LA LUTTE CONTRE LE PATRIARCAT, PARTIE INTÉGRANTE DE LA LUTTE POUR LA LIBÉRATION TOTALE

 

Lorsque nous parlons de la lutte contre l’Autorité dans ses différentes expressions, il ne s’agit pas seulement des différentes formes que peuvent prendre l’Etat et le Capital, mais de l’ensemble des mécanismes de pouvoir qui, de façon systématique, entravent, nient, piétinent la liberté individuelle.

Le patriarcat est l’un des piliers du système de domination dans lequel il nous est donné de vivre et de lutter et c’est à ce titre que nous voulons le combattre dans ses différentes manifestations. Nous ne voyons donc pas la lutte contre le patriarcat comme pour obtenir quelques améliorations de – et dans le cadre de – l’existant. A l’instar de combats contre d’autres oppressions, elle vise pour nous, qui écrivons ce texte, à rompre les chaines qui nous sont imposées. C’est aussi pourquoi nous refusons d’en faire une question accessoire censée se résoudre de façon mécanique à l’heure de quelque « Grand soir », et il nous importe de nous en emparer ici et maintenant, dans une perspective de libération individuelle et collective.

Nous n’avons pas la prétention de dresser en quelques pages un tableau exhaustif de toutes les dimensions et expressions de la lutte contre la société patriarcale, mais nous aimerions apporter quelques éclairages sur certains points qui nous semblent importants et esquisser des pistes d’analyse et d’intervention sur des bases antiautoritaires.

IDENTIFIER CERTAINS MÉCANISMES POUR MIEUX LES COMBATTRE

L’assignation à un genre est un fait. Dès le plus jeune âge, un ensemble complexe de dispositifs nous contraint dans les catégories binaires masculin/féminin, chacune d’entre elles étant associée à des caractéristiques générales et des modèles sociaux. Tout au long de notre existence, nous serons sommé-e-s de nous laisser définir, et/ou de nous définir selon cette ligne de démarcation biologique et en tant que telle supposément incontestable. De là découlent en effet un nombre non négligeable de statuts, de rôles, d’attributs, de normes qui peuvent certes varier selon les endroits et les moments – et s’appliquer différemment selon la position occupée dans la société -, mais où la construction sociale du genre reste déterminante. En même temps qu’elle apparaît clairement comme un des éléments structurants les différents codes pénaux, civils, moraux et religieux, elle influe sur nos interactions quotidiennes avec les autres et jusque dans notre rapport à nous-mêmes, quoi qu’il nous en coûte.

Parler de systèmes patriarcaux ne relève pas de quelque vue de l’esprit, lorsque des institutions religieuses, politiques, administratives, juridiques, ont gravé durant des siècles dans les tables de la loi la prétendue supériorité d’une partie de la population – les généralisations ne sont pas de notre fait. On ne compte pas le nombre de mythes et autres théories fumeuses justifiant la prééminence des hommes dans un ordre social basé sur bien d’autres hiérarchies encore. Un tas d’arguments faisant référence à l’« ordre naturel des choses » sont ainsi destinés expliquer (y compris scientifiquement) la prétendue infériorité des femmes – allant de leur supposée passivité dans les rapports sexuels à leur assimilation, en tant qu’éternelles mineures, aux enfants qu’elles vont immanquablement mettre au monde, en passant par leur fragilité intrinsèque etc. etc. Ce ramassis de conneries venant alimenter et entériner l’imposition d’une relation de soumission et de subordination à tous les niveaux ne peut que susciter notre haine et notre dégoût.

