Depuis des milliers d’années, le monde est régi par les hommes. Les règles qui instituent le droit de propriété sont établies selon des distinctions de classe entre les hommes – et entre les hommes uniquement.

Pour corriger ces inégalités, nous devons absolument abolir les règles élaborées par les hommes, afin d’instaurer l’égalité entre les êtres humains, ce qui signifie que le monde doit appartenir de manière égale, aux hommes et aux femmes. Cette égalité ne peut pas s’accomplir sans la libération des femmes.

– Le système social en Chine a mis en esclavage les femmes et les a contraintes à la soumission depuis plusieurs milliers d’années. Dans les temps anciens, les hommes ont acquis le droit de propriété sur les femmes dans le but de les empêcher d’être réclamées par d’autres hommes. Ils ont créé des institutions politiques et morales, avec la priorité de séparer les hommes des femmes. Cette différenciation entre les hommes et les femmes, était un des principes majeurs au ciel et sur terre. Les hommes ont alors confiné les femmes dans les pièces intérieures de la maison et leur ont interdit de franchir ces frontières.

Le Livre des Rites(1) déclare « Lorsque qu’une tante mariée, une sœur mariée ou une fille mariée rend visite à sa famille, aucun des frères de la famille ne doit s’asseoir avec elle sur la même natte, ni manger dans le même plat. » Il est dit également concernant le mariage : « que les hommes et les femmes ne doivent pas connaître leurs noms respectifs sans l’intervention d’une entremetteuse. Tant que les cadeaux de mariage n’ont pas été reçus, il ne doit y avoir ni communication ni affection entre eux. » Boji, de l’état de Songa dit « Une femme ne doit pas s’aventurer seule, la nuit, sans la compagnie de son précepteur ou d’une dame de compagnie plus âgée. » Le lettré confucéen, Zheng Xuan(2) a écrit : « Une femme ne doit pas se sentir intéressée par le monde extérieur. » C’est ainsi qu’ils établissent la distinction hommes – femmes. Lorsque les gens décrivent la période de prospérité en Chine, ils parlent invariablement « des chemins différents empruntés par les hommes et les femmes ». Que signifient ces chemins différents, si ce n’est un cas extrême de discrimination ?

Dans l’ancien temps, la séparation du dedans et du dehors a d’abord été instituée pour prévenir les affaires de mœurs. Mais elle a conduit à une situation où la responsabilité d’une femme tout au long de sa vie a été restreinte à la double tâche d’élever les enfants, de gérer la maison et rien d’autre. Ces tâches ont été laissées aux femmes tandis que se répandait la croyance que les enfants étaient l’incarnation de l’âme, et que chez l’homme la technique pour défier la mort résidait dans la perpétuation de sa propre semence.

Le système socio-économique en Chine considère les enfants et les petits-enfants des hommes comme leur propriété, ce qui explique pourquoi les hommes font état de la multiplication de leur descendance comme d’un signe de richesse. Les hommes tirent avantage du système socio-économique et des enseignements moraux qui les encouragent à donner libre cours à la satisfaction de leurs désirs sexuels, pendant que les femmes ne sont rien d’autre que des instruments pour fabriquer et nourrir la semence humaine. Plus encore, les hommes chinois ne se donnent pas la peine d’exécuter les petites tâches, et attendent des femmes qu’elles prennent soin de tous les détails dans la gestion de la maison. Elles sont à leur service et doivent travailler dur pour eux, consacrer toute leur vie à élever les enfants, et à entretenir la maison.

Jusqu’à quelle époque est-il possible de remonter pour trouver les conditions préalables à ce système ? Je suppose que cela a commencé lorsque les hommes ont considéré les femmes comme leur propriété privée. Cela peut également s’expliquer par le fait qu’avant les temps modernes, le coût de la vie était bas, et qu’il était relativement simple pour les hommes de trouver un emploi pour nourrir leurs parents et leurs proches. Le revenu, basé seulement sur l’emploi des hommes, pouvait subvenir aux besoins d’une famille de niveau moyen et au-dessus, les épouses pouvaient se permettre de rester à la maison et ne rien faire d’autre qu’élever les enfants et gérer la maison. Cela a encouragé une habitude d’oisiveté et une mentalité d’esclave chez certaines femmes tandis que la plupart des hommes se contentaient de cette situation.

Les hommes appellent leur épouse neiren, « la personne de l’appartement intérieur » ou neizi « celle qui est dedans ». Le mot nei, intérieur est opposé au mot wai extérieur. En gardant les femmes comme leur propriété, les hommes les ont cloitrées à l’intérieur des murs et les ont privées de leur liberté élémentaire. Plus nous nous rapprochons des temps modernes, plus il apparaît que les femmes ne sont pas les seules à avoir été privées de leur liberté. Les hommes aussi ont été privés de leur liberté en prenant à leur charge l’entretien de leurs familles, un homme à lui seul est responsable des coûts relatifs aux soins de sa mère, de son épouse et de la dot de sa fille.(3) Malgré ces difficultés, les hommes obéissent aux lois et rites traditionnels, et restent hostiles à la libération des femmes.

