Le 29 septembre 2018 se déroulera à Nantes une manifestation pour la réunification de la Bretagne, c’est-à-dire le rattachement administratif du département Loire-Atlantique à la région Bretagne.

Cette revendication territoriale apparue à la renaissance du mouvement breton dans les années 1970 fait l’objet d’une intense activité politique comme en témoigne la régularité et parfois l’ampleur des manifestations comme le 27 septembre 2014 à Nantes, en pleine réforme territoriale, où elle avait rassemblé entre 17 000 et 30 000 manifestant·e·s.

Cet article ne se veut pas un propos historique sur la partition territoriale et de l’organisation administrative de la Bretagne dont il serait trop long de rappeler les détails.

Ceux qui veulent se faire un avis plus précis peuvent s’intéresser à l’histoire du duché de Bretagne progressivement annexé au royaume de France sous l’Ancien régime, à la création des départements et la fin des franchises des provinces à la Révolution française, à la politique d’unification administrative et d’expansion territoriale menées à partir du centre parisien par les régimes successifs, bref, à la construction multiséculaire de l’Etat français concomitante à l’essor du mode de production capitaliste qui, en s’étendant, entraîne des reconfigurations idéologiques et politiques majeures.

C’est à ces dernières que je souhaite m’intéresser car, loin d’appartenir au passé, le phénomène national, qui s’est développé en Europe et aux Etats-unis d’Amérique à partir de la fin du 18e siècle et qui est devenu un élément idéologique majeur de la légitimation du pouvoir politique sur les individu·e·s et les territoires en procédant à la formation des Etats-nation européens au cours du 19e siècle, semble toujours être un déterminant essentiel du pouvoir politique.

Non seulement la forme juridique de l’Etat-nation s’est généralisée partout dans le monde à l’occasion des guerres d’indépendances du 20e siècle mais ses tentatives actuelles de dépassement politique, par exemple l’ONU et l’Union européenne, ne semblent pas en mesure de remettre en cause cette hégémonie.

De plus, et j’en viens au sujet qui m’intéresse aujourd’hui, on assiste depuis les années 1970 à une recrudescence de « micro-nationalismes » à l’intérieur même des pays économiquement développés notamment en Amérique du Nord (Québec, populations noires-américaines, amérindiennes), en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Japon et en Palestine – Israël. En Europe de l’Ouest, on peut citer le Pays basque, l’Irlande du Nord, la Catalogne, la Bretagne donc et bien d’autres encore.

Quelques précisions sur le vocabulaire utilisé dans cet article vont s’imposer rapidement afin de nous construire un champ lexical commun le temps de cette lecture. Je ne prétends pas faire des définitions absolument valables mais chercher au moins à ce que mon propos soit compréhensible par celleux qui ne pas familier·e de cette question.

Après avoir soulevé la dimension politique dont s’est progressivement chargé le terme « nation » dans son rapport avec « l’État » et le « territoire » au moyen de définitions mettant en avant ses traits « objectivement » constatables, je présenterai comment les définitions contemporaines de la « nation » proposées par les sciences sociales remettent en cause cette objectivité en mettant l’accent sur les agents et le processus social et politique à l’oeuvre dans la construction des identités « nationales ». Cette approche complexifie l’approche scientifique du « phénomène national » jusqu’à permettre d’établir des typologies variées et à rendre perceptibles notamment les spécificités des « nationalismes minoritaires » constatés sur le territoire d’Etats déjà constitués.

Avec toutes les limites de mes compétences et connaissances et par le prisme de mon propre système culturel de référence et de mes convictions politiques, je vais ensuite tenter de déterminer dans quelle mesure l’autodétermination réclamée par les acteurices politiques et culturel·le·s breton·ne·s par le moyen de cette revendication territoriale de « réunification de la Bretagne » est compatible avec le projet fédéraliste généralement défendu par les anarchistes. Pour ce faire, j’examinerai les perspectives autoritaires et capitalistes que soulève cette revendication et proposerai, à partir de la théorisation du fait national par des anarchistes revendiqués ou reconnus généralement comme tels, ce que serait un fédéralisme anarchiste et comment il s’articulerait avec la « question nationale ».

Cet article n’aspire pas à prescrire la « bonne » attitude absolument valable à avoir vis-à-vis du « mouvement breton » et encore moins à dire la « vérité » à l’égard des phénomènes nationaux en général. Il vise au contraire à clarifier la perception floue ou déformée que chacun·e peut légitimement développer à l’égard de ces manifestations à dimension identitaire, communautaire marquée, le plus souvent véhiculées par l’école et les media qu’on ne saurait ni l’un ni l’autre considérer comme impartiaux dans le domaine.

Cet article ne vise pas non plus à énoncer un « système anarchiste » absolu, ce qui serait contradictoire à la fois avec les multiples réalités auxquelles l’anarchisme renvoie, ainsi qu’à son opposition aux dogmes de toute nature, en ce qu’ils sont une manifestation autoritaire de la pensée. Il vise à lutter contre les préjugés et simplifications hâtives entretenues, plus ou moins volontairement, par certain·e·s individu·e·s et organisations politiques. Ce travail ne fait donc qu’exprimer ma « vérité » subjective et s’il peut profiter à d’autres, tant mieux, mais il m’aura, dans tous les cas, au moins permis de préciser les contours de ma propre pensée. Je suis par conséquent ouvert à toute critique pour améliorer les connaissances par leur mutualisation.

La Nation, les définitions « objectives »

La notion de « nation » renvoie à une multitude de définitions complémentaires ou concurrentes, fruits des affrontements idéologiques et politiques, des contextes locaux et historiques et des subjectivités collectives et individuelles. Il est difficile voire impossible d’énoncer un critère objectif de ce qui définit une nation sans être aussitôt contredit par un exemple ou un autre.

Pour s’en rendre compte, prenons d’abord un dictionnaire généraliste, le Larousse en ligne par exemple : la nation y est définie comme « l’ensemble des êtres humains vivant dans un même territoire, ayant une communauté d’origine, d’histoire, de culture, de traditions, parfois de langue, et constituant une communauté politique. » Cette identification de traits « observables » de la nation répond à la volonté d’en poser une définition objective, voyons ce qu’il en est en confrontant chacune de ces caractéristiques à nos propres observations.