Certes, ces rapports de pouvoir ont parfois évolué au fil des temps, du fait des résistances et de leur remise en cause théorique et pratique, ainsi que des adaptations de la domination. Pourtant, nous sommes beaucoup trop nombreuses à nous être vu asséner, de générations en générations, à l’église, à l’école, à la maison et dans la rue qu’en échange de leur virile protection (contre qui ou contre quoi exactement ? ?), il faudrait nous soumettre sans broncher à l’autorité du père, du frère, du mari … Par le dressage et les ordres, le conditionnement et les mises en garde, énormément de femmes apprennent encore que, conformément aux rapports de possession communément admis, il leur faudrait gérer la prédation sexuelle qu’elles « peuvent provoquer » ; entériner comme leurs ainées que la procréation fait partie de leurs attributions, pour le plus grand bien de l’espèce et de la patrie ; admettre que les tâches domestiques leur incombent, entre autres obligations … Et tout autour du globe, un nombre infini de personnes se font rappeler brutalement à l’ordre en cas de non-respect des normes de genres et de sexualités en vigueur.

Ceci étant posé, reste à savoir ce que nous entendons faire de ces constats et contre les mécanismes qui les sous-tendent, non seulement pour éviter de les reproduire, individuellement et collectivement, mais aussi pour les attaquer dans leurs fondements.

En ce oui nous concerne, nous faisons comme d’autres l’expérience de ce que signifie, très concrètement et avec diverses implications, le fait d’être régulièrement renvoyées à la catégorie « femme ». Cela fait indéniablement partie des moteurs qui nous poussent à nous rebeller à la première personne contre les modèles – notamment patriarcaux – imposés, comme ça a été et ça reste le cas pour beaucoup de réfractaires au genre. C’est aussi sans doute pourquoi cette dimension est aussi présente dans des révoltes, luttes et activités de toutes sortes, ayant différents points de départ, et nous avons conscience que le fait de n’en évoquer qu’une infime partie est une des limites de ce texte.

Partant de là, nous ne voulons pas pour autant reprendre à notre compte quelque identité, concept qui soulève à notre avis un certain nombre de problèmes. D’un côté, revendiquer une catégorie imposée, y compris pour tenter de la détourner ou de la retourner contre le rapport d’oppression dont elle découle, amène souvent à certaines simplifications. Entre autres conséquence, cela peut conduire à laisser de côté les différentes autres strates de domination qui structurent la société et nous traversent en tant qu’individus, en gommant des divergences de fond au nom d’« intérêts communs ». Surtout, cela tend selon nous à restreindre les différentes individualités, avec leurs parcours et imaginaires. En posant un intérieur et un extérieur, n’importe quelle identité qui excède des critères et des choix individuels, fixe des limites plus ou moins arbitraires à qui en fait partie ou pas. En matière de genre, comme dans d’autres, cela peut donner lieu à des phénomènes d’essentialisation reproduisant un certain déterminisme biologique avec une nébuleuse de caractéristiques et de paramètres généraux, à nouveau plaqués sur les individus. Même si nous reviendrons plus tard sur le sujet, précisons d’ores et déjà que la décision de s’organiser avec d’autres personnes particulièrement visées par la domination patriarcale n’implique pas pour nous la création d’une identité.

Les contradictions que suppose le fait même de partir d’une situation d’aliénation ne sont pas les moindres des obstacles à affronter pour celles et ceux qui se lancent en quête de liberté. Pour autant, nous ne renonçons ni à nous battre, ni à tenter de poser des mots sur ces combats, tout en ayant en tête que le langage, aussi forgé par le pouvoir, est imprégné par une fonction normative et coercitive à laquelle il est difficile d’échapper.

RÉVOLTES, RÉVOLUTIONS ET LUTTE CONTRE LE PATRIARCAT

Le traitement des activités révolutionnaires des femmes par l’histoire officielle pourrait faire l’objet d’un chapitre à part entière, tant le récit qui en est fait (ou pas d’ailleurs) reflète les préjugés en cours. Lorsqu’elle n’est pas simplement passée sous silence, il arrive fréquemment que la participation de certaines femmes à des processus insurrectionnels ou à des interventions révolutionnaires soit minimisée en faisant d’elles, comme de coutume, la fille, la sœur, la mère, la femme, la compagne… de tel ou tel. Elle se voit aussi souvent caricaturée et affublée de stéréotypes allant de la mégère à la sainte, vierge rouge ou noire. Certaines figures de femmes émergent aussi comme des apparitions extraordinaires, non pas de par leurs idées et aspirations propres, ou pour mettre en relief les conditions leur rendant la tâche encore plus difficile, mais pour exhiber des traits de caractère qui les rendraient comparables à des hommes.

