A bas la Patrie

Pourquoi y a-t-il-tant de nations en Europe, quand il n?y a qu?une race d?hommes ? Notre association européenne, son contrat social, son entente cordiale de gouvernement à gouvernement ou de peuple à peuple, enfin sa représentation nationale là où il y en a une, ou sa camarilla là où il n?y en a pas, représentent au naturel une troupe de roquets qui se battent devant une écuelle de soupe, tandis que quelque gros dogue la mange en se détournant de temps en temps pour pincer les roquets, afin de les encourager à se mieux mordre.

Or, peuple de tous les pays, si vous manquez du nécessaire, si vous êtes parfois souffreteux et affamés, si, au lieu d?avancer vous êtes en voie rétrograde, c?est, pardonnez-moi l?expression, que vous êtes encore plus stupides que vous n?êtes pauvres. Je vous le demande à vous-mêmes : ne faut-il pas que cela soit, pour que vous consentiez à employer vos bras, ces bras dont vous devriez fertiliser la terre, pour vivre et faire vivre les autres, à empêcher ces autres de fertiliser cette terre, de vivre et de vous aider à vivre, et ceci parce qu?ils ont un autre nom que vous ou parlent une autre langue, ou seulement parce qu?ils portent, au bout d?un bâton, un chiffon d?une autre couleur que celui que vous portez vous-mêmes ? Mais, en conscience, sont-ce là des raisons ? Leur sang n?est-il pas rouge comme le nôtre ? Leur coeur est-il fait autrement, et ne bat-il pas de même ? Vos besoins et vos souffrances ne sont-ils pas semblables ? Enfin, d?hommes qu?ils étaient comme vous, ne sont-ils pas comme vous devenus de misérables brutes, pauvres roquets pelés, rogneux, galeux, battus, pillés, mordus par des dogues semblables à ceux qui vous mordent ? Enfin, la nation, puisque vous vous nommez également ainsi, n?est-elle pas, comme chez nous, divisée en une minorité qui mange et une majorité qui crève ?

Puisque vous souffrez du même mal, il est à croire que pour guérir il vous faudra le même traitement ; et il serait curieux de voir qu?après vous être battus devant la soupe, vous vous battiez aussi devant le remède : or, ce remède est simple et facile.

– Sans doute, allez-vous me dire, puisque nous sommes ici dix mille contre un, rien de plus simple que de nous armer, de nous lever tous ensemble, d?attaquer les dogues, de les tuer et de nous partager leur peaux pour en faire des fourrures.

– Vous n?y êtes pas, honnêtes roquets, car ce que vous avez envie de faire aujourd?hui, vous l?avez fait vingt fois, dont six au moins à ma connaissance, et la chose faite, vous n?en êtes pas moins restés roquets, plus affamés, plus laids, plus bêtes, plus galeux que jamais. Seulement les dogues étaient changés : au lieu d?être blancs ils étaient rouges ; au lieu d?avoir deux crocs à chaque mâchoire, ils en avaient quatre ; au lieu de se contenter de manger votre soupe, ils voulaient encore vous mettre dedans pour rendre le bouillon meilleur ; et il en sera toujours ainsi tant que vous ferez comme vous avez fait, c?est-à-dire tant que vous en viendrez aux armes parce qu?il y en aura toujours qui, après les avoir prises, ne voudront plus les quitter, et qui s?en serviront pour se faire dogues à leur tour.

– Alors, direz-vous, nous leur ferons comme aux autres.

– Bien, mais la chose faite, ce sera à recommencer ; et toujours ainsi, de façon que vous y passerez tous, les uns après les autres, et que définitivement il ne restera plus que vos os pour expliquer la chose. Vous voyez donc bien que le moyen n?est pas bon.

Je vais vous en indiquer un meilleur et beaucoup moins dangereux : j?ajouterai même qu?il est immanquable. Or, ce moyen consiste non pas à faire, mais à cesser de faire.