Les familles en dessous du niveau de vie moyen peuvent difficilement être entretenues par le travail d’un seul homme ; les femmes n’ont alors pas d’autres choix que de sortir pour assurer leur propre subsistance. Ces femmes travaillent soit dans les champs soit comme nourrices. Celles qui sont au plus bas de l’échelle sociale se prostituent. Bien que les femmes des classes sociales les plus basses n’endurent pas la souffrance d’être cloîtrées dans leur maison et qu’elles bénéficient de la liberté de leur corps, cette libération n’a rien à voir avec la libération de l’esprit. Inutile de dire que celles qui jouissent d’un minimum de liberté de leur corps, sont les sortes de femmes qui souffrent de la forme la plus éprouvante du travail, de l’exploitation la plus impitoyable et de l’humiliation la plus scandaleuse. Cela est bien affligeant !(4)

Allons plus avant et demandons-nous si la doctrine de la réclusion des femmes dans les maisons peut être efficacement mise en pratique. Les jeunes femmes des familles riches ou dont les ressources sont moyennes, sont supposées être protégées et isolées, mais cet isolement ne peut que conduire au désir et aux fantasmes, tendances naturelles communes à tous les êtres humains. Un homme peut passer des mois et des jours à voyager dans des contrées lointaines, où il peut consacrer toute son attention à sa concubine favorite. Son épouse peut ressentir de la colère mais elle n’osera pas lui exprimer ses sentiments. Son désir sexuel peut couver et brûler, mais il ne peut être assouvi eu égard à l’éthique et aux lois traditionnelles. Lorsqu’il est interdit à une jeune veuve de se remarier après la mort de son mari, sa vie cloîtrée se limite désormais à manger et dormir, rien dans la routine quotidienne de sa vie ne répond au désir de son cœur, rien ne peut l’empêcher de donner libre cours à ses fantasmes sexuels. Si nous considérons la situation des foyers riches, il semble que la dévotion des femmes à un homme soit uniquement théorique. En réalité, elles peuvent avoir plus d’un époux. Dans le cas des jeunes veuves qui ne se remarient pas, elles restent en théorie chastes, mais pas en pratique ; inutile de rechercher des exemples dans des époques éloignées. Récemment, lorsque Wu Yinsun a été promu chef de préfecture, et envoyé à Ningbo et à Shaoxing, son épouse âgée de cinquante ans, a eu une relation sexuelle illégale avec un de ses beaux majordomes, chez elle. Un autre exemple bien connu est celui de la femme de Liang Dingfen, qui avait quelques notions d’éducation. Elle a été séduite par Wei Tingshi et partit vivre avec lui plusieurs années. Les cas de la fille de Sheng Xuanhuai et celui de la femme de Wei Nianci(5) indiquent que la première a eu une aventure illégale après être devenue veuve et que la dernière a donné libre cours à toutes sortes de relations incestueuses avec les membres de son propre clan. Ces transgressions se produisent donc même dans les familles illustres, non ?

Dans les mariages arrangés, ce sont les parents qui prennent toutes les décisions et la jeune femme n’a absolument rien à dire. Lorsqu’une femme n’est pas autorisée à épouser son amant, soit elle recourt à l’évasion comme Zhuo Wenjun(6), soit elle manigance des rendez-vous secrets avec son amant comme dans le cas de Qiu Cuiying(7). Si on effectuait des statistiques annuelles sur le nombre de transgressions sexuelles commises par les femmes d’un district à l’autre sur toute la Chine, on en découvrirait plusieurs dizaines, sans compter les cas inconnus. Les crimes capitaux abominables comprenant les meurtres d’époux et d’enfants sont généralement le résultat de ces circonstances. L’analyse prouve que le confinement des femmes dans les boudoirs ne les empêche pas d’entretenir des relations illicites avec les hommes. Cela est en contradiction manifeste avec l’objectif déclaré de les enfermer à l’intérieur des murs. La conséquence, non recherchée, de ce confinement, comme nous l’avons vu, est d’encourager les femmes à se laisser aller à des fantasmes sexuels, alors que l’intention de départ est de les priver de liberté. En d’autres termes, la prohibition de la transgression sexuelle n’existe que sur le papier ; en pratique, elle encourage la transgression sexuelle.

La raison principale de l’objection des hommes à la libération des femmes tient à ce qu’ils sont préoccupés par le fait qu’une fois leur libération obtenue, cela entraînera la débauche sexuelle. En fait, plus les contrôles sont stricts, plus les femmes auront envie de briser ces contrôles, de sauter sur la plus petite occasion pour trouver un exutoire à leurs fantasmes sexuels. Rien ne sert de cacher un objet, qui avertit précisément le voleur de la valeur de l’objet, attisant ainsi son désir de le voler. La transgression sexuelle des femmes est davantage provoquée par leur enfermement que par leur libération. Cela n’a aucun sens de dire que la libération des femmes conduit par elle-même à la promiscuité sexuelle. C’est parce que les gens en Chine n’ont pas compris cela, qu’ils sont réticents à la libération des femmes. Plus les femmes sont enfermées, plus leur vertu se dégrade et les empêche de développer leur féminité.(8)

En Chine, l’autorité morale qui sous-tend le mariage réside dans les Rites confucéens. En Europe et en Amérique, les mariages étaient dans le passé approuvés par la religion. Plus récemment, dans ce rôle la religion a été dépassée par les institutions légales, et ce système est estimé comme supérieur aux pratiques ayant cours en Chine. On nous dit, premièrement que les individus (en Occident) sont libres de se marier, de divorcer et de se remarier ; deuxièmement, que la monogamie est pratiquée ; troisièmement, que les hommes et les femmes sont éduqués, et qu’ils peuvent se fréquenter dans le même espace social. Lorsqu’on observe superficiellement ce régime, on peut en conclure que les femmes occidentales sont des êtres libérés. Pourtant, à mon avis, ce système a peut-être apporté la liberté physique de leurs corps, mais leur esprit est loin d’être libre. Pourquoi en est-il ainsi ? La libération signifie l’affranchissement (du corps et de l’esprit) de l’esclavage. Le problème avec le système du mariage en Europe et en Amérique est que les individus restent prisonniers de trois asservissements : premièrement, le pouvoir, deuxièmement la moralité et, troisièmement, la loi. On parle de liberté dans le mariage, mais en Europe et aux Etats-Unis, les individus se marient-ils uniquement par amour ?

