« Ce n’est pas entre violence et non-violence que passe la grande différence, mais entre avoir ou ne pas avoir le goût du pouvoir. » (Orwell, 1940)

Nous avons diffusé l’année dernière un petit texte sur le Black Bloc et la diversité des tactiques. Ce texte nous semble toujours pertinent : (i) plusieurs actions sont déjà programmées pour ce mois de mars (au moins les 17, 22 et 31 mars), (ii) plusieurs terrains de lutte subissent actuellement des dérives autoritaires (comme la ZAD de NDDL, voir ici et ). Nous souhaitons proposer ici une version sensiblement remaniée de ce premier texte.

Contexte

Le Black Bloc (BB) a pu être désigné comme la conséquence d’une misère intellectuelle et tactique. Plus précisément, l’action directe dans le contexte d’une manifestation serait l’expression (i) au mieux d’un manque de compréhension des enjeux sociopolitiques et plus largement des déterminants du changement social, (ii) au pire d’un « individualisme anarchiste forcené ». Ce texte a vocation à rappeler ou éclaircir un certain nombre de points :

-*     l’action directe au sein d’un BB est un choix tactique raisonné ;
-*     les actions des BB n’entretiennent aucun lien avec la violence ;
-*     le principe de « respect de la diversité des tactiques » est l’une des pierres angulaires de la tactique BB ;
-*     rares sont les luttes sociales favorables à la diversité des tactiques.

Black Bloc et action directe

Initié en Allemagne au début des années 1980, repris et développé en Amérique du Nord à la fin des années 1990, en Europe au début des années 2000, durant le Printemps arabe (notamment en Égypte), en Turquie, en Iran durant l’hiver 2017-2018, en Amérique latine et dans différents pays asiatiques, le BB est un outil tactique recouvrant plusieurs objectifs et pratiques. Il permet, entre autres choses, de signaler la présence d’une critique radicale du capitalisme et de l’état libéral, de porter atteinte aux infrastructures incarnant ou contribuant à la domination, et/ou d’inscrire dans l’espace urbain un message anticapitaliste/anti-autoritaire. Loin d’être l’expression d’un « folklore anarchiste occidental » porté par seulement quelques micro-collectifs, le BB est une pratique collective complexe s’ancrant dans une stratégie plus globale d’action directe.
Ces trois dernières décennies ont vu se multiplier les appels internationaux à l’action directe. L’Action Mondiale des Peuples (réseau anticapitaliste fondé en 1998 et proche des rebelles zapatistes) appelait par exemple – il y a presque 20 ans maintenant ! – à adopter une « attitude de confrontation [contre l’idée que] le ‘lobbying’ puisse avoir un impact majeur sur des organisations à tel point partiales et antidémocratiques », et à avoir recours « à l’action directe et à la désobéissance civile […] mettant en avant des formes de résistance qui maximisent le respect pour la vie et pour les droits des peuples opprimés, ainsi qu’à la construction d’alternatives locales au capitalisme mondial ». Les objectifs et pratiques d’un BB s’inscrivent pleinement dans un tel appel.

Black Bloc et violence

La littérature scientifique sur l’agression humaine propose comme définition de la violence tout comportement intentionnel d’agression dont le but et la conséquence sont une atteinte sévère à l’intégrité physique d’autrui (mutilation, viol, meurtre ; Anderson & Bushman, 2002 ; Geen, 2001). La violence est suffisamment pratiquée par les forces de l’ordre en France pour inquiéter l’UN Committee Against Torture. En revanche, il n’y a aucune donnée disponible indiquant qu’un BB n’ait jamais exercé la moindre violence (viol d’une policière, mutilation d’un CRS, assassinat d’un gendarme).

Ainsi, l’état actuel des connaissances ne permet pas de considérer la dégradation de biens matériels comme relevant de la violence, et démontre que celle-ci ne fait pas partie de l’arsenal tactique des BB. Les discours médiatiques, étatiques et militants affirmant le contraire relèvent au mieux de l’ignorance, au pire de la malhonnêteté intellectuelle. Comme le souligne Graeber (2002), c’est bien le faible degré d’une « violence qui ne tue personne » qui déstabilise les dominants car « les gouvernements ne savent simplement pas comment réagir face à un mouvement ouvertement révolutionnaire qui refuse de tomber dans les attitudes convenues de la résistance armée ».

Diversité des tactiques

Le respect de la diversité et de l’autonomie des manifestant.e.s est activement promu par les autonomen allemands et les anarchistes « traditionnels », qui ont également en commun le mépris pour les entités voulant contrôler et mettre au pas des militant.e.s « au nom d’une rationalité et d’une perspicacité politiques plus élevées » (Dupuis-Déri, 2007).

Dans certaines luttes d’occupation, des « camarades » insistent sur la nécessité de respecter leur choix du non recours à la force au profit de la négociation avec l’état. Comme le fait Dupuis-Déri (2007), nous rappellerons que « là où l’anarchisme se distingue des autres idéologies politiques, ce n’est pas tant dans sa justification ou sa condamnation du recours à la force en politique que dans son respect profond pour la liberté individuelle et l’égalité ». C’est notamment pour cette raison que le principe de diversité des tactiques a été soutenu, valorisant l’autonomie politique et reconnaissant l’hétérogénéité des formes de contestation au sein d’un même mouvement.

