« 1er Mai : 109 personnes en garde à vue après les violences en marge du cortège parisien.
La manifestation a changé de tournure, bloquée par quelque « 1 200 black blocs ». Deux cent soixante-seize personnes ont été arrêtées en marge du défilé.

[…] le premier ministre Edouard Philippe avait également condamné les violences et salué « le professionnalisme des forces de l’ordre » qui ont selon lui « su répondre avec maîtrise » à « des actes d’une grande violence »

Le Monde

Je reviens sur ce moment, après quelques semaines de recul, car il me paraît significatif de notre époque, de notre société, de cette importance du chiffre, dans ce monde financier, médiatique et politique, ces chiffres qui ne correspondent plus à rien, mise à part à de la communication …

Je pense aussi aux 102 personnes interpellées, suite à l’occupation du lycée Arago à Paris. Ces interpellations multiples et de plus en plus fréquentes doivent être expliquées.

Nous, les interpellés, n’étions pas les seuls à ne pas comprendre cette situation, les CRS qui nous accompagnaient, eux-mêmes, reconnaissaient l’absurdité de la situation qu’ils étaient en train de créer…
« Nous ne faisons qu’exécuter »
« De toute façon, quand je vous vois, je sais très bien que vous n’êtes pas les casseurs »…

Nous savons bien que la police et l’armée ne sont pas formées pour comprendre mais pour exécuter. Nous, nous devons de comprendre.

Lors de la manifestation du 1er mai, l’intervention policière a été démesurée et dangereuse. Des centaines de gaz lacrymogène ont été jetés sur une foule compacte qui s’est retrouvée écrasé contre la grille du parc des jardins des plantes… Nous décidons, alors, de nous extirper de la foule pour rejoindre l’apéro post-manifestation, appel pacifiste diffusé sur le site « Paris-Lutte-Info » :

« Puisque le 1er mai sera aussi l’occasion de fêter dûment le cinquantenaire de mai 68, il serait judicieux de se retrouver dans le quartier latin. C’est pourquoi nous proposons de passer un moment convivial en partageant un apéro sur la place de la Contrescarpe, à la fin de la manif, vers 18h00. »

Nous arrivons sur la place vers 17h30.

Nous avons donc des bières, des chips, nous partageons nos différentes expériences sur le fiasco de cette manifestation. Il y a donc quelques manifestant-e-s, mais il y a aussi des touristes, des habitant-e-s, des passante-s, … Nous étions une petite centaine, rassemblée sur cette place, assis par terre, autour de la fontaine.

Petit à petit, nous voyons le nombre de CRS augmenter. Ils sont très nombreux, bien plus nombreux que nous, je dirai 150 environ.
Ils encerclent entièrement la place, comme une belle ronde bleue autour de nous.

Nous restons là, un peu surpris, pourquoi cette ronde nous encercle, nous n’avons rien fait, rien à nous reprocher, nous ne voulons pas avoir peur, nous ne voulons pas nous écraser, nous restons là, en discutant, nous tentons d’en rire encore un peu, nous chantons « Nasse is nice, lalalalalaaa ». Maintenant, nous sommes une soixantaine en-nassé …

Tel un spectacle de rue, les touristes attablés aux terrasses observent, intrigués, l’opération qui débute.

Un par un, chacun est attrapé, puis fouillé, humilié publiquement, les CRS comme les manifestants. Je dirai même que c’est une France humiliée qui s’offre aux regards interrogés de nombreux touristes, « la patrie des droits de l’homme », ce pays qui se permet tant de remarques aux autres pays…

J’entends une fille dire « Jamais je me ferai toucher pas des flics, je n’ai rien à me reprocher, je ne vois pas pourquoi je dois me faire palper devant tout le monde… »
Évidemment, elle n’y coupera pas… Puis elle fera partie de la cinquantaine d’interpellés pour RIEN.