Ce qui se passe souvent, c’est qu’un homme séduit une femme par sa richesse, ou que la famille fortunée d’une femme conduit un homme à l’admirer et à lui proposer le mariage. La richesse et le pouvoir peuvent inciter les faibles à nouer une telle relation. C’est ce que j’appelle l’asservissement par intérêt personnel et désir de profit. À l’inverse, lorsqu’une femme est issue d’une grande famille estimée influente, un homme peut lui proposer le mariage sans éprouver de désir pour elle, pour profiter du statut et du pouvoir de sa famille afin de grimper dans l’échelle sociale. Il peut arriver qu’un homme d’un milieu social aisé tombe amoureux d’une femme pauvre et qu’il souhaite se marier, mais ce désir peut être contrarié en raison du fossé social et de la préoccupation concernant sa réputation. C’est ce que j’appelle l’asservissement au pouvoir. Qui peut affirmer que le mariage est libre en Europe et aux Etats-Unis ? Le régime de la monogamie plonge ses racines dans l’asservissement à la religion. Il est encadré par la loi et un simulacre de moralité. En Europe et en Amérique, il existe des hommes qui ne se marient pas de toute leur vie et qui peuvent avoir de nombreuses épouses même s’ils ne sont pas mariés officiellement. Dans la relation monogame, qui ne permet à la femme d’avoir qu’un époux, elle peut avoir des relations illégales avec d’autres hommes. De la même façon, un homme n’est autorisé par la loi à n’avoir qu’une seule épouse, mais dans sa vie conjugale, il peut avoir de nombreuses aventures avec d’autres femmes.

Les parquets de danse de la métropole, qui sont peuplés de femmes à la mode, fournissent à la gent masculine et féminine une fine couverture pour leurs relations illicites. Les soi-disant liens de la relation monogame ne sont-ils pas en fait imposés par la loi et blanchis par une enveloppe de moralité ?(9)

Quant à l’égalité entre les hommes et les femmes, il s’agit souvent d’un simulacre. Bien qu’aujourd’hui les hommes et les femmes soient tous éduqués (en Europe et aux Etats-Unis), ils vivent dans un monde dirigé souverainement par les hommes. Les femmes étudient rarement la politique ou le droit et sont complètement exclues de l’acquisition des connaissances dans le domaine militaire ou de la police. Il est vrai que les femmes et les hommes peuvent se fréquenter librement mais lorsque le monde est contrôlé par des gouvernements qui excluent systématiquement les femmes des institutions de l’Etat, la prétendue égalité des genres n’existe que sur le papier.

Libérer les femmes signifie laisser les femmes jouir de droits égaux et partager les fruits de toutes les libertés. Si nous décidions de suivre le modèle des systèmes actuels européens et américains, nous n’obtiendrions qu’une liberté nominale mais non réelle, et nous n’aurions des droits égaux que nominalement. Un simulacre de liberté, privé de la vraie liberté, n’est pas du tout l’égalité. Je prétends que le manque de vraie liberté a conduit au sous-développement de la nature féminine et que l’absence d’une véritable égalité a conduit à l’inégalité en termes de droits de l’homme. Les femmes asiatiques ont été fortement impressionnées par l’avancée des civilisations européennes et américaines. Elles pensent que les femmes européennes et américaines ont déjà atteint leur objectif de libération avant elles et qu’elles jouissent d’une égalité et d’une liberté qui les satisfont. Il n’y a pas de raison qu’à l’âge de la libération des femmes, nos femmes soient satisfaites d’un simulacre de liberté et d’égalité. Je veux qu’elles poursuivent et atteignent la vraie liberté et la vraie égalité !

Depuis l’époque moderne, des appels ont été lancés pour promouvoir la libération des femmes dans la société chinoise. Certains sont des appels actifs et d’autres passifs. Par appels actifs, j’entends ceux qui ont été lancés par les femmes elles-mêmes dans leur lutte pour se libérer. Les appels passifs sont ceux qui sont destinés aux femmes mais ont été lancés par des hommes qui agitent devant leurs yeux, la promesse de la libération. Lorsqu’on examine la situation chinoise, il semble que les appels actifs pour la libération des femmes se font rares par rapport aux appels passifs. Comme les hommes sont davantage motivés, il apparaît qu’ils bénéficieront davantage que les femmes des fruits de ce travail. Il est intéressant de voir que dans le passé, les hommes ont choisi de confiner les femmes dans leurs appartements, et pensaient qu’obéir à ce traitement oppressif était le devoir des femmes. Aujourd’hui, ils changent et n’appellent-ils à la libération des femmes et à un système égalitaire entre les hommes et les femmes ? Quand je réfléchis à ce remarquable retournement d’attitude, je l’explique par les trois raisons suivantes :

En premier lieu, les hommes chinois ont le culte du pouvoir et de l’autorité. Ils croient que les Européens, les Américains, et les Japonais sont les nations civilisées du nouveau monde qui accordent tous à leurs femmes un degré de liberté. En greffant ce système dans la vie de leurs épouses et de leurs filles, en interdisant la pratique des pieds bandés et en les inscrivant dans les écoles pour recevoir une éducation élémentaire, ces hommes pensent qu’ils seront applaudis par le monde entier et auront rejoint les rangs des nations civilisées. Une telle réputation apportera du bénéfice non seulement à eux-mêmes mais aussi à toute la famille, et ils seront considérés comme des précurseurs. Par exemple, lorsqu’un homme amène son épouse et ses filles dans un jardin public où la foule est rassemblée, il souhaite attirer l’attention des gens qui vont s’émerveiller à son sujet dans ces termes : « Ne seraient-ce pas l’épouse et les filles de Untel ? Elles sont certainement plus éclairées que nos femmes chinoises ordinaires. » Mais ma question est de savoir si cette sorte de libération apporte des bénéfices aux femmes elles-mêmes : peut-être que les hommes n’en tirent tout simplement avantage que pour se promouvoir eux-mêmes. J’aurais tendance à penser que ces hommes ne se comportent ainsi que par désir égoïste de revendiquer la propriété de leurs femmes. Si ce n était pas ainsi, pourquoi la réputation d’une femme, bonne ou mauvaise, aurait-elle quelque chose à voir avec eux. L’intention de départ des hommes n’est pas de libérer les femmes mais de les traiter comme leur propriété privée. Autrefois, lorsque les rites traditionnels avaient cours, les hommes se reconnaissaient entre eux, en enfermant les femmes dans les appartements. Lorsque le courant a changé en faveur de l’européanisation, ils ont voulu se démarquer entre eux en promouvant la libération de femmes. Ces hommes souhaitent la libération de la femme en vue de leur propre reconnaissance.

