La rupture révolutionnaire […] ne constitue qu’un premier pas sur la voie de l’émancipation humaine, la première des conditions à remplir afin de rendre possible la transformation radicale souhaitée mais certes pas la dernière. Ce militant [insurrectionnel] sait qu’il n’est pas suffisant de vaincre les forces répressives de l’Etat et du patronat pour garantir la réussite de la révolution. Voilà pourquoi, dès la victoire acquise, il préconise que l’on procède immédiatement à la destruction de tous les rouages de la société autoritaire. Son mot d’ordre c’est : « Que crève le vieux monde ! », ce qui le conduit à valoriser le négatif, envisagé comme un moment décisif de la dialectique du changement social.

À l’instar du Bakounine de la maturité, il n’a pas peur du déchaînement des passions destructives des masses. « Comme nous avons pleine confiance dans les instincts des masses populaires – écrit-il – notre moyen de révolution est le déchaînement organisé de ce que l’on appelle les mauvaises passions et dans la destruction de ce que, dans la même langue bourgeoise, on appelle l’ordre public. Nous invoquons l’anarchie, cette manifestation de la vie et des aspirations populaires d’où doivent sortir avec et par la liberté, l’égalité réelle de tous et de toutes, l’ordre nouveau fondé sur le développement intégral et sur le travail librement organisé de tous et de toutes, et la force même de la révolution [1]. »

L’insurrectionnel craint d’autant moins ce déchaînement qu’il est convaincu que seule une « destruction gigantesque » est capable de mettre en branle véritablement les masses, les faire sortir de leur inertie habituelle. Ainsi que le précise Voline : « […] Si une révolution sociale fructueuse est l’œuvre des plus vastes masses, alors, sa première condition indispensable est une destruction gigantesque, irrésistible […] qui amène les masses dans l’état d’un mouvement ininterrompu et ne leur permet pas de se cramponner à quoi que ce soit de solide, de stable [2]. » Le moment de la destruction joue donc un rôle déterminant dans le processus révolutionnaire. « La destruction – écrit toujours Voline – est nécessaire pour bouleverser de fond en comble la mare stagnante de la vie routinière et la transformer en océan tempétueux devant expulser de son sein toute la pourriture accumulée depuis des millénaires et laisser le champ libre pour l’édification d’une vie nouvelle. […] La destruction est nécessaire pour briser la lâche inertie de cette machine solidement installée et réglée qui s’appelle aujourd’hui existence humaine […]. La destruction est nécessaire pour donner le champ libre aux forces aveugles, pour permettre au processus spontané de se déployer ; sans quoi la Révolution Sociale est irréalisable [3]. » La « destruction continue », en outre, empêche de donner aux forces ennemies la possibilité de s’affermir définitivement » et permet aux masses de ne pas « s’endormir sur leur désenchantement ». Elle est « l’antidote de l’abattement [4] ». Tout cela le porte à croire que l’impulsion initiale de la révolution ne peut être le fruit que « d’une catastrophe sociale et économique » prolongée ou d’une série de catastrophes. En dehors de ce cas de figure la révolution lui paraît inconcevable [5].

Le volontarisme de l’insurrectionnel fait donc aisément bon ménage avec une vision catastrophique du changement social. Il s’agit là des deux faces complémentaires (et non opposées) d’une vision commune se renforçant mutuellement. Pour ce militant, il ne peut pas y avoir de révolution sans qu’il y ait eu aiguisement des conflits sociaux ou détérioration des conditions de vie des masses populaires. En cela il partage l’idée de Marx que la révolution doit naître de la multiplication des contradictions du capitalisme. Voilà pourquoi, elle ne peut « produire en période de croissance économique ou de prospérité relative des salaires, « en période capitaliste ascensionnelle et florissante ». « Une explosion gigantesque et […] un mouvement grandiose et prolongé […] » ne sont possibles que dans les « conditions de souffrances, d’insatisfaction des masses, d’instabilité dans leur existence. » Dans le cas contraire, un organisme capitaliste « florissant et puissant », n’aurait aucune difficulté à « écraser définitivement la révolution à son début si malgré tout elle s’était allumée [6]».