Le moindre élément est un bon prétexte pour être embarqué. Des gants, embarqué ! Un casque de vélo noir, embarqué ! Pas de pièce d’identité, embarqué ! Un peu de contestation, embarqué ! Des tracts, embarqué !
Nous sommes une cinquantaine à vivre ce moment. Des étudiant-e-s, des touristes italien-ne-s, un prof d’université, des habitant-e-s du quartier…

Nous nous demandons ce qu’ils vont faire de nous, nous continuons de prendre cette situation à la rigolade. Cette scène est absurde.

Nous sommes ensuite escortés par une bonne centaine de CRS vers le Panthéon. La scène fait forcément réagir, nous entendons « Libérez nos camarades ! Libérez nos camarades ! »…

Puis nous attendons une bonne demi-heure, à côté du Panthéon, toujours encerclés par ces CRS. Ici on est en pause, ils se détendent tranquillement, ce qui nous donne l’occasion de parler a certain-e-s d’entre eux et de tenter de s’adresser à l’humain qui se cache derrière le casque et l’uniforme.

« Vous savez, si on se bat c’est aussi pour vous, pour vos enfants, pour le service public, pour que l’école reste de qualité et gratuite, pour que la santé publique reste un exemple pour le monde, pour la reconnaissance du travail, pour lutter contre les immenses écarts de richesse, … »

Ils écoutent et répondent : « on applique nos ordres » ou « si on s’arrête, il y a tout qui brûle ».

D’autres nous dise aussi « Il fallait mieux voter »… [On sait que plus de 50% des CRS vote FN…]

Certains nous avouent aussi qu’ils sont fatigués, que le lendemain, certains reprennent le travail à 3 heures du matin, qu’ils font des journées de 12h, voire plus…

Notre bus arrive enfin ! Il est passé au travers de la manifestation, il est recouvert d’autocollant de syndicats et de graff « ACAB » ou « tout le monde déteste la police »…
L’un des CRS dit en rigolant, « Je suis déçu, on n’a pas eu le « Ni Pute Ni Soumise »… » [Enfin, soumis, un peu quand même non ?]

Maintenant, après les quelques bières de l’apéro, nous sommes nombreux a vouloir aller aux toilettes. C’est qu’au départ, nous faisions juste un apéro…

Finalement, la situation devenant intenable pour certains, ils s’organisent, on nous escorte un par un pour pisser … sur le Panthéon…
Un long filet d’urine passe donc sur le bord du Panthéon et chacun notre tour nous pissons.
Voltaire, Rousseau, Victor Hugo, Jean Moulin, et tant d’autres, je pense : « RESISTANCE ».

Un CRS passe et voit la scène, il dit « Quand même, sur le Panthéon, c’est moyen… », l’autre répond, « On ne savait pas ou les faire pisser ! »

Bref, nous embarquons enfin tous dans le bus, nous avons déjà était fouillés trois fois… Direction ? On ne nous dit pas, c’est une surprise !

Les sirènes hurlent, le bus traverse tout Paris.

Nous arrivons ensuite dans le XVIIIe arrondissement de Paris, dans un endroit très bizarre, une sorte de terrain vague parsemé de déchets, comme un parking abandonné. Au fond, il y a pleins de policiers, c’est une ambiance un peu étrange, qui rappelle une certaine autre époque…

Ce lieu est appelé par la police le « Centre de tri ».

OK

Nous sommes appelés un par un, puis rangé dans différents parcs : Ceux qui n’ont pas de papier, ceux qui ont leurs papiers, ceux qui ont été vérifiés.

Fouille encore, contrôle d’identité, attendre, ne pas fumer, ne pas boire, ne pas téléphoner.

Nous sortons enfin… 4 heures, en cette charmante compagnie. On ne me fait rien signer. On a juste pris mon nom. Il est écrit sur un papier du ministère de l’intérieur. Je suis aussi étonné de voir qu’ils n’ont pas d’ordinateur.
Nous demandons, à quoi va servir ce papier, un des policiers nous répond, « à rien, c’est juste pour dire qu’on vous a interpellé , après ça passe à la broyeuse ». À rien quoi.

