que la vague antisémite les avait aussi submergés, que par ailleurs ils n’avaient pas les infrastructures pour les accueillir et qu’enfin ils n’étaient pas responsables de leur migration. Voilà donc la fameuse modernité occidentale qui, dit-on, se caractérise par un processus de rationalisation.

Mais en réalité, le nombre de réfugiés importe peu, c’est paraît-il l’appel d’air qu’il faut éviter. Qu’importe que des millions étouffent de politiques dictées par le FMI, la Banque Mondiale, les conseils d’administration des multinationales et leurs cortèges de guerres impérieusement civilisatrices. Dans le même temps, les plus « réalistes » de nos politiques, car c’est comme cela que se nomment « les réalistes », compatissent avec le monde qui gronde de douleurs et disent. Ils disent d’une voix qui accroche à chaque mot : « Oui bien-sûr, il faut être humaniste, mais on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Ils le disent avec une main sur le cœur. De l’autre main, ils font tout ce qu’ils peuvent pour infliger toute la misère à ce monde, celui du Sud global. Quant au reste du monde, celui du Nord, ils ne font que l’exploiter dans les règles « acceptables » de la décence nécessaire pour renouveler des mandats politiques. A ceci près qu’en France, une personne sur cinq ne mange pas à sa faim, et c’est bien plus grave encore dans de nombreux pays européens. Et si leurs « gens », pour reprendre le vocable de ceux qui renoncent à voir le peuple, rechignent et résistent à payer la crise, ils n’hésitent pas à distiller la peur. Ils construisent et montrent du doigt des « ennemis intérieurs ». Ils en appellent à la chasse et aux sans-papiers, et aux migrants, et aux basanés, et aux musulmans de foulard et de barbe, et ainsi ils cueillent et la confiance et les voix électorales, non pas seulement et en priorité des plus pauvres, des moins instruits mais aussi des classes dites moyennes et supérieures. Les responsables politiques de nos sociétés modernes restent des chasseurs-cueilleurs.

La barbarie civilisatrice : de la captation des terres à la captation des corps.

Une modernité néolibérale, capitaliste et impérialiste qui ne s’embarrasse pas plus aujourd’hui qu’hier de morale. Elle n’est pas immorale, elle est juste amorale. Si la modernité selon Max Weber c’est la rationalisation, alors il faut admettre que la rationalisation c’est le désenchantement du monde. Et qu’importe que Billie Holliday pleure les fruits étranges qui restent suspendus aux arbres de leur modernité. Qu’importe que les crises économiques, écologiques, sociales que cette modernité secrète touche les plus indigents, ceux du Sud Global d’abord, puis ceux du Sud dans le Nord et enfin tous les peuples. Qu’importe s’il faut pour maintenir et accroître davantage les inégalités, réduire des femmes et des hommes, des cultures et des civilisations à un ciment social pour souder le reste des peuples d’occident chez lesquels ils auront enseigné la peur. Qu’importe qu’au final, ce soit la haine de nos corps de Noirs, d’Arabes et de Tsiganes, que ce soit la haine de l’islam et des personnes qui se prosternent cinq fois par jour, qui fasse sens pour ceux et celles qui au détour de toutes ces crises traversent une crise de sens. Et c’est ainsi que le racisme se structure et se fait systémique dans ces sociétés si modernes. Les textes de lois racistes et les appels aux meurtres se répondent jusque dans les assiettes trop creuses des peuples spoliés. Aujourd’hui une vague protéiforme de courants d’extrême droite arrive au pouvoir sur ce vieux continent. L’ensauvagement de l’Europe est là. Hélas, Césaire avait raison.

La Suède, figure du modèle social où en réalité les inégalités explosent, vient à son tour de brunir les débats politiques à droite comme à gauche avec une extrême droite en force. En Italie, l’extrême droite participe à un gouvernement de coalition avec la droite extrême. Mais c’est aussi le cas en Autriche, en Bulgarie, en Finlande. En France, en Autriche, l’extrême droite a été présente au second tour des présidentielles. En Allemagne, l’AFD occupe de plus en plus de place au Bundestag. Et de l’autre côté de l’océan, Trump se voit déjà briguer un second mandat !

