De l’antiféminisme chez les anarchistes

« Trop explicite, trop grossier, trop misogyne, l’antiféminisme se condamne. Trop politisé, il se prive également d’une partie des soutiens qu’il pourrait espérer. Il séduit davantage en feignant le « féminisme ». (…) Comme le remarque Susan Falludi, l’offensive contre les droits des femmes doit dissimuler sa « visée politique et son visage guerrier » pour atteindre son maximum d’efficacité et amener les femmes à combattre leurs propres intérêts. »

Christine Bard Un siècle d’antiféminisme.

 

Bien qu’il m’ait été demandé d’écrire un article sur l’anarchaféminisme, il me semble aujourd’hui assez difficile d’écrire à ce propos. En effet, de par la situation déplorable des rapports entre les sexes dans la mouvance anarchiste, cet article portera plus sur mon vécu d’anarchaféministe. M’étant définie moi-même anarchaféministe depuis plusieurs années, j’ai eu de nombreuses occasions de réfléchir à cette question, d’en discuter, et d’y travailler. Dans mon histoire, le féminisme est bien plus tardif que mon engagement anarchiste, et je peux dire que ma prise de conscience de la domination masculine dans sa globalité vient tout d’abord du sexisme présent dans la mouvance anarchiste, puisque c’était bien là que j’étais, et non pas dans un ailleurs bien plus facile à critiquer. Il fût donc un temps où je croyais moi-même à des chimères : non pas à celles, pourtant nombreuses et largement défendues, qui prétendent que le sexisme n’existe pas chez les anarchistes, mais je participais de celles qui prétendaient qu’au moins, là, il y avait place pour la dénonciation et la critique du pouvoir masculin, de l’hétérosexisme et des rapports sociaux de sexe. Mais point n’est besoin d’être radicale pour déchanter. Jamais je n’ai demandé à des hommes anarchistes de se défaire de leur misogynie avant le grand soir, je ne suis pas si décalée de la réalité, j’espérais juste qu’il me soit possible d’énoncer une parole de femme, dans le souci que cette parole soit aussi dans l’intérêt des autres femmes, ce qui change tout. On peut se démerder, même en tant que femme, pour intégrer les codes masculins du milieu, prendre la parole et être un minimum entendue, à cette unique condition : oublier qui l’on est, et par conséquent oublier la solidarité d’avec les autres membres de notre groupe d’oppression.

Que dire de l’anarchaféminisme dans de telles conditions ? Je ne souhaite pas faire un historique, ni un discours qui n’aurait aucun lien avec la réalité puisque celle-ci chez les anarchistes est profondément antiféministe, comme ailleurs. Peut-être en reparlerais-je en des jours meilleurs (?), mais ici, je me bornerai à dénoncer le pouvoir masculin dans sa tendance anarchiste. Sa couleur différente ne change malheureusement rien au sexisme, et c’est bien là que le bât blesse. Quand il s’agit des femmes, il n’y a pas plus d’hommes anarchistes que d’hommes de gauche, la couleur politique ne change rien à leur pouvoir, preuve s’il en fallait que les hommes restent avant tout autre chose du groupe des hommes, entendu dans son sens le plus politique et social. Les hommes anarchistes peuvent bien crier à tout va qu’ils sont des individus avant tout, contre toutes les formes de pouvoir et d’exploitation, ils ne risquent rien puisque le discours ne déteint malheureusement pas comme ça sur le comportement. Le mot « anarchiste » n’est pas non plus un mot magique qui permettrait qu’une fois prononcé, les dominations que l’on exerce disparaissent comme par enchantement, et que les personnes deviennent tout à coup égales.