D’accord.

En sortant, nous entendons à la radio et à la télévision « 1200 Black Blocs » plus de « 250 interpellations ».

Nous étions une bonne cinquantaine à être embarqué dans ce bus, soit près d’un cinquième de ce chiffre : 276 interpellations. Un chiffre pour marquer les esprits, un gros numéro pour dire, « il y a eu des débordements. Nous avons interpellé autant de personnes… », pour saluer « le professionnalisme des forces de l’ordre ».

Dans ce bus, aucun de nous n’avions de choses à nous reprocher, aucun de nous n’avait à vivre ces 4 heures d’humiliation et d’exercice de la force…

Je vois quelques jours plus tard dans les médias des « Profils » de black bloc, des profils réalisés à partir de ces interpellations, de nous quoi.

Cela me fait aussi relativiser sur le deuxième nombre : 1200 Black Blocs, qu’est-ce que cela veux dire… Il s’agirait des personnes ayant de quoi couvrir leur visage ? Aujourd’hui, en manifestation, tout le monde s’équipe, on nous a tellement habitué au gaz lacrymogène…1

Une façon de faire peur à l’opinion publique, un moyen pour justifier encore plus de violence policière, d’arrestation sans motif, de moyens démesurée et dangereux.

Tant d’argent gâché, de colère qui gronde, de fatigue morale et physique, d’injustice à cause d’un gouvernement sourd et aveugle, en marche, droit devant, jusqu’au ravin.

Le jeu du chiffre pour montrer leur force, pour cacher l’épuisement, le manque de moyen et la désorganisation des forces de l’ordre…

Des interpellations injustes, pour dire des chiffres, pour empêcher à la pensée de percer : « et si moi aussi, je n’étais plus d’accord ? ».

Tant de chiffres sont à remettre en question… Nombre de manifestants et d’interpellations ?Baisse du chômage ? La dette du pays ? Le PIB ? Le coût de tel ou tel statut ? La côte de popularité du gouvernement ? …
Il existe tellement de façon de tricher sur les nombres.

Et sinon, pourquoi nous parlons si peu des chiffres qui tachent, de ces mesures qui font perdre tant d’argent a notre cher gouvernement : 3,2 milliards d’euros de pertes suite à la suppression de l’ISF, 1,3 milliards d’euros de réduction fiscale sur les revenues sur le capital, 1,2 milliard d’euros de perte sur l’impôt sur les sociétés, au moins 800 millions d’euros suite à la suppression de l’exit taxe (et 2,5 milliards d’euros de créance)

Puis on nous dit, il faut faire des économies. On ne cherche pas l’argent là où il est et on s’attaque aux aides sociales, APL, bourse étudiante, allocation handicapé… Et on se fait arrêter comme si nous étions des criminels pour avoir osé exprimer notre désaccord, puis relâché comme si rien ne s’était passé… Tout ça pour découvrir que ce n’était qu’une stratégie pour acheter cinq minutes de silence de plus… Jusqu’où irons-nous ?

Lorsque les médias nous racontent que les Français vont partir en vacances, que le chômage est en baisse, que nous vivons une reprise économique, à quel prix et pour qui ?

Rousseau, Voltaire, Jean Moulin, et les autres, je tenais à m’excuser d’avoir pissé sur vos
tombes… Nous vivons une période étrange, nous avons besoin de lumière, on pense à vous !

Un des 276 interpellés du 1er mai 2018.

1 : Par ailleurs, il me semble bon de rappeler que le gaz lacrymogène est autorisé pour la police, mais interdit par la convention sur l’interdiction des armes chimiques, signés et ratifiés par l’État français, l’armée n’est donc pas autorisé à utiliser ce gaz… http://www.regards.fr/web/article/pourquoi-il-faut-interdire-le-gaz