Et avec un cynisme sans bornes, voilà que des élus européens pourtant au service d’institutions libérales qui orchestrent les inégalités sociales, raciales et de genre, que les éditocrates jusque-là inspirés par l’encre brune font mine de s’inquiéter à la vue des scores électoraux de ces partis. Non pas parce qu’ils sont ouvertement néofascistes, mais parce qu’ils risqueraient de déstabiliser ces mêmes institutions qui les ont mis au monde. Mais qu’ils se rassurent : partout en occident, et malgré leur discours antisystème convenu, ces partis restent profondément néolibéraux.

C’est d’ailleurs pour cette raison que toutes les organisations de droite et même social-démocrates européennes, qui ont fini leur mue immonde en adeptes du capitalisme sans entrave, voient dans cette extrême droite leur propre avenir. Si pour assurer le marché et le pouvoir politique, il faut convoquer les relents nauséabonds du colonialisme avec son échelle de gradation de l’humanité, alors ils actent. Dans la Hongrie de Viktor Orban, il est impossible de différencier la droite de son extrême ; c’est aussi le cas en Pologne et même en Belgique où l’Alliance néoflamande (NVA), qui a grillé sur sa droite les « purs » du Vlaams Belang, a rejoint au Parlement le groupe des Conservateurs et Réformistes Européens (CRE).

Alors, quelles peuvent être les digues de ce tsunami programmé ? Au sein de la gauche antilibérale rien n’est moins incertain. En Slovaquie, la gouvernance est assumée par une coalition entre d’une part un parti de gauche, le SMER, certes affilié au Parti Socialiste Européen mais qui a fait sa campagne ouvertement sur une ligne antilibérale, et d’autre part les fascistes du SNS et les nationalistes du HZDS. Les premiers proposent de parquer tous les Rroms dans un seul camp et les seconds sont connus pour leurs privatisations opaques.

Si l’heure est paraît-il aux populismes, qu’ils soient de droite ou de gauche, il serait absurde de vouloir réduire l’un à l’autre, tant les réalités historiques les opposent frontalement. Mais tout de même, certains discours comme ceux de Sarah Wagenknecht, présidente du groupe parlementaire allemand de la gauche radicale Die Linke font frémir : « La migration de main-d’œuvre se traduit par une concurrence accrue pour les emplois, en particulier dans le secteur des bas salaires. Il est compréhensible que les personnes concernées en aient peur. Il n’y a pas non plus un nombre illimité d’habitations, d’autant plus qu’il en reste peu d’abordables » (Magazine Focus, 19 février 2018). Elle vient de lancer le 4 septembre 2018 le mouvement Aufstehen (« Debout ») pour en finir avec « la bonne conscience de gauche sur la culture de l’accueil » et « ces responsables qui vivent loin des familles modestes qui se battent pour leur part de gâteau ». La pensée paresseuse pourrait être tenté de poser un trait d’égalité entre ce mouvement de gauche radicale et l’extrême droite pour ce qui est du rapport à l’altérité. Ce serait incontestablement une erreur puisqu’ils divergent fondamentalement sur le concept de race. Pour autant, il va falloir entendre ce que souligne la philosophe Hourya Bentouhami-Molino : il existe aussi un racisme sans race, un racisme différentialiste. C’est-à-dire un racisme qui légitime les inégalités de droits par les différences, passant ainsi du droit à la différence que nous revendiquons à la différence des droits que nous condamnons. Tout le monde comprend la logique qui en découle, à savoir cette injonction à ce que l’on nommait assimilation et que l’on nomme intégration depuis la décolonisation. Ils nous disent : « Si vous voulez les mêmes droits, il va falloir vous défaire de vos différences ». La déclinaison concrète de cette logique, c’est la loi de 2004 qui stigmatise et pour le coup infériorise légalement les femmes portant un foulard. Pierre Tévanian, enseignant en philosophie, résume très justement ce racisme culturel ou différentialiste : « Le racisme est sur le plan conceptuel l’incapacité de penser ensemble l’égalité et la différence ». Si cette pensée paresseuse prend des raccourcis en voulant lisser tous les ressorts du racisme, il faut entendre qu’au final il s’agît de racisme dans tous les cas et par conséquent condamnable sans appel.