Ces dernières années, le déclin général du niveau de vie des gens a plongé les familles modestes dans le bourbier de la pauvreté ; beaucoup d’entre eux ont fait l’expérience des difficultés à nourrir et loger leurs femmes et leurs enfants. Les hommes ayant la responsabilité de subvenir aux besoins de leurs familles, ont commencé à ressentir cette pression et ont réalisé que laisser les femmes enfermées chez elles, ne leur apporterait pas de bénéfices réels mais au contraire que cela leur coûtait en fait très cher et leur infligerait d’énormes pertes. Maintenant les hommes encouragent les femmes à l’autonomie et prétendent qu’elles ne devraient plus dépendre des hommes pour vivre. Ils leur demandent d’étudier dans les écoles de filles et préconisent que, même au plus bas niveau, l’éducation pour les femmes devrait au minimum comprendre l’artisanat ou les techniques de broderie, de tricot, de couture et de cuisine ; les plus avancées pourraient se spécialiser dans les écoles normales d’enseignants tandis que les plus brillantes recevraient une éducation universitaire et étudieraient des matières professionnelles (comme la médecine ou les sciences). On peut se demander si ce plan d’envoyer les femmes à l’école était conçu dans l’intérêt propre des femmes, ou si le fait de transformer les femmes en enseignantes et en savantes ne visait pas à les aider à alléger le fardeau des hommes. Dans les grandes familles avec de nombreuses bouches à nourrir, ces circonstances ont souvent forcé les femmes à gagner leur moyen de subsistance pour prendre soin des personnes âgées et nourrir les plus jeunes. Si tel n’était pas le cas, les hommes pouvaient partir en voyage, parcourir les contrées lointaines et choisir de ne pas se sentir concernés par la gestion de la famille ; ils dépensaient le budget de la famille avec leurs concubines ou dans les bordels et se laissaient aller à toutes sortes de plaisirs charnels, laissant leurs femmes souffrir de solitude dans la maison. Lorsque les hommes avancent que les femmes doivent se libérer, ils se demandent comment ils pourront en tirer profit. Ces hommes poursuivent leur propre intérêt au nom de la libération de la femme.

Enfin, les hommes chinois considèrent la famille comme leur propriété personnelle et se consacrent prioritairement à la procréation, mais tenir une maison et élever des enfants leur est insupportable. Ils s’en remettent alors à la responsabilité de la femme. Une étude rapide suggère que les écoles de femmes en Chine mettent uniformément l’accent sur le domaine de la gestion des travaux ménagers et les partis politiques modernes soulignent que « l’éducation familiale forme la colonne vertébrale de tous les efforts éducatifs. » Que veulent-ils dire en tenant ce langage ? Ils disent en fait que les femmes barbares sont inférieures aux femmes civilisées dans la tenue de la maison – à savoir apporter des services aux hommes – et que les femmes barbares sont également inférieures aux femmes civilisées dans l’éducation des enfants. Néanmoins, la famille est toujours la famille de l’homme – par exemple, le maintien de l’adoption du nom de famille du père et l’élimination du nom de famille de la mère. Cela montre que les hommes ont encouragé la libération des femmes avec le désir secret de se servir de leur travail afin d’échapper à certaines de leurs responsabilités et d’en profiter. Ces hommes sont à la recherche de leur propre confort sous couvert de la libération de la femme.

Les trois points que j’ai souligné suggèrent que le projet de libération des femmes s’est répandu dans les discours actuels pour servir les intérêts propres de certains hommes. Ils parlent d’aider les femmes à parvenir à leur autonomie ou de les conduire à une existence plus civilisée, mais ces discours vides sur la libération ont pour effet de les soumettre à des conditions de travail encore plus dures.(10) Le système ancien apportait du prestige social aux hommes et rabaissait les femmes en les reléguant à des rangs inférieurs. Mais l’ironie est que les hommes travaillaient plus dur que les femmes. Dans le monde d’aujourd’hui, les femmes partagent avec les hommes le travail dur, et même si les hommes partagent une partie du loisir des femmes, cela n’a aucunement amélioré le prestige social de ces dernières. Pourquoi devraient-elles se réjouir d’être utilisées par les hommes ?