Nous n’entendons pas pour autant rentrer sur le terrain miné de quelque héroïque compétition, en faisant l’éloge inconditionnel de toutes les femmes ayant eu des activités révolutionnaires. Comme bien d’autres, les compagnonnes anarchistes qui ont mis en jeu leur liberté et leur vie pour monter des imprimeries clandestines et des laboratoires d’explosifs autour de 1905 dans la Russie tsariste et celles qui, à l’instar de Maria Nikiforova ou Fanny Kaplan, ont poursuivi le combat pour la Révolution sociale en 1917 et après, sont aujourd’hui encore des sources d’inspiration. Leurs parcours de vie et de lutte nous parlent à de nombreux égards, mais nous n’allons pas pour autant les ériger en icônes, qu’elles ont souhaité si ardemment détruire. Par ailleurs, nous refusons décidément d’instrumentaliser à notre tour les combattantes de quelque armée, où l’« égalité » consiste à ravaler tout le monde au rang d’uniforme obéissant.

Les traces que des femmes ont, malgré tout, laissées dans des soulèvements contre les puissants émancipatrices, ne nous amène pas à les considérer comme un tout homogène, mais en plus de l’individualité, des idées, des motivations, des aspirations propres à chacune, à voir comment beaucoup d’entre elles ont lié l’émancipation de leur condition particulière à une perspective de libération générale.

Les insurrections surgissent souvent de situations très concrètes d’oppression et lorsqu’elles donnent lieu à des processus révolutionnaires, c’est l’ensemble de l’existant qui est posé sur la table.

C’est probablement ce qu’ont vécu de nombreuses paysannes qui, se lançant dans de nombreuses émeutes de la faim, prélude à ce que l’on a appelé la Révolution française, ne se sont pas non plus contentées de pain. Elles ont aussi alimenté le processus en cours de leurs désirs et nécessités, par exemple de s’instruire, dans l’espoir d’en finir avec l’ignorance qu’elles voyaient comme le terreau propice à leur asservissement, notamment sous le joug de l’Eglise. Par la suite, certaines ont aussi exigé des armes pour pouvoir elles aussi se battre pour la liberté.

Face à l’entrée des Versaillais venus mettre un terme à la Commune de Paris, des comités de femmes insurgées pour leurs raisons lançaient encore du haut des barricades : « Non, ce n’est pas la paix, mais bien la guerre à outrance que les travailleuses de Paris viennent réclamer. Aujourd’hui, une conciliation serait une trahison ».

Les exigences d’indépendance et d’autonomie ont constamment animé – et continuent à motiver – beaucoup de femmes au cours de révoltes et d’insurrections dans le monde entier, les « printemps arabes » ou les récents soulèvements en Iran en sont des exemples parmi d’autres.

Hors processus révolutionnaires, l’affranchissement reste forcément limité et passe par des chemins non dépourvus de contradictions. Cela a été et est encore le cas pour l’aspect financier, difficilement séparable de l’exploitation salariée. Sans en faire la panacée, des ouvrières ont aussi pris le travail comme un champ de batailles, leur permettant de sortir de la tutelle imposée par le mariage – en 1889, le journal anarchiste le Révolté, en faveur de l’union libre, préconisait à cet égard de brûler les registres de l’état civil. Se heurtant souvent à l’hostilité de leurs maris et de leurs collègues masculins, qui les considéraient comme des concurrentes, elles n’en ont pas moins appelé au sabotage et à la grève générale.