La nation est un groupe humain d’abord. A priori, rien à redire, si ce n’est qu’il ce n’est que, pour l’apprécier quantitativement et donc objectivement, il va falloir pour cela définir précisément quel·le·s individu·e·s sont « nationaux », c’est-à-dire à qui on prête une qualité nationale particulière sur la base d’un certain nombre de critères, et lesquel·le·s, ne correspondant pas à ces critères, ne le sont pas. Les éléments suivants de la définition tentent cet exercice.

Ces humain·e·s vivent sur un « territoire » présenté par l’encyclopédie Larousse en ligne comme une « portion identifiée et appropriée de la surface de la Terre ». Un territoire est donc socialement défini. Mais par qui et comment ? Peut-on définir objectivement un territoire ? Larousse fait une tentative en introduisant une notion politique : le territoire est « l’étendue de pays qui ressortit à une autorité, à une juridiction quelconque ». Fort bien, alors si un groupe identifie un territoire comme sien et ne dispose pas d’autorité sur celui-ci, alors il n’est pas une nation ? Que dire alors des « nations sans Etats » ? Que dire encore de la diaspora, des migrations d’individu·e·s qui ont quitté leur territoire d’origine, en ont rejoint un autre, sous une autre juridiction ? des bi-nationaux ? Il semble dès lors que le territoire ne soit pas un critère suffisant pour définir la nationalité d’un·e individu·e en particulier voire qu’il ne soit pas nécessaire et que par conséquent, cela compromette l’objectivité de l’adéquation entre nation et territoire.

C’est sans doute pourquoi la définition met en avant l’existence d’une communauté, ce qui est commun aux personnes d’une nation donnée et liste l’origine, l’histoire, la culture, les traditions et « parfois la langue ». Mais d’ailleurs, ces critères sont-ils chacun nécessaire, doivent-ils se cumuler pour former une nation ?

A l’image de la « nation française », il semble bien difficile de trouver des origines ou des traditions communes aux « nationaux » de la plupart des Etats modernes tant l’accroissement de la mobilité a favorisé des mouvements de migration qui ont remodelé la composition des populations pendant des siècles.

Effectivement, me diront certains à qui on a parlé de Renan, la nation française est une exception, elle s’est constituée dans la diversité par un « plébiscite de tous les jours ».
Et en cela, elle diffère de la nation allemande de Fichte, cette méchante essentialiste qui fonde la nation sur des critères objectifs d’origine, de langue, de culture et de traditions.

Mais Renan lui aussi associait irrémédiablement des critères objectifs à sa nation « élective » en mentionnant la nécessaire « possession en commun d’un riche legs de souvenirs ». Ces conceptions « française » et « allemande » de la nation, souvent présentées comme nettement opposées, entre nation élective ou « civique » d’un côté et « ethnique » de l’autre (ethnique devant être comprise ici comme relative à un « groupe d’êtres humains qui possède, en plus ou moins grande part, un héritage socio-culturel commun, en particulier la langue ») sont en vérité plutôt complémentaires.

Ces deux conceptions s’opposent surtout du fait de leur instrumentalisation politique dans des contextes historiques spécifiques, ceux qui ont vu l’affrontement des grandes puissances continentales en Europe au 19e et 20e siècle et notamment de la Prusse puis l’Allemagne à qui la France disputait l’hégémonie et le contrôle de territoires dont l’Alsace et la Lorraine. On voit que déterminer la « nationalité » des habitant·e·s constitue alors un enjeu politique important, ces affrontements conceptuels n’étant alors qu’une des dimensions du conflit politique, ici entre ces deux empires. On voit que cette catégorisation permet la légitimation d’un pouvoir politique sur la population d’un territoire donné au gré de l’évolution d’un rapport de force et que l’objectivité est toute relative puisque l' »objet » national n’est lui-même n’est que relativement, temporairement stabilisé.

Les autres critères du « riche legs de souvenirs » présente les mêmes difficultés d’appréhension selon des critères objectifs. Comment définir une histoire commune ou une culture commune et les distinguer strictement de celle des voisin·e·s ? Cette distinction semble être un élément clef pourtant mais le dictionnaire Larousse définit la culture comme « ensemble des phénomènes matériels et idéologiques qui caractérisent un groupe ethnique ou une nation, une civilisation, par opposition à un autre groupe ou à une autre nation » nous renvoyant, en miroir, à la définition de Nation, dans un cercle sans fin.

L’écrivain anticolonialiste Frantz Fanon soulève les enjeux politiques et économiques liés à la démarche objectivisante de cette définition identitaire :

« Le colonialisme se bat pour renforcer sa domination et l’exploitation humaine et économique. Il se bat aussi pour maintenir identiques l’image qu’il a de l’Algérien et l’image dépréciée que l’Algérien avait de lui-même. »

« Le colon fait l’histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le commencement absolu : « Cette terre, c’est nous qui l’avons faites. » Il est la cause continuée : « Si nous partons, tout est perdu, cette terre retournera au Moyen-Age. » En face de lui, des êtres engourdis, travaillés de l’intérieur par les fièvres et les « coutumes ancestrales », constituent un cadre quasi minéral au dynamisme novateur du mercantilisme colonial. »

Cette approche de la nation mène donc à la recherche des traits objectifs d’un groupe humain, à lister les points qui le différencient des autres. Et ce travail est, on l’a vu, au moins autant politique que scientifique puisqu’il répond à des enjeux déterminés politiquement dans un contexte donné.

C’est ce travail de « construction » nationale qui a conduit des élites intellectuelles européennes du 19e siècle à identifier les antiques ancêtres de la nation (les Celtes, les Gaulois, les Scandinaves, les Goths pour ne citer qu’eux), à tenter d’en établir la filiation avec la population d’un territoire donné et à élaborer une « check-list identitaire » et fouillant dans la culture populaire, largement reconstruite pour les besoins de la cause, les valeurs et comportements qui manifesteraient la spécificité nationale afin de les diffuser sur la scène nationale par différents moyens (école, presse, tourisme, sports, romans et contes, photos, cartes et objets divers, contribuant ainsi à l’émergence et au renforcement du sentiment national dans les populations et à la promotion du « génie national » et de ses réalisations contemporaines (arts, artisanat, industrie) sur la scène internationale, ce qui donnera par exemple les « grandes expositions universelles ».

