Les ouvriers noirs des Etats-Unis subissent à la fois l’exploitation et le racisme. C’est uniquement la lutte des classes et l’auto-organisation qui peuvent permettre d’en finir avec toutes les oppressions.

Les témoignages d’inconnus participent à l’histoire des luttes sociales. Ils permettent également réfléchir à la société actuelle et aux enjeux qui traversent les mouvements sociaux. Charles Denby est né en 1907 aux Etats-Unis. C’est un métayer noir qui grandit dans une plantation de coton. Il devient ensuite ouvrier à Detroit. Il joue un rôle actif dans une grève sauvage. Entre 1943 et 1951, s’ouvre une période d’apprentissage syndical et politique. Il est confronté aux multiples formes de racisme, à l’usine comme dans les groupes politiques.

La trajectoire de Charles Denby rejoint celle de nombreux prolétaires noirs. Mais il se politise dans les luttes ouvrières. Il se rapproche des trotskistes et du Socialist workers Party (SWP). Mais il rejoint surtout la tendance Johnson-Forest qui valorise les grèves sauvages contre les bureaucraties syndicales. Ce courant est animé par l’intellectuel antillais C.L.R James. Il insiste sur le potentiel révolutionnaire du prolétariat noir. Il défend également la lutte autonome des Noirs contre le racisme qui traverse également les organisations syndicales.

En 1951, la tendance Johnson-Forest est exclue du SWP. Elle développe alors sa propre activité centrée sur l’enquête ouvrière. Cette démarche, inspirée du groupe Socialisme ou barbarie de Cornélius Castoriadis, permet de s’appuyer sur les expériences des prolétaires. Ce qui incite Charles Denby à écrire son propre témoignage de prolétaire noir avec le livre Cœur indigné.  

 Travail à l’usine

Charles Denby décrit sa jeunesse dans le Sud ségrégationniste. Il travaille avec sa famille dans les champs de cotons. Il décrit le mépris et la violence des régisseurs. Mais les Noirs ne se laissent pas faire et peuvent aussi riposter. Même si la résistance reste à une échelle individuelle.

En 1923, Charles Denby rejoint le Nord. Malgré l’absence de ségrégation, le racisme perdure. Les Noirs doivent occuper les métiers les plus difficiles. Charles Denby travaille dans une fonderie. Il décrit également les contremaîtres qui méprisent les ouvriers. En 1930, il retourne dans le Sud à cause de la crise économique. Il décrit la violence des Blancs et les lynchages. 

Charles Denby travaille à nouveau dans une usine du Nord. Il subit la discrimination à l’embauche et découvre le racisme des syndicats. Il soutient des ouvrières qui veulent être transférées à l’atelier couture. Il ne se préoccupe pas du cadre légal et des procédures syndicales. Il lance une grève sauvage qui devient victorieuse. Mais il est ensuite changé d’atelier pour briser le collectif formé pendant cette lutte.

Charles Denby rencontre Ray, le responsable local de la formation syndicale. Ce militant proche du Parti communiste défend la clause anti-grève. Le syndicat s’oppose aux grèves qui nuisent à l’effort de guerre dans le contexte de la seconde guerre mondiale. Ensuite, il refuse de prendre en compte le racisme et les discriminations à l’embauche. Mais des ouvriers noirs portent ce combat. Ils lancent une grève contre les inégalités dans la promotion. George Harding se montre particulièrement combatif. Il gagne même un procès contre un restaurateur qui refuse de servir les Noirs.

Charles Denby décrit également les méthodes de Jed, contremaître autoritaire, qui ne cesse de vouloir contrôler les ouvriers. Le petit chef tente d’opposer les ouvriers noirs aux ouvriers blancs. Il convoque également les travailleurs de manière individuelle. Mais, face à un groupe d’ouvriers solidaires, le contremaître doit faire des concessions. Les travailleurs luttent également contre les cadences et laissent filer des pièces.

Syndicats et politique

Charles Denby observe la bureaucratisation syndicale à travers l’United Automobile Workers (UAW). En 1943, les réunions ouvertes permettent à n’importe quel ouvrier syndiqué de soumettre une proposition ou une revendication. Désormais, les adhérents doivent aller dans le bureau d’un responsable syndical qui, le plus souvent, le dissuade d’aller plus loin. Le syndicat écoute encore moins sa base lorsqu’il s’agit de problèmes de racisme. « Chaque fois qu’un ouvrier noir soulevait un problème de discrimination, on le renvoyait au dirigeant noir qui le calmait avec son whisky », observe Charles Denby.