Les luttes sur des revendications partielles soulèvent inévitablement le problème du réformisme et de l’aménagement des chaînes qui nous oppriment et il ne peut en aller autrement sur la question de l’« égalité » dans un monde basé sur l’exploitation et la domination. Il nous semble cependant essentiel de faire la différence entre des revendications de droits, se satisfaisant des cadres existants, et des luttes qui, quoique partant sur des revendications particulières gardent en ligne de mire des perspectives de bouleversement profond. Ainsi, en liant la dénonciation de certaines injustices à des appels plus généraux à la révolte, en s’auto-organisant plutôt que d’avoir recours aux instruments de la politique et de la loi, en ne se contentant pas de réclamer le droit à, mais en tentant de créer des possibilités par l’action directe, de nombreuses femmes, comme tant d’autres personnes estampillées comme « anormales », contribuent à alimenter des tensions émancipatrices et, parfois, le feu insurrectionnel.

En diverses occasions, la volonté a été affirmée, en mots et en actes, de faire de luttes particulières des points de départ de possibles dépassements dans le sens de la liberté pour toutes et tous. Si la récupération politique (notamment par les canaux démocratiques) a tenté, et trop souvent réussi, à neutraliser leur potentiel subversif, nombre de conflits sont restés bien loin des velléités d’ascension sociale et d’intégration positive au système prônées par un certain féminisme libéral puis institutionnel.

Dans l’Argentine du XIXème siècle, les femmes (notamment anarchistes) qui s’organisaient dans les centres urbains industriels en comités de grève, en sociétés de résistance, en comités de propagande pour lutter sur le terrain du travail et du logement étaient généralement très claires quant à leur volonté d’en finir aussi bien avec l’ordre capitaliste qu’avec les coutumes traditionnelles. Portant par l’action directe une lutte économique et sociale, elles se battaient avec le même acharnement contre l’esclavage, y compris sexuel, dans la cellule familiale, à l’usine à l’église ou dans la rue. Criant haut et fort : « Ni dieu, ni patron, ni mari » , elles se sont souvent heurtées à l’incompréhension, voire à la désapprobation, à la fois de leurs proches et d’autres prêt-e-s à reproduire le modèle traditionnel des genres et la répression qui va avec.

Faire partie de la minorité de la minorité (en tant que femme déterminée à reprendre sa vie en main avec des aspirations révolutionnaires, et qui plus est antiautoritaires) n’est certes pas une sinécure et cela conduit souvent à se retrouver prise en étau entre le désir d’agir au sein du mouvement d’émancipation et l’injonction, plus ou moins explicite, de bien vouloir remiser ses propres exigences à des lendemains qui, peut-être, chanteront …

Les compagnonnes ayant conquis de haute lutte la possibilité de prendre part aux affrontements dans l’Espagne de 1936, ont ainsi elles aussi vite été ramenées à d’autres dures réalités : celles de la discipline militaire. Le processus de militarisation ne leur a en effet pas laissé le choix de participer ou pas aux batailles, mais les a renvoyées à la place considérée comme leur convenant le plus : à l’arrière. Porter les armes n’est certes pas pour nous forcément le plus valorisant, mais quand au nom de l ‘efficacité on revalide aussi l’attribution genrée des rôles, y compris dans la prise de décisions, c’est le signe que la contre-révolution est en marche. Le rapport aux dites « déviances », euphémisme par lequel on désigne notamment les sexualités ne rentrant pas dans le cadre hétérosexuel convenu, en dit souvent également long sur la volonté d’attaquer la normalité dans son ensemble. Et le fait de reléguer au second plan des formes de domination relayées comme « périphériques » sous couvert de se consacrer aux « priorités » correspond à une hiérarchisation de fait.

ARTICULATIONS ET ANGLES D’ATTAQUE

Aux priorités fixées à un niveau général, avec les mécanismes autoritaires que suppose et induit leur détermination, nous opposons les articulations. La société est structurée par de multiples rapports de domination qui se croisent et s’entrecroisent, c’est d’ailleurs pourquoi seul un bouleversement de l’ensemble de l’existant peut permettre de mettre réellement un terme à chacun d’entre eux et la raison pour laquelle nous plaçons notre lutte dans une perspective révolutionnaire.