Contrairement à ce qu’on pourrait penser de cette approche différentialiste, il ne s’agit d’abord pas là d’un nationalisme fermé , de « repli sur soi ». Ce travail encyclopédique à prétention scientifique, et si visiblement subjectif, d’identification et de définition identitaire est d’abord le fruit d’une construction transnationale par des intellectuels (ethnologues, linguistes, historiens, etc.) organisés à l’échelle de l’Europe (le rôle des frères Grimm a notamment été central) ensuite relayé sur la scène intérieure par des hommes politiques, convaincus le plus souvent par le libéralisme des Lumières et la remise en cause de l’absolutisme du pouvoir monarchique ainsi que par les vertus du libre-échange économique.

C’est du fait de ces évolutions intellectuelles et du développement économique issu des révolutions industrielles que la mainmise de la bourgeoisie sur la gestion des affaires de l’Etat va être permise et entretenue par une redéfinition juridique et idéologique de ce qui fonde la légalité et la légitimité du pouvoir politique. Celle-ci, fondée sous l’Ancien régime sur un droit divin présenté comme « naturel », justifie l’exercice du pouvoir par la monarchie sur les territoires conquis par force ou par alliance et sur les sujets qui y vivent. La nation, du latin natio dérivé de nasci « naître », est alors une notion qui a un contenu politique faible et qui renvoie à une origine commune. Ainsi les « nations » (bretonne, poitevaine, picarde, etc.), c’est à dire les populations des « provinces » (pays vaincus), sont des sujets du roi de France, qui , par un système de vassalité est leur « suzerain ». Ces dernières sont « représentées » par leurs Etats (Etats de Bretagne par exemple) qui disposent d’un pouvoir fiscal et les députés, essentiellement bourgeois, des grandes villes qui composent le Tiers-Etat qui se distingue ainsi de la noblesse et du clergé avant la Révolution.

Les révolutions américaine puis française à la fin du 18e siècle vont provoquer une rupture en « constituant » l’Etat, qui affirme sa supériorité sur la féodalité (suzeraineté et servage), sur une base « nationale ». Les privilèges de la « société d’ordres » sont révolus et dans la foulée, les provinces de l’Ancien régime. C’est dans la « nation » à présent que réside la « souveraineté », c’est-à-dire, l’exercice légal du pouvoir politique. Le roi de France devient roi du « peuple français », lui-même représenté par ses députés et dans lequel réside de plein droit la légitimité politique nouvellement acquise et qui lui confie l’exercice de la souveraineté. Le roi n’est plus suzerain par conquête mais souverain par « élection » et si le « peuple » s’estime injustement traité, il devient légitime à le renverser.

Pour en revenir à ma définition de nation, c’est ainsi que s’explique la notion de « communauté politique » évoquée comme caractéristique objective de la nation illustrant ainsi la charge politique du concept. Le dictionnaire Larousse en ligne propose donc une seconde définition de la nation introduisant l’idée une distinction d’avec les individu·e·s : « entité abstraite, collective et indivisible, distincte des individus qui la composent et titulaire de la souveraineté ». Mais la difficulté de définir objectivement la nation se pose à nouveau, avec plus de force encore, comment caractériser une « abstraction collective » dite indivisible ?

L’Etat et la territorialisation de la Nation

On ne semble pouvoir le faire qu’a posteriori, encore que cela pose question. Tout groupe humain vivant sur un territoire délimité, présentant des caractéristiques communes et exerçant sa souveraineté politique sur celui-ci, n’importe quelle carte des Etats du monde nous en montrent environ 200 mais le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est fluctuant et que si les individu·e·s citoyen·ne·s de ces États forment bien des « communautés », c’est à dire des « ensemble de personnes vivant en collectivité ou formant une association d’ordre politique, économique ou culturel », celles-ci dépassent très largement l’expérience individuelle en se constituant en « société » de grande taille, c’est-à-dire une « communauté d’individus organisée autour d’institutions communes (économiques, politiques, juridiques, etc.) dans le cadre d’un état ou plus généralement dans le cadre d’une civilisation à un moment historique défini. »

Ce qu’il faut retenir de ces définitions, c’est une tension conceptuelle de la nation entre ethnos et demos, entre ce qui est « objectivement » observable avec une perspective historique, qui relève d’une filiation et ce qui relève de la volonté politique des acteurices et du contexte, pensé comme potentiellement évolutif.

Il n’y a pas si longtemps, le pouvoir politique en Algérie était exercé au nom de la nation française et de la « République une et indivisible », c’est encore le cas dans les colonies « d’outre-mer » et nul ne peut être garantir que les situations d’aujourd’hui seront celles de demain. La nation algérienne est-elle née en 1962 par l’indépendance de son État ? Les notions d’Etat et de nation se confondent-elles donc ?

On peut en tout cas voir à quel point l’Etat français revendique ce mot pour lui seul comme le montre la déclaration du 1er ministre M. Valls le 30 décembre 2015 réfutant l’existence d’une nation corse : «Certains (en) parlent. Mais je ne sais pas trop ce que cela veut dire. Il n’y a qu’une seule nation, la nation française. Il n’y a donc pas de séparation possible. » et si Macron prononce 26 fois le mot « nation » ou « national » dans son discours à Bastia en février 2018, c’est chaque fois pour désigner la nation française et s’il évoque « la reconnaissance constitutionnelle de la Corse », c’est comme signe d’un « ancrage dans la République ».

Cela est aisément compréhensible du point de vue des représentants de l’Etat et de leurs soutiens à travers tout le spectre politique français, de Mélenchon à Philippot qui craignent, s’il est reconnu l’existence d’une nation corse, ou une autre, qu’au nom de celle-ci soit revendiquée tout ou partie du pouvoir de l’Etat dans une partie du territoire de la République française une et indivisible » et que cela donne des idées à d’autres, procédant ainsi au démantèlement centrifuge de l’Etat. Pour ceux-ci en effet, État et nation sont indissociables.

