Le magazine Causeur publie dans son numéro de janvier un article à charge contre l’Université de Toulouse 2 Jean Jaurès et trois de ses chercheur.se.s. Sous un titre racoleur (« Toulouse 2. La fac colonisée par les indigènes ») et un sous-titre diffamatoire (« La faculté de philosophie offre une caution intellectuelle aux thèses racialistes et antisémites ») l’article conteste le bien-fondé de l’organisation en 2016 par ces trois chercheurs d’une École doctorale d’été consacrée aux « Philosophies européennes et la décolonisation de la pensée », qui a réuni pendant quatre jours, notamment autour de Enrique Dussel, figure historique de la pensée décoloniale sud-américaine, plusieurs centaines d’intervenant.e.s d’origine nord-et-sud-américaine, asiatique, africaine et européenne, dont la plupart sont des militants et des militantes de l’anti-racisme politique et de la décolonisation intellectuelle, environnementale, économique et politique du Sud global.

Ce qui est mis en cause avec la plus grande virulence par le mensuel de droite, c’est la légitimité scientifique d’activités de recherches sur le racisme et les décolonisations, qu’il assimile faussement à des prises de position arbitraires ou des opinions sans fondement. C’est occulter la riche et vaste tradition de la théorie critique qui a fourni aux sciences humaines de ces deux derniers siècles certaines contributions décisives (de Feuerbach et Marx à Dussel et Mbembe en passant par Benjamin, Beauvoir, Deleuze et tant d’autres). Dans cette tradition, les prises de position politiques sont le produit d’une réflexion approfondie sur les structures sociales, leur histoire et leur actualité, qui ne s’oppose pas à la recherche universitaire, mais en constitue au contraire l’une de ses mises en œuvres les plus soucieuses du bien commun. Les problèmes liés à l’impérialisme et à la race sont des enjeux de vie ou de mort qui ne cessent d’interpeller la philosophie.

Mais les critiques de Causeur visent surtout à remettre à leur place celles et ceux qui, dans l’université et ailleurs, osent prendre la parole contre le racisme qu’ils et elles subissent. C’est la légitimité même de l’élaboration d’une pensée anti-raciste par les premier.e.s concerné.e.s qui est insoutenable pour ceux qui considèrent que la « hallalisation des esprits » menace notre école, nos enfants (entendez « blancs ») et que les noirs, les arabes, les juifs, mais aussi les femmes n’ont qu’à se tenir à leur place : celle de l’invisibilité. Ce qui veut dire renoncer à être noir, arabe ou juif ; et pour les femmes, accepter la liberté d’être importunées par des hommes qui ne peuvent faire autrement que d’exprimer leur « pulsion » (Elisabeth Lévy rédactrice en chef de Causeur, signataire entre autres de la Tribune des 100 femmes, offre régulièrement ses colonnes à des voix clairement anti-féministes).

Ce qui ressort des différentes attaques de ce journal, où il est dit symptomatiquement, et par l’auteure même de l’article diffamatoire sur l’Université de Toulouse, que l’africain « ne connaît pas l’individu » et vit de ce fait la philosophie comme une menace, c’est que nous sommes à une époque de réaction idéologique néo-coloniale où penser, dire, agir depuis une position qui serait celle de la minorité serait nécessairement une position identitaire, essentialisante qui, pèle-mêle, menacerait le Bien commun et attiserait l’antisémitisme. Une réaction qui redoute par dessus tout qu’on vienne troubler l’ordre de la différence des sexes et provoquer la ruine de la grandeur de la Nation et de son idéal d’une Culture française enfin débarrassée de ces trublions noirs et arabes. Penser et défendre ses droits, son existence et sa dignité, en invoquant un « nous » des opprimé.e.s reviendrait à asphyxier une France déjà trop généreuse et inclusive. Nous avons affaire ici à un habile retournement idéologique qui consiste à faire des vraies victimes des criminels, et plus encore des combattants de l’antisémitisme et du racisme…des antisémites et des racistes!