Pour une anarchaféministe, anarchisme et féminisme sont des synonymes, mais on ne peut s’arrêter à dire cela. Car les anarchistes ne l’entendent pas de cette façon. Elles/ils luttent contre toutes les formes de hiérarchie et de domination afin de les éliminer de nos relations sociales et politiques. En théorie donc, l’anarchisme inclut la critique de la domination masculine, mais encore faut-il la reconnaître… En réalité, la mouvance respecte et reconduit les lois patriarcales. D’où une mouvance largement constituée d’hommes, blancs et hétérosexuels. L’individuE n’apparaît jamais sexuéE, toujours sous couvert du neutre universel, la violence institutionnelle n’est dénoncée que lorsqu’elle touche des hommes, comme la violence de l’État, ou la violence militaire, mais la violence contre les femmes ? Ne serait-elle pas institutionnelle, elle qui plus que toute autre est réduite au silence ? Il est vrai qu’on ne peut pas aussi bien désigner l’ennemi, puisqu’il est aussi à l’intérieur de la mouvance. Sur les luttes ponctuelles, les femmes sont les bienvenues, même si on est sûr de les trouver plutôt à l’intendance que sur le devant de la scène. Mais malgré cela, elles ne doivent faire aucune revendication spécifique, sous peine d’être perçues comme des traîtres. Nous devons nous plier aux règles anarchistes masculines de bonne conduite, de bonne tenue ; pour nous faire entendre il nous faut calquer notre discours sur celui des hommes… bref, la liste des contradictions à ce sujet serait longue, puisque notre seul rôle approuvé, même chez les anarchistes, est de soutenir les egos des hommes en les écoutant attentivement et en les soignant.

Je répète encore que le problème n’est pas de trouver du sexisme ici, car il faudrait être bien naïve pour penser que les anars l’auraient éradiqué, ne serait-ce que dans leurs cercles. (Pourtant, ce sont bien les anars qui plus que toutE autre, se targuent de défendre l’idée que s’organiser aujourd’hui sur des modes anti-autoritaires créera en partie un avenir anti-autoritaire). Par contre, on pourrait s’attendre à ce que ce soit un peu moins pire qu’ailleurs, à ce que le sexisme soit au moins pris en compte, dénoncé, ouvertement, collectivement, au titre d’une domination transversale à toute autre, qui opprime tout de même plus de la moitié de l’humanité.

En résumé, voici les points essentiels que les anarchaféministes ont apporté :

– Que les anars commencent à se montrer à la hauteur de leurs idéaux, en ne regardant plus le sexisme comme une question périphérique qui sera résolue plus tard, car le patriarcat ne disparaîtra pas spontanément de la société.

– Que l’anarchisme ne peut pas se concevoir sans féminisme. Qu’il contredit sa propre théorie en n’étant pas féministe de façon active.

– Que cette infirmité lui fait perpétuer l’oppression et l’exploitation des femmes.

– Et que finalement c’est le féminisme qui pratique ce que l’anarchisme prêche…

Mais qu’ont-elles donc demandé pour être si peu écoutées ? La lune, il faut croire : que les hommes du mouvement examinent leurs propres comportements et leurs actions, et analysent comment ceux-ci contribuent à la domination masculine. Qu’elles puissent attaquer le sexisme dans la société en général et à l’intérieur du mouvement. Les féministes ont donné une compréhension claire des façons par lesquelles les femmes sont systématiquement opprimées par les hommes. Mais les hommes anarchistes continuent à ne pas tenir compte de leurs propres avantages, privilèges et attitudes dominantes. Comment le refus de tout autoritarisme peut-il faire l’économie de la hiérarchie entre les femmes et les hommes ?

Force est de constater que l’anarchisme n’a pas intégré grand chose du féminisme. De façon générale, les anarchaféministes interprètent ce décalage comme une contradiction entre la théorie et la pratique. Je ne suis pas sûre pour ma part qu’il ne s’agisse que de cela. Car une des grandes faiblesses de l’anarchisme, même sur le plan théorique, me semble bien être la question du patriarcat. Ce que l’anarchisme a intégré, c’est l’antisexisme primaire, celui qui s’en prend aux rôles sexuels, non au pouvoir des hommes. Les hommes sont souvent présentés comme co-victimes du conditionnement sexuel, comme si ce conditionnement ne leur profitait pas. L’élément manquant de la conception anarchiste du genre est l’élément crucial pour les féministes : c’est l’asymétrie fondamentale, la hiérarchie entre les genres, bref, en un mot, le pouvoir. Étonnant, non, pour des anarchistes ?