Ce qui importe maintenant, c’est de comprendre que, si cette définition de nation, irrémédiablement liée à l’Etat, n’est pas « fausse » à proprement parler, elle est insuffisante ou incomplète parce que pensée de façon étatique et statique. On a constaté qu’en fait, la nation est une catégorisation porteuse d’enjeux politiques importants et que celle-ci évolue, au gré des rapports de force entre défenseurs de l’Etat, les « nationalistes étatiques » et les promoteurs d’un autre projet d’ordonnancement territorial, que celui-ci accroisse le pouvoir d’un échelon infra-étatique (métropoles, Bretagne, Corse, Nouvelle-Calédonie, etc.), ou supra-étatique (Union européenne) ou bien lui substitue un nouvel État, ces différentes échelles étant enchevêtrées dans des combinaisons originales aussi multiples que diverses chez chaque individu·e ou organisation.

Il existe aujourd’hui même des États plurinationaux comme outre-manche, où les nations écossaise, anglaise, nord-irlandaise, galloise qui constituent l’État du Royaume-uni ainsi que des Etats d’Amérique qui reconnaissent les minorités, notamment amérindiennes comme la Bolivie, l’Equateur, le Canada et d’Europe comme l’Espagne, l’Italie en leur accordant des droits spécifiques, une représentation voire des autonomies territoriales.

Le contenu et la représentation de ces droits spécifiques varient et il n’est pas toujours question de « nation » revendiquée ou reconnue par l’Etat mais nous sommes bien en présence de caractéristiques communes aux problématiques « nationales » comprises selon ce qu’on l’a vu plus haut : communautaires, territoriales, culturelles, linguistiques et représentation politique. Que dire encore des Kurdes, à cheval sur les territoires de 4 États, sont-illes un « peuple », une « ethnie », une « nation » ? Qu’ont-illes été hier, que seront-illes demain ?

Le cas de l’Etat français ne reconnaissant aucune minorité, aucune nation autre que la nation française, et par conséquent aucun droit culturel ou linguistique spécifique, est, dans ce domaine, plutôt de l’ordre de l’exception comme en témoigne le rejet en 2015 par l’Assemblée nationale française du projet de ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires pourtant signée en 1999 et entrée en vigueur dans 25 pays européens.

Cet affrontement de subjectivités collectives va générer une inadéquation, sur un plan historique, entre nations et États qui peuvent se correspondre ou pas selon des modalités diverses plus ou moins persistantes.

Il est enfin à noter que les volontés totalitaires de faire correspondre Etat et nation ont généré d’importantes discriminations voire persécutions et de violentes déportations de populations que ce soit en Allemagne nazie ou lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie.

Vers une définition « subjective » de la Nation

Les sciences humaines sociales, en s’emparant de l’objet « national », vont mettre l’accent non plus sur ses caractéristiques objectives a posteriori mais sur l’action et les aspirations des acteurices sociaux. Ainsi, « la « nation » telle qu’elle est conçue par le nationalisme peut être reconnue à titre prospectif, alors que la nation réelle ne peut être reconnu qu’a posteriori » selon l’historien Eric Hobsbawm qui parlait là d’une « vision de la nation par le bas […] vue du point de vue des gens ordinaires. » C’est aussi le cas du géographe Yves Lacoste qui « récuse l’idée […] de l’abandon du concept en tant que revendication » et le considère comme « le concept géopolitique fondamental. »

Ne me situant pas dans la position d’un défenseur de l’Etat, je pense qu’un raisonnement sincère et scientifiquement valable à propos de la question « nationale », en général ou bretonne en particulier, ne doit pas seulement s’appuyer sur les définitions étatiques ni plus généralement sur les définitions tendant à restreindre la « nation » à des traits objectifs et historiques mais doit aussi prendre en compte sa dimension subjective et évolutive.

Et, qu’on me pardonne mon relativisme si, en poussant son raisonnement, je note à cet égard que si Hobsbaw appelle « réelle » la nation étatique, c’est qu’il se range du côté d’une certaine subjectivité, en l’occurrence celle des Etats finançant par ailleurs leurs universitaires, qui, bien que largement institutionnalisée et diffusée, n’en est pas moins subjective. Je ne cherche pas à dire là que les universitaires sont des vendu·e·s ou incapables de jugement mais à rappeler qu’illes sont elleux-même acteurices du processus de construction social et politique de définition de la nation.

Mais pour autant, vous demandez-vous peut-être, est-il correct de parler de nation bretonne ? C’est là que je vais faire un détour par le nationalisme et en finir avec les définitions. Vous me pardonnerez d’ailleurs la longueur de celles-ci mais elles semblaient nécessaires à la bonne compréhension de ce qui suit.

Un certain nombre d’auteurices en sciences humaines et sociales, dont l’historienne Anne-Marie Thiesse et le psychiatre Frantz Fanon déjà cité·e·s et ceux que je vais présenter maintenant, ont étudié les « nationalismes minoritaires », compris comme ceux qui existent dans des États déjà constitués et dont le rapport à l’Etat peut être très variable avec des souhaits d’autonomie sur des domaines divers dans le cadre de l’Etat ou d’indépendance mais dont, en tout cas, la caractéristique étatique ne permettait pas de classer comme nation, sauf de façon prospective, c’est-à-dire, pour aller vite, par anticipation.

Leurs approches du fait national sont dites constructivistes, c’est à dire mettant l’accent, à des degrés divers, sur le processus social et politique à l’oeuvre dans la construction du fait national. Elles s’opposent en cela à une approche de la connaissance dite « réaliste ». Le philosophe Ernst von Glasersfeld pense cette approche de la connaissance comme « une rupture avec la notion traditionnelle selon laquelle toute connaissance humaine devrait ou pourrait s’approcher d’une représentation plus ou moins « vraie » d’une réalité indépendante ou « ontologique ». Au lieu de prétendre que la connaissance puisse représenter un monde au-delà de notre expérience, toute connaissance est considérée comme un outil dans le domaine de l’expérience. »

Selon Tudi Kernalegenn, chercheur en histoire et science politique, « les spécialistes des sciences sociales ont utilisé un vocabulaire très divers pour désigner des questions analogues à celle de la Bretagne. Ainsi, en évoquant l’Écosse, le Québec et la Catalogne, [Michael] Keating, [chercheur en science politique], semble utiliser indifféremment les termes de « régionalisme », de « nationalisme minoritaire » et de « nationalisme périphérique ». André Lecours, [neuropsychologue] utilise lui le terme d' »ethnonationalisme », à la suite de Walker Connor. Tous ces mots ont toutefois en commun de différencier les sentiments nationaux émanant de peuples minoritaires de ceux des États-Nations. »

Parmi ceux-ci, Keating a une approche basée sur la dimension territoriale sans mettre en opposition régions et nations « En tant que construction, les territoires sont le produit de l’histoire mais sont continuellement faits et refaits. (…) Les territoires sont le produit d’interactions complexes entre leur environnement extérieur, économique, politique et institutionnel, d’une part ; et leur vie interne d’autre part. (…) Une analyse satisfaisante du territoire en politique doit être sensible à l’histoire, concevant l’histoire non comme un processus restreint au passé mais comme quelque chose qui se vit continuellement.»