Cette perspective n’implique nullement d’adopter une position d’attente et de renoncer à agir ici et maintenant contre ce qui participe à l’oppression. Au contraire, ce n’est que dans et par l’attaque de ce qui rend possible l’existence, la perpétuation et la reproduction de ces rapports que s’ouvrent des possibilités de subversion. S’il appartient à chacun-e de décider quels angles d’attaque qui lui semblent particulièrement pertinents à approfondir et à proposer à tel ou tel moment, selon le contexte, les analyses et les projectualités, il est pour nous essentiel de ne pas perdre de vue l’ensemble qu’il s’agit de mettre à bas. Cette perspective amène donc à réfléchir aux nécessaires articulations entre nos différents combats et aux manières de faire vivre au quotidien une éthique anti-autoritaire qui s’oppose à tout rapport de pouvoir.

Ainsi la lutte contre le patriarcat dans ses multiples dimensions peut prendre différentes formes, l’attaquant à la fois dans ses manifestations concrètes et dans les valeurs qui le sous-tendent, tout en l’inscrivant, aux côtés d’autres rapports de domination, dans les systèmes sociaux qui lui permettent de se reproduire.

Un des enjeux posé sur le corps des femmes est celui de la procréation. Depuis des lustres, elles sont chargées de la transmission du patrimoine (en termes de lignée et de propriété), ainsi que la reproduction de l’ordre établi, des rangs des fidèles, de la force de travail et de la chair à canons. Loin de se laisser berner par la représentation idéalisée de la maternité qu’on tentait de leur refourguer, certaines ont perçu clairement les implications de taille liées à l’enfantement et à l’élevage de la progéniture, pour elles-mêmes et, plus largement, pour le Capital et l’Etat. Le refus de l’injonction à être mère s’est manifesté de diverses manière selon les époques et les perspectives, de la diffusion de méthodes contraceptives, circulant de manière plus ou moins clandestine, des propositions de « grève des ventres » contre la guerre, jusqu’aux luttes plus récentes pour « l’avortement ». Là encore, il ne s’agit pas pour toutes de réclamer une prise en charge de l’État – « aucune loi ne libère » pouvait-on entendre dans les rues à l’époque – mais de se doter des connaissances et des moyens pour le pratiquer en autonomie, et plus largement de créer des dynamiques pour que chacun-e puisse « disposer librement de son corps » en rompant avec l’ordre établi.

Certes, l’État a, une fois de plus, fini par récupérer les courants porteurs d’une demande d’intégration, et par reprendre le monopole sur certaines pratiques, institutionnalisées à ses conditions, pour mieux punir les parcours autonomes. Néanmoins, le fait de relier dans la lutte misère affective, sexuelle et sociale, de poser ensemble contrôle de l’État et exploitation salariée, de refuser la main mise aussi bien de la religion que de la médecine sur les corps et les esprits, en pointant les responsabilités concrètes de différents acteurs et institutions a posé une critique radicale de l’ensemble du système de domination. Ce n’est sans doute pas un hasard si dans les années 70, beaucoup de celles et ceux qui, en France, en Allemagne, en Italie, comme ailleurs encore, se lançaient à l’assaut du ciel, ont pris ces questions au sérieux et à bras le corps. Les représentants de l’ordre moral en ont pris pour leur grade à l’époque, et restent les cibles d’attaques régulières, comme par exemple lorsque le gouvernement espagnol a tenté de revenir sur les possibilités d’avorter. Dans la RFA des années 80, les Rote Zora, ont, entre autres activités, poussé la critique incendiaire et explosive de la science et des technologies, mettant en évidence la fonction qu’elles exercent dans la domestication du vivant. Entre 1985 et 1988, elles ont ainsi revendiqué la destruction d’une série d’instituts de recherche en biologie et en génétique, entre autre contre les stérilisations forcées dans les populations jugées indésirables et les développements de la procréation assistée pour celles destinées à reproduire l’ordre établi. A l’heure où les avancées technologiques permettent d’approfondir toujours plus le contrôle sur tous les corps et les esprits, ces pistes nous semblent indispensables à creuser.