Les moments de grève révèlent également la véritable nature du syndicat. Cette organisation censée défendre les ouvriers appelle à reprendre le travail et s’oppose aux piquets de grève. Le syndicat n’hésite pas à employer la manière forte pour briser des luttes. « Le service d’ordre était payé avec notre argent pour nous défendre contre la police, pas pour nous forcer à rentrer dans l’usine au bénéfice de la direction ! », ironise Charles Denby.

Le Parti communiste défend l’URSS, qui n’est qu’un régime d’exploitation des travailleurs. Charles Denby assiste à une conférence de l’écrivain Howard Fast. Il n’apprécie pas le ton surplombant et autoritaire. Surtout, l’ouvrier est en désaccord avec le Parti communiste qui refuse de participer à la lutte pour l’égalité des droits et aux manifestations organisées par les Noirs eux-mêmes.

Charles Denby se rapproche des trotskistes qui critiquent la bureaucratie du syndicat. Mais ce courant marxiste-léniniste estime que la suppression de l’esclavage provient des Etats du Nord, et non de la révolte spontanée des esclaves noirs. Cette vision avant-gardiste débouche vers la remise en question de la lutte autonome des Noirs pour leur propre libération. C.L.R. James reste attaché à un mouvement d’ensemble de tous les travailleurs. Mais il estime que seule la lutte des Noirs peut permettre de lutter contre le racisme, qui traverse également la classe ouvrière. Charles Denby se rapproche de cet intellectuel.

Le NAACP lutte contre les discriminations raciales. Mais cette organisation reste réformiste et bureaucratique. Elle refuse de soutenir les émeutes urbaines de Détroit en 1943. Ce qui la discrédite auprès des classes populaires noires. Ensuite, le NAACP reste lié au syndicat de l’UAW. L’organisation antiraciste refuse de remettre en cause les pratiques racistes de ce syndicat, également généreux donateur.

Luttes des Noirs

Pour Charles Denby, la lutte ouvrière ne se cantonne pas au périmètre de l’usine. Il participe aux luttes afro-américaines. En 1955, Rosa Parks refuse de laisser sa place à un Blanc. Ce qui déclenche un mouvement de boycott des bus de Montgomery. Ce mouvement social devient massif, mais les syndicats restent indifférents et refusent de prendre position. « Personne ne peut prévoir l’heure, la date et le lieu de l’action autonome des Noirs – comme les communistes et autres radicaux ont toujours essayé de le faire. Ils croient tous que rien n’arrivera si cela n’est pas planifié par eux et qu’un mouvement est inutile s’il n’est pas dirigé par un cadre du parti », observe Charles Denby. Contre le modèle avant-gardiste, il semble important de s’appuyer sur les mouvements autonomes et spontanés.

Les luttes des Noirs connaissent des dérives autoritaires et militaristes. Stokely Carmichael, figure du mouvement des droits civiques, propose de se tourner vers la lutte armée. « Ma conviction personnelle était que le pouvoir ne vient pas du canon d’un fusil mais de la puissance et de la raison des masses organisées pour défendre leur liberté », souligne Charles Denby. Les Noirs doivent lutter par eux-mêmes plutôt que de se laisser guider par des chefs et autres hommes providentiels.

Beaucoup de Blancs délaissent la lutte pour les droits civiques et se focalisent sur l’opposition à la guerre du Vietnam. Les luttes des Noirs prennent une tournure moins pacifiste. Des émeutes urbaines éclatent. La lutte contre le racisme comprend également une dimension sociale. En 1965, l’émeute de Watts exprime la colère des ghettos noirs.

En 1967, l’émeute de Détroit devient réellement une insurrection des classes populaires. « A Détroit, ce fut une révolte contre la police et contre les commerçants – grands et petits – qui exploitaient les Noirs et les pauvres », observe Charles Denby. La violence policière exprime bien le racisme, mais ces émeutes s’inscrivent clairement dans la lutte des classes. « Pour la grande majorité des Noirs et des Blancs du quartier, ce n’était plus une question de race mais une question de classe », analyse Charles Denby.

Bureaucrates et politiciens

Il semble important de se méfier des politiciens noirs qui défendent des postes pour eux-mêmes. Ils s’activent avant tout pour l’intégration de certains Noirs dans l’élite économique et politique. Les intellectuels adoptent également un double discours plein d’hypocrisie. Angela Davis, militante communiste, se proclame prisonnière politique. Mais elle ne se préoccupe pas des nombreux détenus qui croupissent dans les prisons des Etats communistes.