La pensée amnésique ne nous est pas davantage utile, particulièrement pour comprendre le racisme dans les partis de gauche. Il n’est qu’à voir l’histoire des socialistes en France : majoritairement antidreyfusards à la chambre des députés, va-t-en guerre et tous quasiment ralliés à l’Union Sacrée en 1914, pétainistes avec 170 députés socialistes autant dire presque tous de la SFIO votant les pleins pouvoirs à Pétain en 40, et enfin colonialistes de tout temps , avec Guy Mollet par exemple, secrétaire de la SFIO et chef de gouvernement qui dès 1956 intensifia la répression en Algérie, y compris avec l’usage de la torture. Entre hier et aujourd’hui, de Jules Guesde, Marcel Sembat, Paul Faure, Guy Mollet à Manuel Valls, il y a une continuité sans faille. Ce dernier aurait pu être antidreyfusard à l’époque comme il est ouvertement islamophobe aujourd’hui. Il est sans conteste l’enfant légitime de cette histoire de la gauche. Quant au Printemps Républicain auquel il a donné naissance, il assume parfaitement l’idée que le danger premier aujourd’hui, ce n’est pas l’explosion des inégalités sociales, le désastre écologique ou le péril brun mais bel et bien la civilisation arabo-musulmane. Une approche culturaliste clivant, essentialisant et hiérarchisant les civilisations. C’est bien cette ethnicisation des questions sociales qui est à l’ordre du jour et qui menace la gauche dans son entièreté.

Le racisme respectable de la gauche.

Et la gauche radicale elle-même n’est pas à l’abri de telles postures, tant son logiciel est infecté par ce que Saïd Bouamama nomme « le racisme respectable de la gauche ». Ce sociologue et militant devait d’ailleurs intervenir à l’Université d’été de la France Insoumise, sauf que l’insoumission a ses limites : il a été déprogrammé au regard de ses positions décoloniales et de son exigence non négociable d’une pleine autonomie du champ de l’antiracisme politique, ce que certains par confort d’esprit nomment « communautarisme », avec tous les stigmates que ce vocable charrie. Pourtant, il va bien falloir entendre nos voix dissonantes. Non pas tant d’ailleurs pour décoloniser la gauche, car s’y risquer serait admettre que la gauche reste un moule parfait pour forger nos consciences et œuvrer pour construire une société égalitaire en dépit de quelques infortunes sur le terrain du rapport à l’altérité.

A vrai dire, l’ambition qui pourrait être celle du camp de l’antiracisme politique comme peut-être de certains courants du féminisme, ce serait de casser tous ces moules de l’émancipation humaine où une majorité écrasante de l’humanité a été et est encore ignorée. Le paradoxe est que trop de personnes qui se réclament de l’anticapitalisme oublient trop souvent que l’essor et le développement du capitalisme en Europe sont intimement liés à la déportation historique de 12 millions de personnes esclavagisées, du colonialisme qui s’est ensuivi et enfin du néocolonialisme. Franz Fanon nous disait qu’il n’y a pas de colonialisme sans racisme, nous ajoutons avec lui qu’il n’y a pas de capitalisme sans racisme. Ce qui devrait faire de toute organisation anticapitaliste une organisation qui assume l’antiracisme politique et pas simplement un antiracisme moral de façade. Il est d’ailleurs temps d’en finir avec cet antiracisme moral, où le racisme serait juste la peur de l’autre au nom d’une approche banalement anthropologique. Ce serait donc juste un problème de relations sociales entre des individus, il suffirait donc d’améliorer la connaissance de l’autre. Cette conception du racisme est absurde et est même en réalité une conception raciste du racisme. Le racisme ce n’est pas un problème de relations sociales mais bel et bien un problème de rapport social de domination. Ce rapport est structuré par les institutions et systématisé à tous les champs sociaux.

Inversement, toute organisation antiraciste au sens politique du terme, doit assumer l’anticapitalisme. Nous ne devons ni réduire ni secondariser aucune des formes d’oppression, que ce soit le racisme, le sexisme ou l’exploitation capitaliste. La posture ouvriériste encore de rigueur dans certaines formations d’extrême gauche va jusqu’à faire miroiter qu’une fois le capitalisme sera à terre, toutes les formes d’oppression seront incinérées du même coup.