N’étant pas conscientes de la véritable situation, il s’en trouve même pour croire bêtement qu’elles ont une dette envers ces hommes qui leur ont accordé la liberté et qu’elles devraient leur être très reconnaissantes des merveilleuses choses que ces hommes ont faites pour elles. Cette manière de raisonner s’apparente aux arguments de ceux qui, à l’intérieur du régime mandchou, défendent la réforme constitutionnelle. De la même façon que la réforme constitutionnelle utilise l’idée de la constitution et n’a pas l’intention véritable d’accorder des droits à tous les citoyens, le projet masculin de libération des femmes utilise l’idée de la libération sans intention d’accorder de droits réels aux femmes.(11) Je ne suggère pas que les obligations des hommes soient uniquement accomplies par les hommes et ne devraient jamais être partagées avec les femmes, comme je ne suis pas opposée à étendre le droit de vote aux femmes. Tout ce que je veux dire c’est que les obligations des femmes devraient être établies par les femmes plutôt que de leur être imposées par les hommes ; la cause des droits des femmes doit être gagnée par les propres efforts des femmes. Elle ne doit pas être accordée par les hommes. Si nous permettons que le rôle légitime des femmes soit imposé par les hommes, nous renonçons à notre liberté. Si nous nous laissons aller à nous tourner vers les hommes pour entrer dans leurs bonnes grâces, tous les droits que nous obtiendrons de cette manière nous seront octroyés d’en haut. Si nous continuons à être instrumentalisées et à rester des appendices des hommes, nous n’obtiendrons seulement qu’une libération de nom et nos droits ne pourront jamais vraiment nous appartenir. Je prétends que nous, les femmes, devons compter sur nous-mêmes pour jouir de la libération et ne devrions jamais attendre que les hommes soient nos libérateurs. Aujourd’hui, les femmes chinoises attendent toujours que les hommes viennent les libérer. Si nous nous contentons d’un rôle passif, nous ne nous élèverons pas au niveau de la conscience de nous-mêmes. Nous devenons non seulement facilement leur proie, mais en plus nous leur en rendons hommage. N’est-ce pas une honte ?(12) Jusque là, j’ai montré les conséquences non souhaitables du rôle passif que les femmes jouent dans la cause de leur libération. Certaines d’entre elles sont tellement enivrées par l’idée de la liberté et de l’égalité, qu’elles veulent démolir toutes les barrières éthiques et légales. Apparemment, ces femmes semblent s’être libérées, et n’être pas le moins du monde passives, mais je me demande si ces femmes ne se couvrent pas du manteau de la liberté et de l’égalité pour rechercher leur propre gratification et l’assouvissement de leur désir sexuel. Elles interprètent la notion de libération de manière beaucoup trop étroite et croient que la libération signifie simplement une indulgence envers soi-même. Elles ne comprennent pas que la joie de la libération tient au développement du caractère de la femme et qu’en retour cela nous permettra de gagner des droits pour transformer la société. Mais si l’auto-gratification est notre objectif, notre but de sauver le monde sera entravé et rien ne pourra être accompli. Bien sûr, l’amour libre est une exception. Lorsque je regarde autour de moi, il semble que les cas d’amour libre soient extrêmement rares. Ce que j’observe, c’est que quelques femmes libérées se laissent conduire par la passion et que certaines sont séduites par des hommes et tombent dans leur piège. Pire encore, il se trouve des femmes qui tombent amoureuses de leur argent. Elles se prostituent pour obtenir de l’argent, des biens, et recherchent les faveurs des riches. Il n’y a rien de plus dégradant dans le monde que d’exploiter son corps pour le profit(13). Comment pouvons-nous appeler ces femmes des femmes libérées ? L’idée de libération est totalement opposée à l’asservissement. Comment est-il possible pour une femme de refuser l’asservissement tout en acceptant de prostituer son corps ? Lorsqu’on confond la libération avec l’auto-indulgence, une femme ne peut pas penser à autre chose de plus noble que le plaisir sexuel ni se rendre compte qu’elle est peut-être tombée sans l’avoir voulu dans la prostitution. Il s’agit d’une des faiblesses des femmes chinoises(14).

Aujourd’hui, les femmes occidentales sont devenues de plus en plus conscientes des effets nocifs de l’inégalité qui existe entre les hommes et les femmes. Elles attribuent l’inégalité au fait que les hommes s’occupent des affaires politiques alors que les femmes ne s’en occupent pas. Pour cette raison, ces femmes ont décidé de former leurs propres organisations politiques et associations afin de se battre pour le suffrage des femmes. Plutôt que de ressasser des faits d’un lointain passé, laissez-moi mentionner des événements récents. Les femmes finlandaises, par exemple, sont réputées pour leur courage et leurs actions intrépides. Elles ont fondé l’Association des femmes finlandaises en 1884 afin de mobiliser leurs efforts pour la participation des femmes en politique. En 1898, tout le pays a mis la distinction et la hiérarchie des genres de côté alors qu’elles se jetaient dans la résistance contre l’Empire russe. Le mouvement a rapidement évolué en lutte violente et dure jusqu’à aujourd’hui. En Finlande, dix-neuf femmes ont été élues au Parlement, ce qui est inédit dans le monde.

À côté des femmes finlandaises, on trouve les femmes de Norvège, où la lutte féministe s’est focalisée sur le suffrage universel. Le Parlement norvégien a mis en place des limites au droit de vote des femmes, en stipulant que les femmes en dessous de 25 ans et en dessous d’un seuil de revenu imposable, n’avaient pas le droit de voter. Malgré ces conditions, plus de trois cent mille femmes en Norvège ont obtenu le droit de vote. En Grande-Bretagne, les femmes ont souvent été en conflit avec les forces de l’ordre au Parlement ; en Italie, les femmes ont formé de larges alliances pour se battre pour le suffrage universel. Cela montre les capacités développées des femmes occidentales. Mais, selon moi, les politiques parlementaires ont été à l’origine de beaucoup d’inégalités dans le monde et les femmes qui recherchent le bonheur doivent viser les racines de l’injustice sociale. Je doute que la lutte pour le suffrage des femmes puisse apporter une transformation radicale de la société.