Il est alors assez logique de retrouver chez certaines anarchaféministes ce discours anti-sexiste de base, symétrisant le groupe des femmes et celui des hommes et dénonçant le sexisme plutôt à l’extérieur. J’ai pu lire chez certaines que les hommes ne sont pas des oppresseurs, mais des victimes du patriarcat. Celles-ci sont aussi opposées aux groupes féministes non-mixtes et développent de surcroît un discours lesbophobe. C’est aujourd’hui le compromis nécessaire à toute anarchaféministe désirant rester dans le mouvement libertaire : oublier tout ce qui a fait et fait encore le subversif du féminisme, le vider de sa substance révolutionnaire, afin d’en faire un discours tiède qui ne questionne plus la domination des hommes, ne donne aucune ressource aux femmes pour critiquer le pouvoir de ces hommes, et qui reste subordonné à leurs intérêts plutôt qu’à ceux des femmes. N’oublions pas que l’on garde sa place chez les anars uniquement au prix de ne jamais développer de conflits envers les hommes, et de ne jamais dire de choses qui pourraient fâcher ces messieurs et les mettre de mauvaise humeur. Car ce sont bien eux encore qui fixent les limites que ne doit pas dépasser le féminisme de leurs camarades femmes.

Lorsque le discours de la diversité libertaire mène à l’exclusion des féministes

Ma dernière expérience en mixité libertaire en a bien été la preuve. Je n’ai pas voulu faire ce compromis, et j’ai été exclue de la librairie libertaire La Gryffe, librairie pourtant connue pour sa diversité, son ouverture et ses positions pour la multiplicité du mouvement libertaire. Ma motivation pour écrire sur cet événement n’est pas de l’ordre du potin, mais bien d’ordre politique. Puisque La Gryffe n’a pas réussi à me bâillonner, ils m’ont exclue, tout simplement, tout facilement. Mais au fond, pourquoi se seraient-ils gênés ? Exclure une féministe, même anarchiste, n’a jamais créé grand débat, et je ne m’attends pas à ce que, dans mon cas, ce soit différent.

Mais je ne me tairai pas, pour qu’il puisse rester une trace quelque part, pour que le silence ne soit pas absolu. Car inutile de dire que La Gryffe n’a fait aucun commentaire écrit ou public à ce propos, bien que l’exclusion ait concerné cinq membres, dont certain-e-s l’étaient depuis des années.

Nombre de gens ont entendu parler de l’action d’une trentaine de féministes lors des journées libertaires de La Gryffe en mai 1998, action réagissant à l’anti-féminisme exprimé tout au long de ces journées. Les mois qui suivirent furent houleux, et de vives discussions ont eu lieu. Le collectif était alors divisé entre des personnes qui avaient participé et/ou soutenaient l’action féministe, et d’autres qui l’interprétait comme un acte de sabotage envers la librairie. En octobre, je demande d’intégrer le collectif.

Premières réactions, certains membres du collectif mettent sur pied des modalités d’adhésion, créant entre autre la possibilité de refuser mon adhésion réelle après 6 mois d’essais. Jamais une charte d’intégration n’avait été écrite en 20 ans d’existence, mais j’accepte cela sans difficulté. La peur des féministes a fait son nid, les représentations et stigmatisations s’en sont données à cœur joie, et même les fantasmes masculins les plus archaïques étaient de mise. J’allais « couper tout ce qui dépasse », « m’opposer à la vente de tous les livres non-féministes », et j’en passe. Finalement, je suis quand même acceptée à l’essai.

