Les remontrances culpabilisantes et les stratégies de justification manichéenne qui émanent des gestionnaires du mouvement social ont tenté de moraliser la question de la violence. La question de la violence n’est pas affaire de moralité, mais bien de stratégie. Demandez aux services d’ordre de la CGT.

Nous vous épargnerons les vulgaires soupçons d’infiltration du cortège par la police. On n’a pas eu besoin d’un fonctionnaire infiltré pour ouvrir le bal. S’il y a un contexte qu’il faut rappeler pour saisir l’importance du rapport à la police pendant ce mouvement, c’est la longue phase de promo des keufs depuis l’État d’Urgence associée à une recomposition nationaliste exclusive et excluante, autant dans les discours que dans les faits. Cette période de la chasse à ceux qui ne sont pas « Charlie » n’a pas su résister au conflit déclenché par la loi Travail. Le conflit de classe a dissipé les illusions d’une unité française par et pour la bourgeoisie, tout en laissant une corporation de flics gonflés à bloc.

Moins de carotte, plus de tonfas…

Le nouveau cycle de luttes annonce une intervention policière débridée contre les mouvements sociaux « classiques », à l’image de la gestion des mouvements de prolétaires opérant en périphérie des centres bourgeois, comme ça a été le cas à Aulnay-sous-Bois à travers l’utilisation de balles réelles et le positionnement de snipers par les forces de l’ordre. En gros, il y aura moins de carottes (la terre n’est plus fertile) et plus de tonfas (le pétrole n’est pas cher).

Si l’on prend en compte la déconnexion entre les partenaires sociaux, seuls participants aux instances de dialogue gouvernemental, et le reste du mouvement, on peut parier gros sur la matraque à gogo lors des prochaines sorties contre-insurrectionnelles, les syndicats n’étant plus en mesure d’assurer une partie du maintien de l’ordre. Ainsi, dans les prochaines luttes auxquelles on va participer, il y a de fortes chances que le premier interlocuteur soit la Police (le second étant la Justice, le troisième l’Administration Pénitentiaire) et, à ce titre, l’expérience de l’affrontement lors du mouvement a été forte de conseils et d’indices.

Une lutte qui remet en cause, y compris seulement en une infime partie, l’ordre social capitaliste (à travers une intervention concrète contre l’exploitation, la propriété privée, la « neutralité » de l’espace public ou encore le monopole étatique de la violence légitime) connaîtra la répression. C’est en partie grâce à ce curseur que l’on peut évaluer le caractère subversif d’un mouvement, notamment celui contre la loi Travail. Si la centralité de la manifestation fait partie intégrante des mesures répressives instaurées par l’État, l’utilisation du flashball, de la fouille, des grenades de désencerclement ou de la nasse fait partie des techniques qui s’y pratiquent logiquement.

Des stratégies contre l’encadrement policier.

Faire foule puis faire feu. Face à cet état de fait, plusieurs fractions des cortèges ont su mettre en place des stratégies d’action malgré l’étau. Tout d’abord, à la banalité de l’encadrement policier d’une manifestation, les « cortèges de tête » ont répondu par le harcèlement de celui-ci, jusqu’à imposer une distance de sécurité aux forces de police et une incapacité (encore trop limitée) d’intervention et d’interpellation par les éléments mobiles, civils ou BAC.

L’utilisation de banderoles renforcées en bloc, destinées à tenir une charge, à mettre en échec les tirs de flashball, à offrir un espace de protection, un point de repli, à permettre de s’y dissimuler ou encore de s’y changer est une technique qui a fait ses preuves. Cette technique rejoint les consignes liées à l’habillement (couleur sombre, moins repérable), à la protection individuelle (coquilles, plastrons, lunettes de piscine, masques à gaz, lunettes de squash, etc.) et au comportement à tenir en garde à vue (se taire et refuser la comparution immédiate), c’est-à-dire une autodéfense collective qui absorbe les individualités. Avec des street medics (équipes médicales) et des legal teams (équipes juridiques) qui assurent le suivi des blessés et des interpellés.