L’insurrectionnel est porté d’autant plus à valoriser le négatif qu’à ses yeux les possibilités de reconstruction sociale dépendent étroitement de l’ampleur de la destruction préalable accomplie par l’action révolutionnaire des masses. Plus l’œuvre de démolition aura fait son travail et plus les chances de reconstruire durablement sur des nouvelles bases seront importantes. « Si la destruction ne possède pas une plénitude achevée – a souligné Voline – si les bases ne sont pas enlevées jusqu’aux racines, la résurrection des conditions qui entravent la plénitude de la révolution et arrêtent son développement est encore possible. […] La plénitude achevée de la destruction garantit celle de la révolution. Elle est donc, également, une condition essentielle – nécessaire – de la révolution sociale et de sa victoire complète. » Par conséquent : « Des bases de vie économique et sociale absolument nouvelles devront être établies au cours de la révolution sociale. Toute l’ancienne économie devra donc être ruinée de fond en comble, sans aucune possibilité de restauration sous quelque forme que ce soit. C’est par cette ruine que le processus doit commencer. Tant que le système de vie économique contemporaine ne sera pas ruiné entièrement, les vastes masses humaines n’auront pas assez de stimulants pour se détacher résolument du passé et se mettre à l’œuvre pour la construction nouvelle. […] C’est dans l’abîme d’une catastrophe complète, d’un péril physique absolu que l’humanité doit jeter un regard pour s’éloigner des éléments qui l’y ont amenée, pour s’élancer résolument dans des voies nouvelles, pour creuser les fondations d’une existence vraiment neuve, vraiment progressive, vraiment humaine. […] Ce n’est qu’une destruction acharnée de tous les trésors contemporains – une destruction sans quartier et menée aux dernières extrémités, – qui amènera l’humanité à la conscience de toute l’absurdité et perniciosité de ce qui nous entoure, à la sensation d’angoisse et de dégoût, à la soif d’une rénovation décisive [7]. »

Aucun des fondements actuels de la vie sociale ne se trouve épargné. L’insurrectionnel préconise ainsi la « destruction générale et totale de l’Économie, du Droit, du Labeur, de la Culture, de l’Éthique et de l’Art contemporains, de la destruction de la Politique, de la Religion [8] ». Il ne s’agit pourtant nullement de détruire pour détruire. L’œuvre de destruction est en même temps une œuvre de reconstruction car en détruisant l’ordre ancien on jette les bases du futur ordre nouveau. « Nul ne peut vouloir détruire – a écrit Bakounine à ce sujet – sans avoir au moins une imagination lointaine, vraie ou fausse, de l’ordre de choses qui devrait selon lui succéder à celui qui existe présentement ; et plus cette imagination est vivante en lui, plus sa force destructive devient puissante, et plus elle s’approche de la vérité, c’est-à-dire plus elle est conforme aux développements nécessaires du monde social actuel, plus les effets de son action destructive deviennent salutaires et utiles. Car l’action destructive non seulement dans son essence et dans le degré de son intensité, mais encore dans ses modes, dans ses voies et dans les moyens qu’elle emploie, est toujours déterminée, par l’idéal positif qui constitue son inspiration première, son âme [9]. »

La tâche de la révolution apparaît de ce fait double : « 1. Tout détruire, jusqu à la dernière pierre ; 2. Tout construire de nouveau [10]. »