La prise de pouvoir sur le corps des femmes et de personnes sortant du cadre de la « virilité » se manifeste aussi par des violences sexuelles et sexistes. En associant les femmes à la chair (tentatrice et poussant au vice), la plupart des religions (qui opèrent un véritable retour en force ces derniers temps) ont avalisé l’établissement de codes moraux et de la famille permettant de les surveiller, de les corseter, de les punir en cas de manquement. La vision d’une Femme (la taille du stéréotype mérite bien une majuscule) réduite et déterminée par son corps, en fait à la fois un être influençable, un appendice de l’Homme et la proie toute désignée pour les « appétits irrépressibles » de ce dernier.

Comme si cela ne suffisait pas, les rapports capitalistes de propriété et de consommation en ont encore rajouté une couche. Tout étant transformé en marchandise, bien évidemment les corps des femmes n’échappent pas à cette règle. Au contraire, la « femme-objet » est devenue un véritable argument de vente, raison de plus, semble-t-il pour certains, pour s’en servir à leur guise, quitte à frapper, violer, tuer, comme exutoire aux frustrations ou à la soif de pouvoir.

Refusant de nous conformer à la position de victime à protéger dans laquelle l’État et ses relais voudraient une fois de plus nous reléguer, nous sommes nombreuses à avoir dû réagir à la première personne à différents types d’agressions liées au simple fait d’être identifiées comme femmes ou, pour une raison ou une autre, d’être associé-e-s à des catégories de genre ou à des sexualités « déviantes ». Etre prêt-e-s à répondre directement et de la manière qui nous semble la plus appropriée au sexisme et au machisme ambiants fait sans conteste partie du refus de nous cantonner aux espaces qui nous seraient réservés, de nous limiter à des conduites attendues et considérées comme adéquates, de renoncer à des activités perçues comme transgressives.

En certaines occasions, des femmes et d’autres personnes concernées s’organisent pour répondre plus collectivement et très concrètement (notamment par la vengeance) à des violences de genre. Dans plusieurs bidonvilles argentins, des groupes de femmes libertaires ont ainsi pris la bonne habitude de chasser les « chefs de famille » qui avaient, eux, la très mauvaise habitude de leur cogner dessus, ainsi que sur leurs mômes (conformément à un autre trop classique rapport d’appropriation), plutôt que de quitter elles-mêmes le domicile.

Au-delà de ces exemples d’autodéfense, d’autres attaques ciblent les institutions qui promeuvent et les rouages qui collaborent à cette prise de pouvoir aux conséquences dévastatrices. Il arrive que des agences publicitaires ou des magasins se faisant du beurre sur une image sexualisée des femmes se prennent aussi des coups. Des édifices religieux sont incendiés, comme au Chili ou au Mexique par exemple, et des sex-shops allant jusqu’à mettre en circulation des vidéos de viols, de tortures et de meurtres de femmes autochtones ont été attaqués au Canada.

AUTO-ORGANISATION ET LIBRE ASSOCIATION

Si elle pose clairement l’autonomie vis-à-vis des partis et des syndicats, et plus généralement de toute structure dépassant les objectifs que se donnent les personnes qui s’organisent, l’auto-organisation est une forme qui ne dit rien en soi sur ces objectifs. Les questions de fond quant au pourquoi s’organiser, sur quelles bases, pour quoi faire et dans quelles perspectives, restent ouvertes.

Ces questions se posent évidemment aussi à celles et ceux qui souhaitent s’attaquer aux différentes dimensions du patriarcat, dans les manières dont il pénètre les individus et leurs relations ainsi que dans des luttes plus spécifiques.