Keating ajoute également que « la construction nationale n’a pas été seulement l’œuvre des nationalistes conscients. La majeure partie de ce phénomène a été une réponse à des problèmes politiques et à la recherche de solutions pragmatiques à des questions territoriales ou culturelles. »

Cette approche vise à appréhender l’espace au moyen des sciences humaines et sociales et dépasse les nationalismes et nationalistes revendiqués. En mettant l’accent sur la construction du fait national, on touche un peu mieux sa complexité et sa diversité et des distinctions s’opèrent alors.

Les « nationalismes minoritaires »

Entre nationalisme étatique et non-étatiques d’abord. L’historien Raoul Girardet définit le nationalisme comme suit :

« Dans la situation antérieure à l’existence d’un Etat-nation juridiquement autonome, le nationalisme semble pouvoir être défini comme la volonté d’une collectivité, ayant, par suite de circonstances diverses, pris conscience de son individualité historique, de créer et de développer son propre État souverain.
Dans le cadre d’un État-nation déjà constitué, il peut apparaître, sur le plan politique, comme le souci prioritaire de défendre l’indépendance et d’affirmer la grandeur de l’entité nationale;sur le plan moral et idéologiquement il semble se résumer dans l’exaltation du sentiment national[…] »

Dans cette même logique distinctive, un autre historien, René Girault, défend l’idée d’un « nationalisme d’existence » comme « mouvement intellectuel et politique, suffisamment adopté par un peuple pour former un sentiment profond dans sa mentalité collective, selon lequel la création d’une entité nationale, une nation individualisée et reconnue, devient un but majeur pour le peuple en question » et qui est celui du mouvement des nationalités au 19e siècle et de la décolonisation.
Celui-ci s’oppose au « nationalisme de puissance » dominateur et expansionniste, hiérarchisant les individu·e·s et les autres peuples sur des bases xénophobes voire racialistes.

Le sociologue Lipset déclarait quant à lui en 1985 : « Certains de ceux qui condamnent les nationalismes minoritaires comme réactionnaires par nature le formulent comme une condamnation de tout nationalisme, confondant leur propre chauvinisme métropolitain avec des valeurs universelles et une perspective cosmopolite. »

C’est sur cette idée d’une distinction entre les nationalismes et le soutien aux luttes de décolonisation que se sont fondés dans les années 1970 un certain nombre de mouvements politiques dans le monde, principalement situés à gauche de l’échiquier politique, dans les pays développés économiquement et en particulier en Europe, notamment en France et l’UDB a notamment joué ce rôle en Bretagne.

Etudiant le rôle joué par l’extrême-gauche en Bretagne, Tudi Kernalegenn relève la forte utilisation « par les scientifiques [ainsi que] que par les militants de gauche, de l’UDB à la LCR en passant par le PSU » durant les années 1970 du néologisme « nationalitaire » « contraction de nationalisme et minoritaire » ce qui motive son choix à l’employer pour « désigner tous les débats qui visent à s’interroger sur une spécificité culturelle, ethnique, nationale de la Bretagne ».

Autre avantage, ce mot « n’a pas les connotations négatives ou péjoratives de « nationalisme » et « régionalisme » et ne comporte « aucune dimension normative.  » Dans son étude, T. Kernalegenn utilisera « toutefois, par facilité de langage […], le terme de nationalisme aussi » en lui donnant « le sens large de doctrine qui prend en compte la dimension identitaire ou ethnique, sans préjuger de l’importance qu’elle donne à cet élément par rapport à la dimension sociale par exemple. »

C’est également cette voie que je suivrai ici pour essayer d’appréhender le territoire breton et donc la place centrale de la « réunification » dans ce « phénomène » nationalitaire spécifique, le mot « phénomène » se rapportant à la fois à « un fait naturel constaté susceptible d’étude scientifique et pouvant devenir un sujet d’expérience » et « fait observé, en particulier dans son déroulement ou comme manifestation de quelque chose d’autre ».

Cette perspective anthropologique est celle proposée par Mauss qui cherche à montrer les phénomènes nationaux comme en interrelation les uns aux autres : «  »nous nous exprimerions correctement si nous disions que l’ensemble des conditions internationales, ou mieux, intersociales, de la vie de relation entre sociétés, est un milieu de milieux. Nous ferions bien voir ainsi l’extrême complexité, l’importance du fait, et aussi la difficulté qu’il y a à le décrire avec le langage usuel. »

La vision de Mauss confère aux individu·e·s un rôle central : « Cependant, on le verra plus loin à propos de l’individualisme, les milieux humains, à la différence des autres, et parce qu’en fait ils constituent des milieux non seulement biologiques, mais encore psychologiques, sont influencés par les individualités plus qu’aucun autre milieu naturel, s’influencent entre eux, s’altèrent et se détruisent avec des rapidités que ne connaît aucun autre phénomène biologique. »

Ainsi, avec cette focalisation « par le bas » sur le « phénomène breton », j’espère contribuer à une meilleure compréhension des phénomènes nationalitaires et partant, une meilleure compréhension des sociétés et des individu·e·s dont aucun·e n’est exempt·e de dimension nationale. Benedict Anderson parlait à ce sujet d' »essayer de changer notre approche du nationalisme dans un esprit anthropologique comme une manière d’être-au-monde à laquelle nous sommes tous soumis, plutôt que simplement l’idéologie politique de quelqu’un d’autre. » Pour lui, la nation est « une communauté imaginaire et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine ».

Ces précisions étant apportées, je vais pouvoir entrer dans le coeur du sujet de cet article à savoir dans quelle mesure la revendication territoriale de réunification de la Bretagne fondée sur son « droit à l’autodétermination » est compatible ou non avec un projet fédéraliste anarchiste, compris a minima comme anti-autoritaire et donc anticapitaliste (socialiste collectiviste, communiste libertaire, individualiste notamment) et internationaliste pour ce qui concerne mon propos immédiat.