Accuser d’antisémitisme et de racisme qui pense et critique le racisme depuis une perspective minoritaire, c’est-à-dire depuis la position des premier.e.s concernées, est devenue un ressort automatique de la propagande nationaliste, de droite et d’extrême droite, et une disposition malheureusement bien réelle à gauche. C’est ainsi que le collectif Décoloniser les Arts, accusé de promouvoir une dérive naturaliste et identitaire de la scène contemporaine, a été récemment jugé par une revue de philosophie politique inapte à traiter objectivement la question de la diversité dans la culture publique française. Or, il n’existe pas de racisme inversé, pas plus qu’il n’existe de sexisme inversé, et encore moins de colonialisme inversé : ces expressions elles-mêmes trahissent que même aux yeux de ceux et celles qui les emploient, le racisme, le sexisme, le colonialisme à l’endroit, c’est-à-dire légitime, ordinaire, puissant et réellement existant, sont toujours ceux de l’homme blanc.

Celles et ceux qui connaissent le racisme comme le colonisé la chicote formulent une vision du politique fondée sur le refus d’être des « objets » – au mieux à sauver, au pire à ignorer ou à condamner – dont on parle à la troisième personne, y compris en leur présence. Ce qu’ils et elles défendent c’est la possibilité d’élaborer un savoir et une pratique d’émancipation depuis leur situation de minoration et en tant que des « sujets » qui énoncent à la première personne et de manière universelle ce qu’il faut entendre par liberté, égalité, sororité et fraternité. C’est pourquoi ils et elles pointent du doigt la « ligne de couleur », de classe et de sexes qui régit les différentes politiques (justice, urbaines, scolaires, etc.), et tentent de s’organiser sous la forme d’une auto-défense salutaire qui vise à une égale liberté et une égale dignité.

Nos recherches au sein de l’Université de Toulouse Jean Jaurès visent à comprendre de nouvelles épistémologies, de nouvelles manières de penser issues des savoirs et des pratiques militantes des victimes de racisme sans déposséder ces dernier.es de la possibilité d’être l’auteur.rice de leur parole. Et il n’y a là aucun racisme inversé dans la mesure où le racisme consiste dans la privation des (et/ou les inégalités d’accès aux) ressources nécessaires au maintien d’une vie digne pour les personnes qui sont catégorisé.e.s comme Autres. Qui peut sincèrement croire que ce sont les personnes victimes de racisme qui peuvent ainsi priver les Blancs d’accéder au travail, au logement, aux cantines scolaires, aux directions de théâtres et de musées ? En auraient-ils le pouvoir, ce qu’ils n’ont pas bien sûr, ce ne serait pas là ce qu’ils et elles veulent.

Le mensuel Causeur nous reproche de faire usage des concepts de racisme d’Etat ou encore de blanchité. Or, ces termes font l’objet d’une discussion académique et militante dont l’interdiction est le fait d’une police politique qui refuse que l’on prononce certains mots sous peine de faire apparaître leur réalité. Cette vision du langage qui consiste à penser que dire un mot consiste nécessairement à adhérer à son contenu, voire même à produire ce qu’il désigne, est purement fantasmatique: comme si dire les mots « race » ou « blanchité » nous ferait adhérer aux politiques racistes, à la suprématie blanche et conduirait à l’ethnicisation de la société! Il y a là une panique vis-à-vis du langage, qui n’est pas seulement propre à la droite, une panique politique qui relève (et sans les mettre sur le même plan) au pire de l’idéologie réactionnaire, au mieux de la mauvaise foi et d’une certaine gauche. Or pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom historiquement déterminant ? Si tout le monde s’accorde à reconnaître l’absurdité d’un usage pudique du mot classe pour parler de la lutte des classes, comment peut-on croire que l’on puisse parler de racisme et ne pas dire race, et plus encore sans désigner the elephant in the room : la blanchité ? Nous ne sommes pas prisonniers des termes que nous employons : tout comme utiliser le terme de « classe » dans une analyse marxiste vise à critiquer l’ordre classiste de la société, de la même manière utiliser le terme de « race » vise l’abolition des races.