Des permanences et réunions passent, des peurs se décristallisent. Je souligne que dans les modalités d’adhésion, il n’est point écrit que l’engagement féministe serait rédhibitoire. Comme ils n’ont pas le courage de le dire, ce sont des pratiques complètement tordues qui mèneront à mon exclusion.

Fin mars 1999, une réunion du collectif tourne au lynchage envers les féministes et pro-féministes : diffamations, insultes, mépris envers le féminisme radical et la non-mixité militante des féministes.

En mai, lors de l’AG où ma pleine intégration devait être discutée, on me dit que je ne suis pas intégrée, sans autre forme. Je suis obligée d’en demander les raisons, certains insistent sur le fait que c’est une décision remportant les plus nombreux avis, d’autres sur le fait que je ne suis pas compatible avec les objectifs de la librairie ! ? ? ? Pas un seul prétexte n’a été trouvé pour me reprocher une quelconque dérogation aux modalités d’adhésion, écrites en partie en mon honneur. Non, mais j’entends beaucoup d’autres choses, dont celle que l’exclusion a été décidée pour mon bien.

Certes, pendant ces 6 mois, je ne me suis pas tue. Mes paroles pouvaient découler du fait de ma conscience des rapports sociaux de sexe et de la connaissance de mon oppression. Mais devrais-je oublier que je suis une femme dans une société patriarcale pour être anarchiste ?

Un an après les journées libertaires, le ménage est fait à La Gryffe. Tout est propre. Les trois quart des femmes n’y sont plus, les hommes soutenant les féministes non plus, mais La Gryffe ne fait aucune mention des conflits, ni des exclusions.

Déjà dans un IRL (Informations et réflexions libertaires) de 1987, n°74, Maria Mattéo écrivait que « l’histoire des rapports entre féminisme et anarchisme est l’histoire d’un rendez-vous manqué ». Treize ans plus tard, même constat, rien n’a changé. Bien que La Gryffe ne fasse pas partie des espaces anarchistes les plus fermés, avec une ligne idéologique rigide, puisqu’elle prétend en théorie à la multiplicité, force est de constater qu’en pratique, rien ne diffère. Cela montre bien l’hypocrisie du discours cèlebrant la diversité des points de vue, quand en fait, le seul pouvant être soutenu reste celui des dominants, allant dans l’intérêt des hommes, renforçant leur pouvoir et leurs privilèges de classe de sexe. La diversité des perspectives perçues par les dominants (qui bien entendu refusent cette appellation) est vécue par le groupe dominé comme une réelle violence et une absence de liberté. Puisqu’ils pensent qu’un point de vue anti-féministe mérite la même considération qu’un point de vue féministe, que les deux « contribuent également à composer le mouvement libertaire », ils devraient au moins contribuer au fait que cette multiplicité puisse se vivre. Ils ne se sentent pas concernés par la mise en œuvre pratique de ce discours. C’est ici que l’on découvre que ce discours de la multiplicité des points de vue libertaires n’est pas un discours libertaire, mais bien libéral. En effet, ici non plus, le mot libertaire n’est pas un mot magique : les conséquences de ce discours sont bien l’exclusion des femmes et une domination masculine renforcée. L’application concrète de ce discours toucherait leurs intérêts, et il n’en est toujours pas question.

Peut-être que finalement, la meilleure façon de contribuer au mouvement libertaire en tant que féministe serait de suivre l’exemple des copines anarchaféministes hollandaises qui ont muré la porte d’entrée du local de la revue radicale Ravage en écrivant : « fermé pour cause de sexisme »…

Corinne Monnet

Texte publié dans L’anarchisme a-t-il un avenir ? Histoire de femmes, d’hommes et de leurs imaginaires, Colloque international, Toulouse, 27-28-29 octobre 1999, p. 467-473. Textes réunis par Renaud de Bellefon, David Michels, Mimmo Pucciarelli, Atelier de création libertaire, 2001.