L’autodétermination et la réunification de la Bretagne

Il serait trop long de rappeler l’historique de la revendication, c’est pourquoi je renvoie les personnes qui voudraient des précisions à l’historique récent proposé en bas de cet article. Je vais simplement en donner les grandes lignes, avant d’en venir à la situation actuelle et essayer de comprendre à quel niveau il s’applique (individu·e·s, peuples, nations, etc.) et qui pourrait bénéficier de la promotion du « droit à l’autodétermination » avant de le rapprocher de ma conception d’un fédéralisme que je qualifie d’anarchiste en m’appuyant sur quelques théoriciens généralement considérés comme fondateurs de l’anarchisme, afin de faire le lien entre les subjectivités de celleux qui partagent avec moi cette culture commune.

Le phénomène nationalitaire breton connaît sans cesse des évolutions politiques au gré des rapports de force internes au mouvement et des conditions sociales, économiques, politiques, culturelles dans lequel celui-ci se déroule. Ainsi, la réforme territoriale menée par le gouvernement Valls en 2014 et 2015 a-t-elle remis sur le devant de la scène cette revendication, qui préexistait sous forme de manifestations régulières, de voeux de collectivités territoriales comme ceux de la région Bretagne, des conseils départementaux 22-29-35-44-56 et de centaines de mairies ainsi que des pétitions et autres actions de communication. Cette revendication territoriale est un point structurant du discours nationalitaire breton et un point également des plus consensuels comme en témoigne le soutien à cette revendication de la quasi totalité du mouvement breton, organisations culturelles, syndicales et politiques comprises et l’existence d’associations a-partisanes spécialisées sur la question.

Bretagne réunie (BR) »représente plutôt le mouvement breton de centre droit. Ses leaders sont plutôt des notables nantais, des personnalités bien installées dans la société, assez âgés ». Elle était la principale organisatrice des manifestations mais depuis des années et suite à son orientation libérale, elle est de plus en plus concurrencée sur sa gauche par 44=BZH et Dibab – Décidez la Bretagne qui viennent, fin 2017, d’impulser une nouvelle « coordination démocratique bretonne ».

Cette dernière s’est fixée pour objectif de lutter contre la dépolitisation des mots d’ordre des manifestations, qui étaient devenues peu à peu des défilés folkloriques.
Multipliant notamment les références au duché d’Anne de Bretagne sous le regard bienveillant des politiciens locaux comme de Rugy et le Fur, elles ont contribué ainsi à démobiliser une part croissante des militant·e·s de gauche et à favoriser l’apparition d’éléments réactionnaires, jusque là tenus à l’écart du mouvement.
En effet, l’extrême-droite avait pu, entre autres faits et grâce à la complaisance de BR, défiler dans le cortège de la manifestation pour la réunification du 24 septembre 2016 ce qui avait entraîné une réaction antifasciste à l’origine de cette « coordination démocratique bretonne » contre la récupération par l’extrême-droite de la question bretonne.

Après avoir organisé une manifestation à Lorient le 11 août dernier pour promouvoir le « droit à l’autodétermination » qui a rassemblé une centaine de personnes, la nouvelle « coordination » en organise une autre à Nantes, le 29 septembre prochain « pour la réunification de la Bretagne et le droit de décider ».
On constate que le contenu politique a évolué, mettant l’accent sur la dimension démocratique de la revendication en proposant un référendum auto-organisé.
Les slogans et les discours entendus à l’occasion de cette première manifestation appellent en effet « à ce que le peuple breton puisse exercer son droit à l’autodétermination, ce droit à choisir le périmètre de son territoire » et les compétences » ou « le degré de souveraineté » « qu’il souhaite lui-même exercer », « sans l’autorisation de Paris ». La « politique linguistique, scolaire » est mentionnée parmi les compétences envisagées mais aussi « le logement, les transports, etc. »

Cette repolitisation par la gauche de cette question institutionnelle va probablement dissuader une part des manifestants et des organisations habituelles de se joindre au mouvement. J’estime personnellement cette évolution positive et nécessaire. En se politisant, ce que le mouvement va perdre en masse, il va le gagner en cohérence et le soutien de l’UDB est, d’un point de vue numérique, un succès.
Non seulement les conceptions autoritaires, bourgeoises, patriarcales, xénophobes, racistes, etc. de la question bretonne perdent en visibilité en même temps que leurs promoteurices mais, de façon positive, la conception de la démocratie véhiculée par le « droit à décider » qui implique une participation active des habitant·e·s de Bretagne aux décisions qui concernent leurs vies tranche avec l’attitude passive de délégation aux élu·e·s qui prévalait jusqu’alors.
De plus, l’internationalisme est largement revendiqué comme en témoignent les références au Pays de Galles et la Catalogne de la manifestation de Lorient.

J’estime que cette conception active et internationaliste d’un projet de société bretonne tend, dans une certaine mesure, à se rapprocher de la libre détermination des individu·e·s défendue par l’anarchisme.

L’autodétermination des individu·e·s

Mais elle ne s’y confond pas, loin s’en faut car la prévalence du mot d’ordre « réunification de la Bretagne », qui donne, dans le langage marxiste-léniniste de la Gauche Indépendantiste Bretonne (GIB) « l’unité territoriale de la Bretagne » qui est ici réclamée limite aussitôt la portée de l’autodétermination revendiquée en l’appliquant à une entité collective

Or, si je ne nie pas qu’un territoire breton soit historiquement constatable, je pense qu’une revendication démocratique légitime doit se fonder sur la volonté présente, non-contrainte et constamment renouvelée, des individu·e·s de s’associer librement entre elleux à partir de leurs intérêts.
« La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté » disait Fanon, rejoignant ainsi Stirner : « la liberté du peuple n’est pas Ma liberté ». Selon cette conception de la liberté, c’est en premier lieu aux individu·e·s de se déterminer librement. Ce sont elleux qui sont souverainEs pour décider de ce qui les concerne.

En matière d’organisation territoriale, cette démarche de libre association peut se prolonger par un processus fédéraliste qui part de la base (quartiers, villages) pour former de nouvelles entités en fonction des besoins (communes et communautés de communes, de pays), elles-même éventuellement organisées dans des ensembles géographiques plus importants jusqu’à un niveau mondial si c’est considéré souhaitable par les parties prenantes.