Par blanchité, il faut entendre selon la juriste Cheryl l. Harris qui l’a thématisé pour la première fois en tant que tel : le privilège du fait d’être blanc.he, ou d’être perçu.e, catégorisé.e ou simplement reconnu.e (y compris tacitement) comme Blanc.he. C’est le privilège de ne pas être perçu.e comme différent.e, avec toutes les angoisses suscitées par cette différence. Et ce privilège de la blancheur, tout comme le privilège de la masculinité et de l’hétérosexualité, consiste concrètement dans le fait qu’il n’existe pas sur l’individu ainsi identifié de récit social de son abjection éventuelle qui le précèderait et qui ramènerait toutes ses conduites à des conduites d’espèces, à un particularisme potentiellement déviant et/ou dangereux. Autrement dit ce qui est difficile à comprendre ici concernant la blanchité (parce que l’on n’est plus en France à une époque où l’esclavage, l’antisémitisme ou la colonisation sont des formes légales), c’est qu’aujourd’hui le privilège de la blancheur est dans la possibilité de jouir d’une certaine innocence, de ne pas se voir troublé par son apparence, de ne pas avoir sans cesse à se demander comment l’on va être perçu.e en raison de sa couleur de peau, de son voile, de son “air et de son nom maghrébin”, “africain” ou “musulman” aussi incongrue qu’une telle déduction puisse paraître. Etre blanc.he aujourd’hui c’est donc le droit a priori de ne pas être importuné.e, de ne pas être soupçonné.e immédiatement de crime, ce qui ne veut pas dire bien sûr que celles et ceux qui sont considéré.e.s comme blancs soient exempts de la répression policière, de la méfiance bancaire, des bailleurs, etc, lorsqu’ils sont “indociles”, et qu’ils contestent ou dérangent simplement le bon ordre social. Le privilège de la blancheur c’est donc la présomption d’innocence, de compétence (en matières  intellectuelles, professionnelles, esthétiques, électorales) et le droit à l’oubli de soi, par rapport à des non-Blancs qui prétendraient au même traitement présomptif. Et inversement, être non-blanc c’est le devoir de rendre des comptes, de décliner sans cesse son identité, ses alibis, bref c’est être acculé à une vie où l’on devient surveillant de soi-même pour éviter de réaliser le faux pas…dont de toute façon on vous a déjà accusé par avance en raison de votre « origine », de votre « culture » qui portera toujours le soupçon d’une incompatibilité avec la civilité, la Science, la République et un féminisme brandi comme parangon du nationalisme français et européen. Pour être plus clair, vous êtes blanc et privilégié lorsque dans un monde dirigé majoritairement par des hommes blancs hétérosexuels vous pouvez oublier que vous êtes… blanc. Et gare à celles et ceux qui viendront troubler la tranquillité et la quiétude de cette innocence. D’où l’indécence, soulignée par Christine Delphy, qu’éprouvent les Blancs à être nommés… « Blancs ».

Nous aimerions vivre dans un monde sans lignes de couleurs où les différences seraient notre richesse, et le fait est que ce n’est pas le monde dans lequel nous vivons actuellement et bien des personnes souffrent du fait de ne pas être considérées comme blanches. Mais ce monde pluriel et commun où chacun a sa dignité n’est pas celui dans lequel Causeur voudrait nous voir vivre. Les stéréotypes qui inspirent l’auteure de l’article contre l’Université de Toulouse Jean Jaurès, Anne-Sophie Nogaret, professeure de philosophie, et que transpirent son texte, sont à ce point affligeants et tellement caractéristiques du racisme colonial ordinaire qu’ils ne mériteraient à vrai dire pas une réponse s’ils n’étaient imprimés en couleur dans un mensuel en vente dans le moindre tabac-presse, au lieu d’être tractés à la sauvette par des apprentis miliciens à la sortie d’un meeting. La banalisation du racisme colonial, ou, si l’on préfère, la libre expression du racisme structurel propre à la société française, nationale et métropolitaine, sous toutes ses formes – à travers les organes médiatiques de recomposition de la droite républicaine, parlementaire et extrême, dont Causeur fait partie ; les blagues du Président de la République sur les kwassa-kwassa et la réparation de la clim au Burkina-Fasso qui satisfont la revendication on ne peut plus sérieuse de la directrice de rédaction de Causeur de pouvoir en toute innocence « déconner sur les juifs, les Noirs et les Arabes » ; la normalisation du traitement indigne des migrants et des réfugiés africains, proche- et moyen-orientaux sur le sol français, sans doute afin de les dissuader de venir surcharger les classes de Mme Nogaret qui soutient, sans rougir de sa crasse ignorance, que les Africains sont culturellement inaptes à la philosophie – tout cela, cette banalisation du mépris et du déni de violence, son officialisation et sa publicité, justifie notre vigilance.