Mais sans doute l’écueil le plus partagé dans notre camp social de la transformation radicale reste-t-il celui de la construction totalement éthérée d’un peuple homogène, niant de fait les strates qui la composent et surtout les contradictions qui en découlent en son sein. Que les femmes et les racisés d’en bas soient surexploités quand les autres sont exploités, que certaines et certains soient contraints non seulement de se battre dans ce rapport de classe sociale, mais aussi de résister contre les oppressions produites par les institutions du système dans le système, et donc dans son milieu social, cela ne doit pas compter car, nous disent-ils : « Il ne faudrait pas diviser nos forces ». Les mêmes finissent par scander : « Même patron, même combat ! » pendant que les inégalités au sein-même de notre camp explosent. Et là encore, au lieu de dénoncer dans une lutte qui nous rassemble tous et toutes, ce racisme d’État et du Capital qui naturalise le traitement différencié en fonction de la couleur de peau, des responsables politiques, tels que Jean-Luc Mélenchon montrent du doigt les migrants comme la menace du tirage vers le bas des salaires et des acquis sociaux, à l’instar de Sarah Wagenknecht en Allemagne. Il s’agirait semble-t-il dans leur esprit de « défendre les nôtres, d’abord » dans un esprit nationaliste glaçant, bien loin des couplets de l’Internationale. Pour nous, les « nôtres », ce sont les peuples en lutte contre les pouvoirs en place qui les mettent en concurrence au profit du Profit.

Leurs mythes, nos résistances.

Mais voilà, les Migrants, sujets politiques en mouvement, tout comme nous, les habitants racisés et pauvres des quartiers populaires – qui ont d’ailleurs fortement contribué à la victoire électorale de nombreux députés de la France Insoumise , nous ne vivons pas au bord du Monde. Nous ne sommes la marge de personne. Nos histoires peuvent aussi se tenir droit avec un h majuscule, notamment celles en lien avec nos indépendances. Le fait est que nos histoires à tous et toutes sont intimement mêlées, et que par exemple le niveau de vie durement acquis par les luttes des peuples dans le Nord, a aussi à voir aussi avec le fait que le capitalisme dans son mode impérialiste fait baisser le coût du travail dans le Sud global. Dès lors, l’internationalisme qui nous anime condamne toute forme de culpabilisation des uns ou des autres, et exige comme le dit Saïd Bouamama d’unir tous ceux qui ont toutes les raisons d’être unis. Unis contre toutes ces politiques d’État et du Capital qui nous exploitent et hiérarchisent la société en fonction du genre, de la race socialement construite par elles, unis en articulant les luttes entre elles, sans en invisibiliser aucune.

Nous ne sommes pas la marge. Une marge où historiquement la gauche comme la droite nous a confinés, y compris pour mieux construire sa propre identité chimérique. Il va falloir entendre que nous refusons la place que l’on nous assigne dans ces romans nationaux qui ne sont rien d’autre que des constructions idéologiques produites et reprises de l’extrême droite jusqu’à la gauche radicale. Il est temps de déconstruire ces mythes qui, quoique définis par Roland Barthes comme des paroles dépolitisées, ont une fonction bel et bien politique. Les Lumières, la Révolution française, les droits de l’Homme, les républiques regroupées sous le générique de La République, la Laïcité, l’Universalisme sont autant de légendes, bien loin des processus qu’ils constituent. Des processus loin d’une approche figée dans le temps et dans l’espace, loin de toute forme d’essentialisation. Ils sont au contraire le produit encore mouvant de luttes, de contradictions.

Pourtant, même la gauche de transformation sociale les absolutise. Elle fait même des droits de l’Homme une valeur occidentale, pour ne pas dire hexagonale. Elle invoque la toute-puissance de la République égalitaire, à défaut de pouvoir la convoquer, et pour cause, pour légitimer le génie français, la hauteur civilisationnelle française. Hier, au nom de cette grandeur d’âme on mettait en esclavage des êtres « sans âme », au nom de l’Universalisme, on colonisait. Aujourd’hui, c’est toujours cette modernité civilisationnelle qui justifie les guerres impérialistes, le néocolonialisme de la Françafrique et ce qu’ils nomment les territoires d’outre-mer, le colonialisme en Palestine, les guerres contre les habitants des quartiers populaires avec leur cortège de morts dans les mains de la police, les injonctions à l’intégration de ces populations de Noirs, d’Arabes et de Tsiganes, l’écrasement des identités régionales….

C’est la Laïcité mythifiée et dévoyée que l’on utilise pour partir en croisade contre le foulard et les femmes qui le portent. Les mêmes en appellent aux Lumières malgré leurs zones d’ombre, leurs présupposés androcentriques et racistes. Comme le souligne Louis Sala Molins : « Là où nous lisons « homme », « humanité », « citoyenneté », c’est de l’humanité blanche et européenne que nous parlent les Lumières ».