Les « frontières » qui restent ne sont dès lors plus celles stabilisées et objectivisées par les Etats mais sont renvoyées au rapport subjectif entretenu par les individuEs avec le territoire sur lequel illes vivent, lequel rapport ne représente pas de menaces pour les libertés individuelles une fois qu’elles sont débarrassées de leurs attributs étatiques.

Cette approche anarchiste du fédéralisme fondée sur la primauté à l’individu·e et sa libre association en communautés en fonction de ses besoins et du contexte est incompatible avec le fait de préjuger a priori des niveaux d’organisations adéquats.

Toute invocation d’un principe qui serait supérieur à l’individu·e·s comme par exemple « l’unité territoriale de la Bretagne » limite sa liberté de choix de la même façon que l’actuelle « République française une et indivisible » défend son intégrité territoriale, marque de son État.

Partant de cette conception d’une organisation territoriale anarchiste, j’estime légitime la revendication d’un référendum d’auto-détermination en Bretagne et non pas celle, a priori, de réunification administrative de la Bretagne, qui, sur des considérations historiques, anticipe les résultats du processus de libre détermination.

Si Bakounine proclamait « hautement ses sympathies pour toute insurrection nationale contre toute oppression », et que chaque peuple « a le droit d’être lui-même et personne n’a celui de lui imposer son costume, ses coutumes, ses opinions et ses lois », il déclarait aussi à propos de la Pologne dont il soutenait activement la lutte de libération nationale :

« Adversaires de tout pouvoir étatique, nous ne reconnaissons aucun type de droits historiques ou politiques. Pour nous, la Pologne n’existe que là où les gens veulent être polonais et se reconnaissent comme tels. La Pologne cessera d’exister si ce même peuple ne veut plus appartenir à la fédération de Pologne et adhère librement à un autre groupe national. »

Des perspectives étatiques et capitalistes

Sans doute, dans le contexte actuel, le rattachement du département de Loire-Atlantique à la région administrative Bretagne faciliterait-il un certain nombre de politiques, comme celles en faveur de la langue et de la culture bretonne mais il faudrait ensuite encore bien d’autres évolutions institutionnelles et budgétaires avant d’envisager que celles politiques puissent se développer pour dépasser le strict cadre culturel semblable au marketing territorial des collectivités que l’on constate actuellement.
Et cette démarche qui se situe dans le cadre de l’organisation administrative du territoire, fondement de l’Etat, semble de ce fait voué à l’échec, parce qu’elle se situe sur un terrain largement maîtrisé par l’oppresseur.

Celui-ci impose son calendrier, ses conditions, et peut tout à fait décider de revenir sur ce qui a précédemment été obtenu au prix de coûteux efforts, la négociation étant trop déséquilibrée. Animé·e·s d’une passion électoraliste, celleux qui s’engagent dans cette voie réformiste prétendent libérer de la domination alors qu’illes en aménagent simplement le cadre. Ce transfert de pouvoir étatique vers l’entité régionale ne présente aucune perspective de rupture avec les oppressions et l’exploitation capitaliste, elle en assure au contraire la continuité en les optimisant. Cette démarche est celle de l’autonomisme breton, qui, dans sa version de gauche, a fêté récemment les cinquantes années de petits pas et de collusion avec les partis français sociaux-démocrates et libéraux du PS, EELV et la LREM.

D’autres, pour se confronter à l’Etat oppresseur, pensent nécessaire de lui opposer un autre Etat, breton cette fois. Cette position ne présente pas non plus de rupture dans la continuité de la domination et de l’exploitation des individu·e·s. L’autorité de l’Etat limitant par nature leur liberté d’autodétermination, ni sa taille, ni l’idéologie qui le supporte, ni sa politique culturelle n’y changeront quoi que ce soit. Cet état fût-il breton, socialiste et transitoire, il n’en serait pas moins, un « parasite qui se nourrit de la substance de la société et en paralyse le moindre mouvement » pour reprendre, une fois n’est pas coutume, les propres mots de Marx en 1871.

Ce dernier disait cette même année que le fédéralisme « était la forme enfin trouvée sous laquelle il était possible de réaliser l’émancipation du travail ».
J’approuve volontiers à la condition que le fédéralisme parte de l’individu·e sans quoi cellui-ci, sur le chemin du retour de la révolution, aura vite fait de se retrouver enchaîné·e à nouveau à la production sous l’oeil du bureaucrate et du patron, si ce n’est du flic, du psy ou du maton, dûment désigné·e·s par la nouvelle entité légitime sur laquelle ille perdra progressivement tout contrôle si jamais ille en a eu.
Ainsi la promotion du concept de nation bretonne, qui visait l’émancipation de l’Etat français, devient l’instrument de légitimation du nouvel État breton, ou de l’entité régionale au pouvoir accru, tout aussi coercitif et menaçant pour les libertés individuelles.

Si je veux me débarrasser de la République française, ce n’est pas pour lui substituer une autre bureaucratie, un autre centralisme. Je ne veux pas tomber de la dictature des démocraties libérales dans une autre, fût-elle celle du prolétariat breton.
Je suis pour une libre détermination maximale si non totale des individu·e·s pour ce qui concerne leurs conditions d’existence. C’est en ce sens que je me revendique anarchiste.

Si les individu·e·s composant le peuple de Bretagne décident former une fédération de Bretagne compétente dans un ou plusieurs domaines, fort bien, je ne vois pas bien ce qui pourrait remettre en cause leur légitimité à le faire. S’illes ne le font pas, je n’ai rien à y redire, illes seront toujours aussi légitimes et rien ne permet de penser que cela entraînerait la disparition du peuple breton, de ses langues et de ses cultures qui ont déjà survécu à bien des régimes politiques et organisations administratives et qui pourrait disposer dans celui-ci d’autres mécanismes de représentations de ses intérêts.

Pour un fédéralisme sans dogmes

Suivant ce raisonnement individualiste, je vais maintenant évoquer ma conception subjective de la question, qui sans doute transparaissait déjà un peu. L’existence d’un territoire et d’un peuple breton ne semble faire guère de doute à mes yeux. Je me représente « la Bretagne » dans un espace géographique identifié, auquel le pays nantais est solidement accroché.
Cette représentation individuelle, je ne la tiens pas de nulle part évidemment, mais je me la suis appropriée, à l’instar de millions d’autres personnes qui ont eu chacun leur propre cheminement conduisant à leurs représentations personnelles de la Bretagne, formant ainsi une identité collective à ne pas confondre avec les réifications que certains en font.