Vous avez vu que les dogues, en les réunissant tous, ne formaient pas numériquement la dix-millième partie des roquets, et que c?était seulement parce que les roquets se battaient entre eux que les dogues étaient les maîtres : or, comment les dogues font-ils battre les roquets ? Autrefois, en leur mettant à l?épaule une lance et un bouclier, ou un arc et des flèches : aujourd?hui, en leur offrant un fusil et sa baïonnette. Eh ! bien, vous n?avez qu?une chose à faire, c?est de vous croiser les pattes ; et ni pour or, ni pour argent, ni par promesses, ni par menaces, de ne toucher ni à ce fusil ni à sa baïonnette.

Là-dessus, on vous enverra les gendarmes ; laissez venir les gendarmes. On vous mènera en prison, laissez-vous mener en prison. On vous conduira devant le juge ; laissez-vous conduire devant le juge. On vous condamnera à joindre un régiment. Là on voudra vous faire faire l?exercice, et pour faire l?exercice on vous représentera ce même fusil.

Ici, attention : rappelez-vous que c?est pour tirer sur un homme qu?on vous le met à la main, et pour tirer sur un homme qui ne vous a pas fait de mal, qui ne veut pas vous en faire, qui, comme vous, ne demande qu?à travailler tranquillement et qu?à vivre de son travail, à un homme qu?on a contraint, comme on vous contraint vous-mêmes, à sacrifier son repos, son temps et son sang à la défense d ?intérêts qui ne sont pas les siens et de principes qu?il ne saurait comprendre, parce qu?ils ne sont fondés ni sur le bon sens ni sur le bon droit ; ou bien encore au maintien d?un contrat qu?il n?a pas fait et qu?il ne consentirait jamais à faire, parce qu?il ne le sauve ni de l?oppression ni de la faim. Ne touchez donc pas plus à ce fusil que s?il était de fer rouge.

Sur ce refus, on vous traitera d?insoumis, de réfractaire, de lâche, de sans-cœur ; n?en touchez pas plus au fusil. On vous montrera l?étranger envahissant la patrie : laissez l?étranger envahir la patrie. On vous le montrera renversant le trône ou le fauteuil présidentiel. Tout cela ne vous regarde pas le moins du monde. Ne vous ai-je pas dit que vous n?avez pas de patrie là où vous n?avez pas de pain ! Si l?étranger vous en apporte, il n?est pas l?étranger, il est votre père nourricier. S?il ne vous en apporte pas, il ne peut vous en prendre, puisque vous n?en avez pas. Encore une fois, ne touchez pas au fusil et laissez-les dire.

Mais ils crieront, ils tempêteront ! Laissez-les crier, laissez-les tempêter : ça ne durera pas toujours. Ça ne durera même pas du tout, pour peu que votre exemple gagne et que pas un de vous ne touche à leur damnée ferraille. Ceci n?est pas difficile, honnêtes roquets, et pourtant je ne vous en demande pas davantage. Mais ce peu, je vous le recommande expressément, car là gisent tout le secret de la chose et le remède à tous vos maux : remède héroïque, remède infaillible, et dont le résultat serait immédiat si tous les soldats de France, tous les soldats d?Europe, tous les soldats du monde, bref, tous les mannequins, tous les imbéciles, tous les ânes bâtés d?un uniforme, que les dogues font sauter et cabrioler pour leur agrément, voulaient, non pas précisément jeter leurs armes au nez de leurs officiers, il faut être poli tout âne qu?on est, mais les déposer gracieusement à leurs pieds en leur disant : « Je quitte les lauriers pour les choux, et je vais planter les miens ; faites-en autant des vôtres, ou battez-vous entre vous, messieurs les capitaines, si cela vous agrée. Adieu, je vous cède ma part de gloire : dès ce jour, elle sera bien vôtre, vous la récolterez entre vous, et l?histoire des héros ne sera plus écrite sur la peau des peuples. La lance aux chevaliers, le soc aux ouvriers : mais que la lance ne touche au soc, ou bien le soc brisera la lance et le bras qui la porte. »

BOUCHER DE PERTHES.

l?anarchie n°8, jeudi 1er juin 1905.

(1) Boucher de Perthes (1788-1868), naturaliste français. Le passage est extrait de Hommes et choses, tome III.