Dans le contexte plus spécifique des manifestations urbaines, des « camarades » arguent que le non recours à la force serait le choix des organisateurs.trices. Nous rappellerons encore que la tolérance pour la diversité des tactiques « signifie que les organisateurs des manifestations ne se pensent pas comme des chefs à qui l’on doit obéissance, mais considèrent au contraire que chaque citoyen peut décider de la façon qui lui convient d’exprimer ses opinions politiques » (Dupuis-Déri, 2007). Malheureusement, cette approche est intolérable pour les groupes réformistes mais également pour certains collectifs se disant « anti-autoritaires » (voir la polémique autour du CLAAACG8). Malgré un discours débordant de références au respect, à l’égalité et à la participation citoyenne, rares sont les organisations qui respectent la diversité tactique et promeuvent le pluralisme militant.

Autoritarisme de « gauche »

Le pluralisme militant ne cessera pas de s’exprimer dans nos luttes, et la question qui cristallise notre attention est celle de la réponse autoritaire face à la pluralité en acte. La notion de « complexe de Marighella » illustre la manière dont l’autoritarisme peut s’installer dans les luttes sociales. Le complexe de Marighella « consiste pour le révolté, en se réappropriant certaines armes et certaines pratiques, en observant et en se confrontant à la répression, à reproduire certains désirs du maître comme le fait de gouverner et donc de se prémunir de la trahison du partisan. C’est ce processus qui voit naître (…) la renaissance de l’État. Le complexe de Marighella, ou complexe de la résistance concurrente, consiste pour celui qui est pourchassé comme ennemi intérieur à pourchasser les traîtres chez lui. En traquant ses ennemis intérieurs, il forme alors les cadres d’une avant-garde politique et militaire, un proto-État. » (Rigouste, 2009). Le partisan chassé se transforme en chasseur de partisans. Ce problème du partisan serait le fruit d’une conception autoritaire (et parfois avant-gardiste) de l’émancipation.

Bon nombre de luttes rassemblent une composante légaliste souvent portée par une conception autoritaire de l’émancipation et une composante illégaliste souvent anti-autoritaire. Si ces deux composantes peuvent s’allier stratégiquement dans un premier temps de lutte, la composante légaliste développe rapidement un rapport autoritaire à la diversité tactique et des pratiques répressives. Rares sont les luttes qui ne soient affectées par ces pratiques répressives. Nous constatons trop souvent la constitution de milices plus ou moins formelles (SO, groupes d’intimidation, etc.) sanctionnant psychologiquement et/ou physiquement les militant.e.s illégalistes dans les contextes de manifestation et d’occupation. La force de nos luttes dépendra de notre capacité à comprendre et inhiber les tendances autoritaires au profit d’un respect inconditionnel de la diversité des tactiques.

Cortèges offensifs et actions

« Et j’use et abuse des chances qu’on me propose
Je suis la violence insoumise et sans pause
Et je marche sur les braises que les bonnes gens attisent
Et on me tape dessus pour être sûr que ma leçon est apprise »
(Purger ma peine, Casey et Zone Libre)

Face à l’ampleur des atteintes aux droits et libertés, mobilisons toutes nos forces pour faire trembler ce monde carnassier. Soyons présent.e.s à chacune des dates, en hordes solidaires et offensives, préparées et équipées. Le 17, resserrons les rangs contre le racisme d’état, avec un départ dans un quartier bourgeois propice à l’expression. Le 22, on est avec les potes cheminot.e.s, les camarades de la fonction publique pour une manif’ a priori de grande ampleur. Nous appelons à un BB ambitieux, digne des moments les plus électriques de ces dernières années. Pour cette date, des actions sont à prévoir an amont et en aval de la manif’ (plus d’infos bientôt). Le 31, fin de trève hivernale : répondons à l’appel de Nantes et de la ZAD de NDDL à prendre la rue contre les expulsions. Plutôt que d’organiser une manif’ en plein coeur de Paname, zone privilégiée pour la répression, tentons de nous décentraliser quelque peu et en masse (plus d’infos bientôt).

Documents en français :
Black Bloc : bas les masques (Dupuis-Déri, 2003)
Seattle, 30 novembre 1999 – Du bon usage de la théorie
Black Bloc(s), au singulier ou au pluriel… mais de quoi s’agit-il donc ? (2000)
L’Union émeutière contre l’Union européenne – Nice décembre 2000
Appel pour l’action directe (2001)
Des black blocs pas vraiment sans Gênes… (2001)
Evian 2003 : Il faut éliminer le G8 (mais pas seulement)
OTAN en emportent les black blocs – Notes sur la journée strasbourgeoise du 4 avril 2009
Queer Ultra Violence (2011)

Documents en anglais :
A History of The Black Bloc
Fear of a Black Bloc Planet
The Subversion of Politics (Katsiaficas, 2006)