Prenons l’exemple norvégien. Le Parlement limite le droit de vote des femmes en établissant une limite d’âge et un seuil de paiement annuel d’impôts. Bien que certains puissent défendre la valeur de la limite d’âge, le critère de paiement d’un certain niveau d’impôt indique que ceux qui paient des impôts sont des propriétaires. Les contribuables riches viennent de l’aristocratie, de familles aisées, ou de familles aux revenus moyens et au dessus. Pourquoi le droit de vote des femmes devrait-il être concentré entre les mains de quelques femmes riches ? Ma vision de l’égalité des genres est qu’elle implique l’égalité chez tous les êtres humains, la perspective que les hommes n’oppriment plus les femmes, mais aussi que les hommes ne soient plus opprimés par les hommes, et que les femmes ne soient plus opprimées par d’autres femmes. Si l’égalité des genres signifie simplement qu’une minorité de femmes peut prendre part aux affaires politiques pour maintenir l’équilibre du pouvoir avec une majorité d’hommes qui occupent des postes politiques, nous devons essayer d’expliquer comment cela se passe entre les hommes. Dans le monde des hommes aujourd’hui, une différence existe entre les hommes qui dirigent, et les hommes qui sont dirigés. La majorité de ceux qui sont gouvernés dans le monde des hommes réclament une révolution. Pour ce qui concerne l’idée du partage du pouvoir entre les hommes et les femmes, la plupart des gens semblent croire que si parmi les hommes, certains détiennent le pouvoir, il devrait y avoir aussi des femmes qui détiennent le pouvoir. Mais les femmes souveraines aussi puissantes que la reine Victoria de l’Empire britannique, ou l’impératrice Lü Zhi et l’impératrice Wu Zetian de l’histoire dynastique de Chine ont-elles apporté le moindre bénéfice à la majorité des femmes ? Une minorité de femmes détenant le pouvoir ne suffit pas à sauver la majorité des femmes. Dans le cas de la Norvège, par exemple, les quelques femmes aristocratiques qui occupent des fonctions politiques, agissent très peu pour apporter des bienfaits à la population en général. En tant que représentantes des femmes de la haute société, ces femmes ont acquis des droits politiques et aident les hommes de la haute société, ce qui produit un effet encore plus néfaste. Si leur travail législatif soutient uniquement les femmes de la haute société, la souffrance des femmes de condition inférieure augmente. La Norvège n’est pas le seul pays où cela s’est produit. Un bon nombre de femmes en Australie ont été amenées à participer au gouvernement politique. Mais ont-elles essayé d’améliorer les conditions des femmes travailleuses ? Et lorsque les femmes de la classe des travailleurs ne participent pas au vote, où est l’égalité des sexes ?

Si nous passons du suffrage limité au suffrage universel, il semble que nous pourrions arriver à une législation plus équitable. Mais je ne peux que remarquer qu’un grand nombre d’hommes en Europe et en Amérique ne jouissent pas du suffrage universel et que l’électorat est essentiellement formé des classes possédantes. Tant que les riches contrôlent le niveau de vie de base des pauvres, les pauvres sont contraints de s’insinuer dans les bonnes grâces des riches. Ne s’agit-il pas de plus d’un monde uniquement masculin ? Tandis que les pauvres, qu’ils soient des travailleurs ou des serviteurs, sont majoritairement des femmes et les femmes dépendent des riches pour se nourrir et se vêtir. Comment pouvons-nous être sûrs que les femmes de la classe des travailleurs ne voteraient pas en fonction des désirs des femmes riches dont leur vie dépend ? En suivant le chemin des pays où le suffrage universel existe, et où les députés sont choisis parmi les nouvelles classes, on peut prédire que cela se produira aussi lorsque les femmes participeront au suffrage universel. Il y a peu de doute que les députées viendraient de la haute société. Mes exemples montrent clairement que l’inégalité plonge ses racines dans le système de représentation en lui-même.

Certains pourraient s’empresser de faire remarquer que le mouvement des femmes en Finlande a été largement conduit par les gens ordinaires. Comme le montre la première femme élue députée, les femmes qui viennent occuper des postes politiques ne devraient jamais jouer le rôle d’assistantes des hommes, ce qui perpétue les inégalités sociales. Tant que les intérêts des femmes sont concernés, il semble raisonnable que les députées servent une majorité de femmes. Mais, la réalité semble contredire cette assertion. Au début de la Révolution française et de la révolution américaine, les révolutionnaires idéalistes ont voulu renverser la Couronne pour établir une République. Ils ont crû que l’Assemblée parlementaire (française) ou que le Congrès (des EU) avaient été créés par le peuple, et que pour cette raison, ils ne s’engageraient jamais dans une politique de domination. Les représentants élus du peuple ont suivi leurs promesses et se sont efforcés d’aider le peuple et de s’opposer aux dictatures. Ils ont lutté courageusement et admirablement en faveur du bonheur du peuple, et leur pouvoir de résistance n’était absolument pas inférieur à celui des femmes finlandaises. Toutefois, avec le temps, les politiques des représentations parlementaires ont commencé à s’éroder et à devenir une force oppressive. Leurs difficultés ont été profondément ressenties et révélées par les manifestes des Sociaux démocrates et par un grand nombre de publications d’opposition des mouvements des travailleurs. Il est clair que dans les récentes années, les membres du gouvernement sont devenus la force la plus oppressive en France et aux Etats-Unis et ont empiré par rapport aux partis du peuple du passé. Les forces progressives, après avoir rejeté la Couronne et donné au peuple le pouvoir de participer aux politiques nationales sont devenus le double exact de ce à quoi elles s’opposaient. Cela montre que l’oppression est condamnée à apparaître là où le pouvoir naît, tant que la domination de l’homme n’est pas abolie. On doit souligner le courage admirable des femmes finlandaises membres du parlement. Mais je crains qu’il ne faille que quelques décennies pour que leur dépendance absolue à des politiques de représentations parlementaires ne transforme les femmes élues en oppresseurs des femmes d’une manière générale. L’image que nous renvoient la France et des Etats-Unis nous aide à comprendre ce processus.