Cette manière d’envisager le changement social présente plus d’une analogie apparente avec les courants eschatologiques et millénaristes (ou chiliastes) de l’Occident médiéval. Ces similitudes ont été soulignées par plusieurs auteurs, dont Karl Mannheim. Dans Idéologie et utopie, il associe explicitement les manifestations de l’anarchisme radical à une forme de survivance de la mentalité utopique « chiliaste » à l’époque contemporaine. Tout comme le Chiliasme, l’anarchisme serait caractérisé par la croyance religieuse dans la possibilité d’une réalisation immédiate et soudaine de ses espoirs de régénération sociale, sans tenir compte ni des conditions historiques réelles du moment, ni de la nécessité d’inscrire la réalisation de l’objectif utopique sur une longue période. Ce qui manquerait à l’anarchisme serait « le sens du déterminisme historique », son incapacité à formuler « une re-définition de l’utopie en termes de réalité [11] ». Les manifestations de violence soudaines et imprévisibles de l’anarchisme paysan en Andalousie illustrent bien cet état d’esprit [12]. Un discours assez proche pourrait être tenu à propos de la diffusion du mythe du « grand soir » qui connut une vague certaine dans les milieux syndicalistes et libertaires d’avant 1914 en France. Ces rapprochements, toutefois, nous paraissent assez superficiels. D’une part, il ne faut pas oublier que, tout comme les autres utopies modernes depuis Thomas More, l’anarchisme se définit par sa volonté de s’inscrire dans l’histoire par l’action consciente et réfléchie des hommes en tant que projet fait par des hommes pour des hommes, ce qui exclut radicalement le caractère transcendant propre au Millénarisme. D’autre part, si la volonté de destruction et de régénération radicales sont indiscutablement deux éléments clés du millénarisme que l’on retrouve chez nombre d’anarchistes, il est faux d’affirmer que ces militants ne tiennent pas compte des conditions réelles de passage de la société ancienne à la nouvelle. Il ne faut jamais perdre de vue que le mythe du « grand soir » n’est qu’un mythe au sens sorélien du terme, à savoir une idée force en mesure de mobiliser et d’entraîner les individus à l’action collective. Il ne constitue en rien une vision normative qui fixerait le cadre effectif des modalités du changement social. Non seulement les militants anarchistes – qu’ils soient insurrectionnels ou pas – sont conscients du fait que la société ne sera pas transfigurée du jour au lendemain par le déchaînement révolutionnaire mais ils n’hésitent pas à inscrire leurs activités sur la durée, seule condition de réussite. Les anarchistes ne prétendent pas non plus que, dès le lendemain d’une révolution victorieuse, il sera possible d’instaurer immédiatement le communisme libertaire dans son intégralité. Ce qu’ils combattent, en revanche, c’est l’idée, défendue par les marxistes, de la nécessité d’une période de transition où de nouvelles formes de domination étatiques viendraient immanquablement à se former sur les ruines des anciennes.

Voilà pourquoi, loin d’attendre passivement les signes annonciateurs de la venue du millénium, l’insurrectionnel veut préparer par des multiples activités, parfois de longue haleine, les conditions qui rendront possible non seulement le déchaînement révolutionnaire des masses mais également la reconstruction sociale. De ce fait, les anarchistes, en tant que minorité active, ont à jouer un rôle de tout premier plan avant, pendant et après la rupture révolutionnaire.

Gaetano Manfredonia

ANARCHISME & CHANGEMENT SOCIAL
Insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur

Atelier de création libertaire, 2007, pp. 40-42.

Notes

1. M. Bakounine, Programme de [la Fraternité internationale] [1872] in Œuvres complètes, vol. 6, op. cit., p. 182.

2. Voline, « Choses vécues », La Revue anarchiste, Paris, n° 16, 20 avril-20 mai 1923, p. 17.

3. Ibid., p. 20.

4. Voline, « Choses vécues », La Revue anarchiste, n° 20, septembre 1923, p. 11.

5. Voline, « Choses vécues », La Revue anarchiste, n° 16, art. cit., p. 15 et p. 17.

6. Ibid., p. 18.

7. Voline, « Choses vécues », La Revue anarchiste, n° 20, art. cit., p. 12-15.

8. Voline, « Choses vécues », La Revue anarchiste, n° 16, art. cit., p. 15.

9. M. Bakounine, Protestation de l’Alliance [1871] in Le Sentiment sacré de la révolte, Paris, Les Nuits rouges, 2004, p. 239.

10. Voline, « Choses vécues », La Revue anarchiste, n° 16, art. cit., p. 15.

11. Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, M. Rivière, 1956, p. 163-164 et 205.

12. Sur la présence des thèmes millénaristes au sein de l’anarchisme : Y. Delhoysie et G. Lapierre, L’Incendie millénariste, [Paris], Os Cangaceiros, [1987], 495 p. ; J. Bécarud et G. Lapouge, Anarchistes d’Espagne, Paris, A. Balland, 1970, 163 p.