Son idéologie permet de justifier tous les moyens au nom de la cause communiste. « Il n’est pas nécessaire d’être un ouvrier pour comprendre la classe ouvrière, mais la classe ouvrière met tout de suite à nu ces intellectuels comme Angela Davis qui prétendent parler au nom des travailleurs alors que leurs actions montrent qu’ils sont contre eux », souligne Charles Denby.

En mai 1968, une grève sauvage éclate à l’usine Dodge de Chrysler pour lutter contre l’augmentation des cadences. Le DRUM est créé pour regrouper les ouvriers noirs et appeler à la grève contre le racisme de Chrysler et le syndicat UWA. Le DRUM rencontre un écho dans l’ensemble de la classe ouvrière, et pas uniquement chez les Noirs. Le DRUM attaque le racisme et les petits chefs blancs, mais il décrit les conditions de travail qui touchent tous les ouvriers.

Néanmoins, le DRUM subit une dérive bureaucratique. Ses dirigeants sont des intellectuels déconnectés de l’usine. Ils ne se préoccupent plus des problèmes du quotidien mais vendent une idéologie maoïste. Le DRUM devient alors une secte déconnectée de la classe ouvrière.

Antiracisme et lutte des classes

Le témoignage de Charles Denby reste particulièrement précieux. Il décrit les problèmes rencontrés par les ouvriers noirs. Mais son récit s’accompagne d’analyses critiques sur l’exploitation, le racisme, mais aussi les bureaucraties diverses. Charles Denby se politise à travers son propre vécu. Sa révolte provient du refus de subir sa condition de travail. Il rejette les approches idéologiques et idéalistes déconnectées de la vie quotidienne de la classe ouvrière. Ce qui le rend particulièrement lucide face aux bureaucrates gauchistes.

Charles Denby permet également d’éclairer la question noire. Pour lui, la lutte contre le racisme doit rester autonome. Il soutient même le mouvement de pacifiste de Montgomery. Malgré ses limites, cette lutte permet de se focaliser sur la critique du racisme. Mais Charles Denby relie la question noire et la question sociale. Les émeutes des ghettos noirs ou les grèves ouvrières ont clairement sa préférence. La lutte contre le racisme doit s’accompagner d’une critique des conditions de vie matérielles, dans l’entreprise ou le quartier. La lutte des Noirs doit affirmer son autonomie, mais doit aussi de relier à un mouvement de transformation global.

Charles Denby n’hésite pas à critiquer les impasses du mouvement noir. Il ironise sur la démarche autoritaire et militariste qui inspire les Black Panthers. Il critique également les politiciens et intellectuels noirs qui cherchent avant tout à faire carrière. Des clivages de classe traversent la communauté noire. Charles Denby estime que les prolétaires doivent s’organiser par eux-mêmes et se méfier des politiciens noirs qui veulent se rapprocher de la bourgeoisie. Charles Denby critique évidemment la bureaucratie et le racisme qui traverse les syndicats, notamment l’UWA.

Charles Denby valorise l’autonomie des luttes et les grèves sauvages. Il se méfie de l’encadrement syndical. Ce sont les ouvriers eux-mêmes qui doivent s’organiser à la base. Il critique la hiérarchie autant dans le travail à l’usine que dans le syndicat. Il adopte une approche libertaire de la lutte et estime que les moyens déterminent la fin. Une lutte dirigée par des bureaucrates au nom de l’efficacité ou de l’idéologie ne peut déboucher que vers une société inégalitaire et hiérarchisée. Seules les luttes autonomes permettent de changer la société.

Source : Charles Denby, Cœur indigné. Autobiographie d’un ouvrier noir, traduit par Camille Estienne, Plein Chant, 2017

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Angela Davis et les luttes actuelles

Pour aller plus loin :

Un ouvrier noir pugnace et tranquille, publié sur le site du Cercle libertaire Jean-Barrué (33) le 11 mars 2018 

Mathieu Léonard, Compte-rendu publié dans le journal Le Monde diplomatique  

Souscription pour « Coeur indigné. Autobiographie d’un ouvrier noir américain » de Charles Denby, publié sur le site Mondialisme.org le 17 octobre 2017 

Bruno Astarian, La révolte des OS américains au tournant des années 1970, publié sur le site Mondialisme.org le 20 juin 2006

Radio : Sortir du capitalisme, 50 ans après les Black Panthers, une histoire des luttes des Afro-Américain-e-s, émission diffusée sur Radio libertaire