Certains peuvent également remarquer comment les femmes européennes et américaines contemporaines ont rejoint le Parti Socialiste pour promouvoir le suffrage des femmes, et en conclure que le suffrage des femmes est en train de devenir une tendance mondiale. Cette idée dérive de la présomption selon laquelle si on garantit le droit universel des femmes à voter grâce à l’aide des Socialistes, la majorité des femmes peuvent espérer obtenir la liberté. Mais cette affirmation est difficile à étayer. Les socialistes ont insisté sur la nécessité d’être représentés au Parlement et leur mouvement politique a obtenu le soutien des citoyens ordinaires. Les Socialistes ont exercé leur emprise sur la classe des travailleurs et ont été largement qualifiés pour être élus députés, ils ont même obtenu la majorité, (comme cela a été le cas en Australie cette année.) Avant d’être élus, les socialistes ne se sont-ils pas engagés à réformer l’ordre économique en s’opposant aux intérêts des riches, et en recherchant la libération au nom de la majorité des citoyens ordinaires ? Maintenant que les membres du Parti Socialiste ont rejoint les rangs des représentations parlementaires, et que plus d’un a été élu, ils ont enfin eu la possibilité de promouvoir les intérêts du peuple. Mais regardons ce qui est arrivé.

Les classes laborieuses se sont retrouvées prises dans le même système salarial, elles se sont retrouvées asservies par les riches et elles souffrent de la même exploitation qu’avant. La participation accrue aux politiques électorales a renforcé la mainmise d’un Parti politique et permis au Parti Socialiste de manipuler les politiques comme ils voulaient. On aurait pu espérer que la mise en œuvre des réformes soit moins redoutable qu’avant. Cependant combien de temps sommes-nous censés attendre avant que l’objectif de la réforme soit atteint ? Les réalisations du Parti Socialiste ont montré que l’entrée victorieuse au parlement ne garantit pas le bien-être de la majorité des pauvres. De même, on ne peut pas espérer que les femmes du Parti Socialiste travaillent au nom de la majorité de la classe laborieuse. Ce qui peut se passer, c’est qu’une poignée de femmes gagnera le titre vide de représentante politique et rien de plus. Ceux qui se bercent d’illusions peuvent penser que la libération des femmes doit être précédée de leur participation à la représentation parlementaire. Lorsque nous examinons la situation des pays où le Parti Socialiste a accédé à la représentation parlementaire, nous devons nous demander si les masses laborieuses ont bien été libérées comme on le leur avait promis. Cela pourra fournir une preuve supplémentaire car à peine les socialistes se jettent dans cette politique que leur but original cède aux politiques consistant à flatter les citoyens ordinaires au dessous d’eux, et recherchent les faveurs de ceux qui sont au pouvoir, au dessus d’eux. Ils tirent avantage du vote majoritaire de la population pauvre pour leur propre compte et peuvent rarement éviter d’être impliqués dans des politiques insidieuses. Pourquoi les femmes seraient-elles une exception ?

Il est clair que des réformes fondamentales doivent être introduites pour que la majorité des femmes accèdent à l’égalité universelle. Mieux vaudrait renoncer à la lutte pour le suffrage universel afin d’éviter de prêter main forte à une petite minorité de femmes qui pourraient accéder à des fonctions politiques. La majorité des femmes a toujours été opprimée par deux forces majeures dans le monde : d’un côté le gouvernement/l’Etat, d’autre part les hommes. Aujourd’hui, les femmes sont soumises à une troisième force, c’est celle des femmes de la haute société qui leur inflige une forme d’oppression supplémentaire. Même si l’oppression n’est pas trois fois plus forte, les femmes de la haute société en tirent aussi des bénéfices. Et qu’y gagne la majorité des femmes ? Est-ce à cela que doit aboutir le mouvement de la libération des femmes ?

Lorsque le mouvement pour le droit de vote des femmes a d’abord commencé en Finlande, les femmes ont mené campagne pour leur cause, elles ont levé des fonds, diffusé des tracts ; elles ont fait des tournées dans les villages et condamné l’oppression sociale. Celles qui ont suivi leur enseignement, se sont lancées dans l’action et se sont dévouées à la cause sociale. Ces femmes ont risqué leur vie dans la lutte pour la liberté. Certaines ont travaillé comme agent infiltré, tandis que d’autres attaquaient ouvertement l’État. Les assassinats et les soulèvements violents à cette époque-là n’étaient pas rares. Elles défiaient le danger d’être exilées en Sibérie ou condamnées à la prison à vie. Par leur courage exemplaire et leur audace, les Finlandaises ont été à l’avant-garde des Européennes et des Américaines. Si elles avaient persévéré dans leur lutte, elles auraient pu opérer des changements fondamentaux dans la société et renverser complètement le règne des hommes et la domination masculine. Mais lorsqu’elles se sont rendu compte des difficultés pour atteindre leur but, elles ont commencé à développer à la place une confiance dans la représentation parlementaire avec un seul objectif, celui d’obtenir l’égalité des droits pour les femmes. Il n’y a aucun doute que ces femmes savaient comment s’opposer au règne violent de l’aristocratie et de l’État, mais elles n’avaient pas les moyens de se libérer de ce carcan. C’était stupide de leur part de commettre une telle erreur politique. Mon espoir le plus cher est que les femmes du monde ne considèrent pas les Finlandaises comme leur unique modèle.