Cette identité collective, est un processus social en interaction avec les identités individuelles. Elle est en vérité dynamique, multiple, multidimensionnelle et dépendante du contexte et des individu·e·s qui la réinterprètent au travers leurs expériences personnelles.
Ainsi, personne n’est breton·ne de la même façon et certain·e·s, en Bretagne, considèrent que le pays nantais n’en fait pas partie ou ne se sentent pas Breton·ne·s.

Si le sentiment d’appartenance à une même communauté forme le peuple, ou la nation bretonne, la perception commune qui s’ensuit d’un territoire breton allant de Brest à Clisson, bien que parfaitement légitime, peut, sur le même territoire, différer, et diffère visiblement d’autres perceptions et volontés d’organisation également légitimes a priori puisque la légitimité que je défends n’est plus fondée sur des considérations historiques ou métaphysiques mais bien immédiates, matérielles et contextuelles.

Cette différence d’intérêts des individu·e·s breton·ne·s, compris strictement comme celleux qui se revendiquent comme tel·le·s et les individu·e·s vivant en Bretagne ne constitue pas nécessairement un antagonisme.
Ça peut en constituer un quand la relation entre breton·ne·s et non-breton·ne·s est inégalitaire, quand, sur un plan ou un autre, les un·e·s disposent de privilèges au détriment des autres.

Mais si cette domination est flagrante notamment en matière de libertés linguistique et culturelle, et s’exerce largement en Bretagne, au détriment des Breton·ne·s parlant breton ou gallo, des populations nomades, issues de l’immigration des colonies françaises, des exilé·e·s et plus généralement de quiconque dévie un peu trop de la norme dominante, elle n’est pas prépondérante.
L’antagonisme de classe, la domination réelle de la bourgeoisie me semble bien plus menaçante pour nos libertés que le fantasme d’une domination des breton·ne·s sur les non-breton·ne·s dans une Bretagne « réunifiée » contrairement à ce que pourraient laisser penser les discours de certain·e·s opposant·e·s à la réunification administrative.

Cette contradiction apparente s’efface d’ailleurs déjà quand on essaye de distinguer les intérêts qui relèveraient strictement de la communauté bretonne et ceux des habitant·e·s de Bretagne qui disent ne pas en être.
La liberté linguistique et culturelle revendiquée par les Breton·ne·s ne s’oppose en rien à celle des autres, au contraire, elle la renforce puisque dépassant la seule défense des langues et cultures bretonnes et gallèses, elle promeut la liberté de choisir ses moyens d’expression et d’intégrer la communauté culturelle de son choix.

Il en va de même pour ce qui relève des revendication de libre détermination et de l’auto-organisation politique, sociale et économique réclamée par les autonomistes et les indépendantistes. Aussi, bien qu’elles soient mues par des intérêts qu’on qualifierait au premier abord de particuliers, les luttes nationalitaires en Bretagne, dans l’hexagone et les colonies françaises ainsi que les luttes communautaires des quartiers populaires, autres colonies de l’intérieur, visent un objectif commun d’émancipation de l’impérialisme français, de cette mécanique centralisatrice et coloniale, de la culture dominante générées par l’Etat. Ce projet intéresse indubitablement toustes les individu·e·s écrasé·e·s par l’Etat français et le capitalisme au delà même de ces territoires périphérisés.

Il ne s’agit évidemment pas de tomber dans l’excès de juger « bonne » a priori toute revendication communautaire ou territoriale mais nous considérons, avec Kropotkine que :

« Dans les questions nationales, comme en toute chose, nous devons jouer notre rôle », que « finalement rien de ce qui est humain ne doit être étranger à notre influence », et que « partout, nous pouvons avoir notre mot à dire, apporter nos idées nouvelles et fructueuses. Nous devons prévoir ce qui va se passer, autour de nous dans des centaines de mouvements. Nous ne pouvons convertir à l’anarchisme tout le monde, et comme nous sommes anarchistes, nous savons que tous ne portent pas le même bonnet. Car tous ces mouvements ont leurs causes et leurs logique. Nous avons l’obligation d’examiner tous ces mouvements de notre opinion, […] et, si possible, de les influencer. »

Des anarchistes, du 19e siècle au nôtre, ont théorisé et participé activement à des luttes de libération des peuples, tâchant de soulever la dimension sociale et économique de l’oppression nationale et de l’orienter vers un mouvement d’abolition de l’Etat, du capitalisme et de toute autre forme de domination et d’exploitation. Cette volonté, anti-impérialiste et internationaliste a toute ma sympathie.

Bien plus en tout cas que celle d' »anarchistes » et socialistes autoritaires qui tentent par principe de faire passer ces luttes pour un « repli identitaire », un « combat d’arrière-garde » réactionnaire par avance, décrédibilisant ainsi des langues et cultures minoritaires ainsi que des revendications démocratiques légitimes.

Celleux-ci, oeuvrant au moyen de simplifications abusives et confondant internationalisme et a-nationalisme, n’ont de vision du fédéralisme que celui de zones économiques, adossé au même universalisme abstrait que celui qui fonde l’idéologie impérialiste de l’Etat français.
Leur prétention à l’objectivité et à la rationalité absolue, qui en est un postulat, les amène régulièrement à plus ou moins consciemment, favoriser et considérer comme « neutres » les langues et les cultures dominantes, c’est-à-dire étatiques, celle qui profitent le mieux ou qui souffrent le moins de la mondialisation capitaliste, ou bien à reproduire dans leur organisation le centralisme parisien.
Ces traits communs devraient les alerter et les pousser à se demander si illes ne sont finalement pas plus « nationaux » qu’illes ne le croyaient.

Aux anarchistes et militant·e·s internationalistes qui déclarent se détourner de ces luttes uniquement par désintérêt, ou manque d’affinités, je les invite à considérer le danger de la négligence du potentiel mobilisateur et créateur des questions identitaires et culturelles au profit des politicien·ne·s de tous bords, notamment d’extrême-droite, qui savent les récupérer, en tirer le pire en renforçant ainsi les oppre