Au-delà de combats contre certains de ses nœuds, dont nous avons évoqués quelques-uns, accorder une certaine attention aux rapports patriarcaux peut aussi permettre d’en cerner le rôle dans nombre de luttes que nous menons contre d’autres pans de l’autorité. Sans vouloir instaurer quelque hiérarchie que ce soit dans l’oppression ou dans la révolte, on ne que peut constater que le fait de se retrouver dans la case « femme » a souvent des impacts particuliers dans les lieux d’enfermement, les guerres, la traversée des frontières, ainsi que dans la rébellion à leur encontre. Cela peut ainsi avoir des implications sur les luttes que nous impulsons et les complicités qui peuvent s’y nouer.

Prendre en compte le traitement et les obstacles particuliers qui, sans être toujours identiques, découlent généralement de la situation dans laquelle des rapports de pouvoir tentent de confiner un grand nombre de personnes, n’amène pas nécessairement à fonder des relations reposant sur ce statut impose. Il ne s’agit pour nous de s’adresser aux « femmes », pas plus qu’à quiconque, comme a quelque sujet en soi – nous rejetons la catégorie de sujet politique et historique dans sa globalité. Nous voulons encore moins élaborer quelque discours que ce soit, qui les placerait en position de victimes et les renverrait une fois de plus à des représentations stéréotypées. Nous pensons en revanche qu’il serait fort dommage de ne pas tenter de provoquer des occasions d’affronter ces obstacles aussi, et de ne pas être au rendez-vous pour essayer de les surmonter, dans et par la lutte.

Dans les années 80, plusieurs luttes menées en France contre l’installation de centrales nucléaires ont eu entre autres effets celui de bouleverser certains modèles familiaux. Des femmes désireuses d’y contribuer n’ont en effet pas souhaité se contenter de la position d’appui et de soutien logistique leur revenant habituellement, mais se sont aussi organisées pour participer à part entière aux prises de décision comme aux batailles. Nombre d’entre elles étant à la fois travailleuses et mères de famille, ce choix qu’elles ont fait a bien-sûr posé très concrètement la question de la prise en charge des enfants. En même temps, leur présence même dans les débats et les activités est venue remettre en cause certaines « légitimités » de parole et bon nombre de représentations liées aux « aptitudes » socialement établies et admises.

Le rapport à la violence inculqué par la socialisation forcée en tant que « femme » n’est pas le moindre des obstacles pour passer à l’action. Nous ne nous étendrons pas sur les interminables litanies autour du caractère prétendument naturel de tempéraments violents chez les hommes et pacifiques chez les femmes. Mais le fait est que les sempiternels ressassements sur des psychologies mises en relation avec le corps féminin (fragilité, émotivité voire hystérie) et avec sa capacité d’engendrer (souvent associée à la vulnérabilité) ont contribué à des constructions aussi bien individuelles que sociales.

Face à cela, une sorte de compétition qui aurait pour but d’égaler cette autre construction qu’est la « violence masculine » apparait comme fort limitée et guère enrichissante. Il est sans doute bien plus intéressant et passionnant de tenter d’élargir le champ des expérimentations possibles sur ce terrain comme sur d’autres. Nous voyons en effet la violence comme une réaction que peut avoir n’importe quel individu face à une situation, une condition imposée. Cela ne signifie pas que nous ne concevions la violence qu’en réponse défensive face à une attaque immédiate. Au contraire, la violence systémique dans laquelle nous sommes immergé-e-s et contraint-e-s ne peut que renforcer le désir et la nécessité de passer à l’offensive. Une des questions qui se pose alors à chacun-e est de comment exprimer cette violence et de contre quoi ou qui la diriger.