En résumé, la question de la libération des femmes est de permettre à chacune des femmes de partager les joies de la liberté. Le débat actuel sur la libération des femmes est : premièrement, l’indépendance professionnelle pour les femmes, deuxièmement, l’égalité des droits des femmes pour participer à la vie politique. Ce qui n’est pas clair, c’est la soi-disant indépendance professionnelle, est-elle une indépendance individuelle ou collective pour les femmes ? Si une femme mène à bien individuellement son indépendance professionnelle, il n’en découlera pas nécessairement la même indépendance chez la majorité des femmes ; si au contraire, il est fait référence à l’indépendance professionnelle des femmes de manière collective, il serait plus approprié de parler d’asservissement professionnel ; étant donné l’organisation de l’économie actuelle, une poignée de riches monopolise les moyens de production, pendant que le chômage des citoyens ordinaires s’accroît de jour en jour, alors que la profession des femmes peut être dite indépendante, cette soi-disant indépendance signifie seulement leur soumission à l’exploitation économique. Comment les femmes peuvent-elles obtenir leur liberté et leur libération dans ces circonstances ? C’est pourquoi, plutôt que d’insister sur la voie par laquelle l’indépendance professionnelle peut conduire à la libération des femmes, il est préférable de suggérer que les femmes soient libérées une fois seulement la propriété collective établie. Même chose pour l’égalité des droits, nous devons comprendre que les hommes détiennent leurs droits depuis des siècles et que ces droits ne peuvent pas devenir égaux pour tous dans la précipitation. Même si l’égalité des droits pouvait être réalisée, cela ne permettrait pas à chacun de participer de manière égale à la politique. En effet une petite minorité de femmes à des postes politiques occuperait des positions de domination. Elles dirigeraient une majorité de femmes sans pouvoir et ainsi non seulement, la disparité entre les hommes et les femmes perdurerait, mais de surcroît une disparité émergerait parmi les différentes classes de femmes. Est-il envisageable que la grande majorité des femmes qui ont rejeté la domination des hommes, se soumettent à la domination d’autres femmes ? Donc plutôt que d’arracher le pouvoir aux hommes, les femmes modernes devraient plutôt essayer de renverser la domination des hommes en obligeant ces derniers a renoncer à leur privilèges et leur pouvoir, à devenir humbles, afin que les hommes et les femmes puissent réaliser l’égalité selon les termes des femmes.

Selon mon point de vue, l’objectif ultime de la libération des femmes est de libérer le monde de la domination des hommes et des femmes. C’est là que se trouve la réforme fondamentale : comment ne pas permettre que la lutte pour le suffrage universel, tel qu’il est mentionné dans la représentation parlementaire, limite nos efforts ? Je serais très heureuse de voir que les femmes renoncent à leur désir de se mobiliser pour les lois du gouvernement, et commencent à regarder vers une éventuelle abolition du gouvernement.

 

NOTES

(1) Un des 5 classiques du canon confucéen, exposant les principes éthiques de la vie sociale et individuelle. (NdT)

(2) (127-200) Commentateur influent des classiques confucéens de la fin de la dynastie Han. (NdT)

(3) En raison de leur oisiveté, certaines femmes se perdaient dans la vanité et dépensaient beaucoup plus d’argent que les hommes dans des soins extravagants. La situation s’est aggravée avec les exigences des rites traditionnels comme la cérémonie du mariage. Des milliers de pièces d’or furent dépensée dans l’apparence et la futilité, même les familles pauvres essayaient d’imiter ces pratiques. Un nombre immense de familles de la province du Fujian et du district de Jinde de la province de l’Anhui ont été réduites à la misère pour marier leurs filles. Le mari a du ressentiment envers son épouse, comme le père envers sa fille, pour les mêmes raisons. Ces hommes réagissent au même fardeau.

(4) En ce qui concerne la réclusion, les femmes japonaises semblent jouir de davantage de liberté que leurs compagnes chinoises, mais elles souffrent davantage, en réalité, de l’oppression. Elles sont chargées des tâches les plus dures, dégradantes et humiliantes.

(5) Wu Yinsun (1851-1920) lettré et fonctionnaire de la ville de Yangzhou ; Liang Digfen (1859-1920) haut fonctionnaire, membre de l’administration du vice-roi Zhang Zhidong ; Weng Tingshi (1856-1904) poète renommé ; Sheng Xuanhuai (1844-1916) industriel et fonctionnaire de haut rang ; Fei Nianci (1855-1905) poète et lettré. (NdT)

(6) Zhuo Wenjun (2e siècle avant JC) poétesse chinoise qui veuve s’est enfuie avec le poète Sima Xiangru. Le poème Baitou Yin (Chanson des cheveux blancs), qui se plaint de l’inconstance amoureuse masculine, lui est attribué. (NdT)

(7) Héroine de la Biographie de Yingying de Yuan Zhen (9e siècle), récit de la passion contrariée entre un jeune lettré et la fille d’un haut dignitaire. (NdT)

(8) Si certaines femmes chinoises partagent le même raisonnement erroné au sujet de la libération, ce n’est pas parce qu’elles sont naturellement heureuses d’être cloîtrées, mais parce qu’elles sont prisonnières de leur foi aveugle dans l’éthique traditionnelle et les lois.

(9) Ainsi, le mariage de la reine Victoria à un prince allemand ne l’a pas empêchée d’avoir une aventure avec son palefrenier. Chez les aristocrates allemands, britanniques et russes et autres membres des familles aristocratiques, les hommes ont presque tous eu des liaisons extra-conjugales.

(10) Les femmes souffraient de réclusion, mais leur corps avait davantage de plaisirs. Aujourd’hui, les femmes deviennent plus libres, mais elles doivent accepter les obligations du travail. En fait, leur situation est plus dure, car leur corps est soumis désormais à des charges de travail plus lourdes.

(11) Les constitutionnalises du régime mandchou présentent leur pays comme une nation civilisée tout en essayant de gagner le soutien du peuple pour obtenir des financements. Leurs arguments ressemblent à ceux des hommes qui prônent la libération des femmes dans leur propre intérêt.

(12) Aujourd’hui, certains hommes écrivent dans les journaux et les revues des articles pour promouvoir la libération des femmes. Il semble que ce soit par simple curiosité ou par intérêt personnel, mais pas par amour de la femme.

(13) La honte de la prostituée ne vient pas de ce qu’elle a des rapports sexuels avec beaucoup d’hommes, mais de ce qu’elle vend son corps pour de l’argent. Les femmes qui utilisent leur corps par intérêt ne sont pas différentes des prostituées.

(14) La pratique ancienne de la réclusion des femmes peut expliquer qu’elles se soient précipitées dans la liberté sexuelle ; les hommes enclins à la débauche ont pu transmettre cette tendance à leurs filles.