Les informateurs de « l’enquête » de Mme Nogaret lui auront peut-être dit que nous invitons et écoutons dans nos séminaires toulousains des rabbins jamaïcains disciples de Fanon, des militants amérindiens Kali’nas, des acteurs congolais du Rocado-Zulu, des philosophes et des chorégraphes camerounais, afin de construire ensemble l’intelligence de nos passés et rêver notre futur. Elle n’en aurait sans doute rien eu à faire. La colonialité française demeure très chauvine. Seule l’invitation à parler d’une militante anti-raciste franco-algérienne l’intéresse et suffit à qualifier l’ensemble de notre activité : l’antisémitisme. Le philosophe Gilles Deleuze nous avait prévenus en 1982 dans un entretien paru dans le journal Libération sous le titre Les indiens de Palestine : la défense du droit au monde des expulsés de leurs terres, des privés de Terre, ici et ailleurs, nous vaudrait d’être systématiquement accusés d’antisémitisme. Nous y sommes.

Par la même inversion, morale et politique, qui fait écrire que les colonisés colonisent, voilà que les antiracistes racialisent. C’est par la même inversion qu’on veut faire croire que « blanc » est, dans une bouche indigène, une couleur de peau. Dans toutes les langues indigènes du contact colonial, « blanc », Toubab, Béké, Jara, Mundule, Zoreilles, Tori, Quallunaat, Karai… n’est que le nom du maître, du patron, c’est-à-dire le nom du problème culturel, écologique et même cosmologique, posé par la soumission forcée des peuples à une puissance arrogante, pauvre en savoir et dé-civilisatrice. Une puissance qui contre-invente le noir, l’indien, l’oriental, le juif et l’arabe. Dans les langues de l’anthropologie indigène des colonisateurs, « blanc » n’est pas une couleur de peau, mais un concept politique: le concept d’un idiot qui, débarquant de nulle part pour donner des leçons d’existence et d’histoire, veut montrer le fleuve à un vieux pêcheur. Car l’humour raciste des blancs est aussi une inversion – l’inversion haineuse du rire, on devrait dire avec Henri Lopes, du « pleurer-rire » que le narcissisme des modernes ne manque pas de déclencher chez ceux qu’il soumet à son idiotie.

« Indigène » sera alors, pour ceux qui partagent la proposition politique de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro dans son discours Aux involontaires de la patrie, le concept de toutes les humanités contre-hégémoniques qui refusent qu’on les assigne à la forme-Etat qu’ils s’efforcent toujours d’une manière ou d’une autre de conjurer par le soin qu’ils apportent à leur existence terrestre et par le tissage des nombreuses solidarités qui les lient à tous les vivants. En ce sens, nous appelons sincèrement de nos vœux l’avènement d’une université indigène. Car si l’université peut encore mériter son nom, et entretenir un lien même ténu avec l’universel, elle n’a pas le droit de se cantonner à quelques concepts forgés dans une petite poignée de pays occidentaux, ni aux manières de connaître limités dans l’espace et dans le temps auxquels un certain journalisme d’opinion entend l’assigner. Le rôle de l’université tel que nous le concevons n’est pas de rassurer les Blancs chauvins inquiets de la disparition du seul monde dont ils sont familiers: celui, étriqué, d’une France bègue et répétitive comme un soliloque d’ivrogne. Il nous appartient au contraire, autant que faire se peut, de multiplier les perspectives et les lieux d’énonciation, d’incarner diversement les savoirs, d’entrelacer les styles et les modes d’expression forgés au contact des expériences de la déshumanisation, du risque de la politique, ou de l’extase de la transe. Telles sont les paroles que nous entendons accueillir, produire et faire proliférer. Mais, ceux qui causent, bavardent, et s’en vantent, savent-ils encore ce qu’est une parole ?

Norman Ajari, Hourya Bentouhami, Jean-Christophe Goddard (chercheur.se.s en philosophie à l’Université de Toulouse Jean Jaurès)

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