La réappropriation de la parole et de différentes possibilités de réaction (entre autre la violence), comme la remise en cause, théorique et pratique, individuelle et collective, de la condition qui leur est faite et des stéréotypes imposés et intégrés font partie des problématiques au cœur de certaines formes d’auto-organisation entre personnes visées par la domination sexiste et machiste. Dans nombre de cas, cela ne signifie pas pour autant pas que ce dernier critère soit le seul pour se réunir. On peut choisir de se retrouver en non-mixité sur la base d’idées et de perspectives partagées, notamment pour créer des occasions parmi d’autres de rompre avec les rôles genrés et avec les représentations de ce qu’il est possible de faire ou non, pour découvrir et développer certaines capacités et aptitudes étouffées sous le poids des normes patriarcales, pour expérimenter des parcours autonomes de lutte. C’est aussi souvent une réponse face à la frilosité voire au refus, largement répandus y compris dans les sphères dites radicales ou révolutionnaires, de prendre à bras le corps et de s’attaquer aux rapports patriarcaux dans leurs différentes expressions.

Pour notre part, nous ne considérons pas cette forme comme un préalable à toute lutte, ou comme la condition sine qua non de toute auto-organisation contre le patriarcat, comme dans d’autres domaines. Il nous tient par contre particulièrement à cœur de développer des formes de libre association informelle sur la base d’affinités pour porter en avant des projets de lutte et d’attaque. Parmi les multiples raisons (que nous pourrions approfondir ailleurs) de ce choix, il nous semble important que l’affinité implique une certaine connaissance de soi (de ses motivations, de ses dispositions etc.) et des compagnon-ne-s avec qui l’on s’associe, sur la base d’accords clairs, de projets élaborés en commun, d’idées et de perspectives partagées. Par ailleurs, s’il serait illusoire de penser que l’informalité constituerait en soi une garantie contre tout rapport de pouvoir, la place accordée à l’initiative individuelle et la non délégation à quelque instance supérieure des prises de décision ne peut qu’inciter chacun-e à prendre son activité en main. Le refus de manières de s’organiser reposant sur la spécialisation et la hiérarchisation des tâches contribue d’autre part à briser les rôles, y compris genrés. Nos aspirations à la liberté venant en permanence se heurter aux rapports sociaux dans lesquels nous sommes immergé-e-s et qui nous traversent, il n’en demeure pas moins nécessaire de porter une attention particulière à tout ce qui pourrait favoriser la reproduction de mécanismes trop connus. C’est bel et bien cette tension qu’il s’agit aussi d’entretenir.

POINTS DE DÉPART ET PERSPECTIVES

En structurant des sociétés entières, la domination patriarcale participe de ce qui nous met en cases, qui se transforment rapidement en cages. Les percevoir comme telles ne nous conduit pas à y chercher quelque vérité inhérente à un « groupe d’appartenance », mais nous pousse au contraire à tenter inlassablement de les faire voler en éclats.

Cependant, il ne suffit pas de nier l’existence de catégories auxquelles nous nous voyons assigné-e-s et réassigné-e-s, pour qu’elles disparaissent comme par magie. La rage et la révolte que provoquent cette imposition et ses effets dévastateurs sont en revanche de puissants moteurs pour les attaquer à la racine et dans leurs manifestations, individuellement et collectivement.

Nous voyons les processus d’émancipation comme quelque chose de dynamique, où les expérimentations d’agir autonome, les transformations individuelles, et les propositions de rupture avec l’ordre établi s’alimentent réciproquement en permanence. Ainsi, le général n’efface jamais le particulier, et la libération de chacun-e s’étend et s’amplifie avec celle des autres.

D’ailleurs, la conviction, confirmée par l’expérience, qu’il est impossible d’échapper aux rapports sociaux existants sans leur complète destruction ne fait que renforcer nos aspirations à un bouleversement de fond en comble d’un ordre fondé sur l’Autorité, et notre détermination à nous battre pour ouvrir des possibilités de plonger dans cet inconnu de vivre nos désirs en liberté.


Kalinov Most #2 Avril 2018