A contrario, le manque d’organisation entre les multiples petits groupes et personnes présents dans cet espace du cortège a limité la possibilité d’une défense collective. On finit par vouloir avant tout s’en sortir, soi-même ou son petit groupe. Personne n’a posé la nécessité d’empêcher massivement les arrestations, de venir nombreux équipés de casques et de bâtons (drapeaux) pour empêcher les incursions policières. Cette impossibilité peut tout à fait relever de l’incapacité matérielle à déployer ce type de techniques dans le cadre de manifestations cadenassées. Il faut seulement la voir comme un possible devenir dans de nouveaux cadres à inventer.

À partir de ces quelques dispositifs d’autodéfense, le cortège a trouvé assez de liberté pour fracasser les vitrines des marchands, les publicités, et, surtout, inscrire une ambiance politique sur son passage1. Et c’est ce bruit, cette consistance2, qui a conduit les directions syndicales à faire le sale boulot de flic à certains endroits, sans en avoir, a priori, les capacités. À Paris, l’échec de la dispersion du cortège de tête et son renforcement par certains syndiqués refusant les logiques de division leur ont cloué le bec.

Si la banalisation de l’affrontement est un processus chronologiquement déterminé, le mouvement n’a pas su dépasser la phase d’initiation. Une spécialisation qui a peu à peu, selon nous, évincé la multiplicité des stratégies du mouvement social pour tomber dans le face-à-face attendu. Au sein du cortège de tête, une unité semblait s’être créée autour de la haine de la police. Unité que le slogan « Tout le monde déteste la police3» est venu consacrer. Mais nos expériences quotidiennes sont trompeuses. Et si les keufs cachaient la forêt ? C’est une barrière matérielle et symbolique pour la protection de l’ordre. L’ordre en question, celui des patrons, on a plus de mal à l’identifier. Les patrons sont de moins en moins atteignables, se cachent derrière la police quand on prend les devants ou disparaissent dans le long organigramme de notre exploitation.

Ne plus avoir les patrons à portée de poing et avoir leurs chiens constamment à nos trousses, c’est fait pour cristalliser nos oppositions sur la barrière « Flics », qui gère tranquillement la foule. Mais, même si la police a toutes les raisons de se prendre une dérouillée, il faut apprendre à combiner, comme pour les paris sportifs. La limite ne tenait donc pas tant à l’aspect antikeufs qu’à notre incapacité à partir de nos situations respectives pour y intervenir collectivement, diffuser le mouvement dans le monde réel, acceptant ainsi une séparation sous forme de manifestations spectacles dont nous étions les acteurs consentants.

« No phone zone »

Le rapport à l’image a ainsi accordé une place de choix aux charognards en Gopro dans les cortèges, impliquant des soucis de sécurité extrêmement lourds, comme l’exploitation des vidéos par les keufs. Mais il ne s’agit pas que des journaleux. Tous ceux qui veulent faire le buzz, qui balancent des vidéos sur Twitter et Periscope, doivent comprendre dans quel type de travail ils s’investissent. Nous devons sincèrement reposer la question des « No phone zone ». Un cache-cou, ça peut tomber. Et on peut tomber ensuite. #ÀbasLaSociétéSpectaculaireMarchande. La radicalité d’un mouvement, à travers la remise en cause de plusieurs piliers de la vie sous le capital, y compris les nôtres, et le dépassement de certaines limites présentes dans la lutte ne se vérifient pas aux seuls affrontements y intervenant.

Nous n’allons pas dire : « Ce qu’il manquait à ce mouvement, c’est la Révolution. » Seulement que la forme « avant-première » des logiques actuelles de confrontation directe avec l’État et ce qu’il garantit nous ouvre l’appétit comme elle nous laisse sur notre faim.

La suite lundi, avec la troisième partie, «  Quoi ma gueule? 2.0 »