Au final, cette gauche si bienveillante à notre égard nous enlève nos habits de peau de sujets politiques pour ensuite pouvoir nous doucher de son paternalisme et de son maternalisme. Elle sait pour nous, ce qui est bon pour nous. Ils savent car, pour reprendre l’expression de Réjane Sénac dans son livre « Les non-frères au pays de l’égalité », eux, ils sont frères entre hommes et entre hommes blancs, ils savent ce qui est politique et qui est politique. Tous savent que parce que nous ne sommes pas frères dans leur Universalisme chauvin, pour reprendre l’expression d’Abdelmayek Sayad, nous ne sommes pas égaux. Nous voilà, nous les non-frères essentialisé-es, assigné-es à des différences en particulier sexuées et racialisées ; car la société attribue, comme l’écrit Joan W Scott, un « statut minoritaire à certains traits qui sont propres aux non-frères, comme si ces derniers étaient la raison et non la rationalisation d’un traitement inégal ».

Et enfin, quand ces thuriféraires du jacobinisme qui ne veulent pas voir les différences si ce n’est pour justifier un traitement d’infériorisation, décident dans leurs meilleurs jours y voir une complémentarité. Et encore là, ils retombent de nouveau dans le rejet des femmes, des Noirs, des Arabes, des Musulmans, des Tsiganes aux marges de leur centralité. Peuvent-ils entendre que nous ne voulons pas être complémentaires, encore moins leurs complémentaires, mais que nous exigeons l’Égalité ? Rien n’est moins sûr.

Alors nous, victimes d’oppressions spécifiques, décidons de nous organiser, de planifier et dérouler nos stratégies, dont celles qui relèvent de l’autonomie de nos luttes. Nous ne faisons pas de cette autonomie un but en soi, mais un moyen pour lutter à hauteur de regard, pour notre émancipation et avec d’autres, contre toutes les autres formes d’oppression et d’exploitation. Mais voilà, c’est déjà trop pour beaucoup de nos alliés. Se réunir en non-mixité, c’est pour les personnes qui ne vivent pas certaines formes d’oppression spécifique, les exclure. Même, à cet endroit-là de leur argumentation, ils parlent encore d’eux, et avec l’arrogance liée à leur statut, les voilà qu’ils se font victimes. Alors on leur demande de se retourner et de voir enfin que dans toutes les luttes d’émancipation, des Noirs-es aux États-Unis, des femmes, des homosexuels, la non-mixité est un passage nécessaire dès lors qu’elle est souhaitée par les premiers-es concerné-es. Et elle est non négociable.

Pour autant, si nous aspirons nous aussi à la convergence des luttes et si elle doit s’incarner concrètement, ce sera aussi avec nos corps et nos meurtrissures. Celles-là même qui sont niées et pourtant desquelles profitent tant de politicards porteurs de couilles à la fesse bien blanche.

A vrai dire dans la période, nombre d’entre nous sont tétanisés par ce que Enzo Traverso appelle la montée des néofascismes. Les chasses aux êtres humains à Chemnitz, ailleurs en Allemagne, se répètent partout, en Pologne, en Italie, en Hongrie et même dans « notre République » en France, il suffit de voir ce qui s’est passé à Beaune, dans cette petite ville paisible. Nous avons conscience que le racisme structurel n’est pas le problème seulement de ceux et celles qui en sont victimes, mais de toute la société. La gauche radicale a à jouer un rôle majeur si elle accepte de déconstruire en son sein les mécanismes racistes. Mais comme nous avons aussi conscience que seuls les rapports de force font bouger les lignes, alors elle peut compter sur nous pour refuser toute assignation à des places de sujets politiques subalternes, et nous imposer en imposant nos luttes.

En mémoire de Rosa Parks, qui le 1er décembre 1955 a refusé de laisser sa place à un blanc, qui a refusé de s’asseoir à l’arrière du bus, nous lançons une grande et belle initiative le 1er décembre où nous occuperons nous aussi la place centrale dans plusieurs grandes villes. Et le 30 novembre, parce que nous refusons ce système néolibéral et le racisme systémique qui le gangrène, nous disparaîtrons des écoles, des lycées, des universités, du monde du travail, des réseaux sociaux. Nos ombres ce jour-là seront nos lumières. Ce Nous, ici, est un Nous politique large, unitaire qui rassemble tous ceux et toutes celles qui condamnent le racisme et le néolibéralisme.

https://blogs.mediapart.fr/slaouti-omar/blog/240918/leurs-boussoles-nos-naufrages