Katangais à Paris, trimards à Lyon, zonards à Nantes… ils ont été escamotés de la mémoire de Mai 68, ces enragés marginaux de Mai, que les clichés ont vite présentés comme des mercenaires sans foi ni loi, supplétifs, gros bras.

Claire Auzias tord le cou à ces clichés et montre que certains sont restés des militants d’extrême gauche, après Mai 68 et sa gueule de bois. Ils ne sont peut être pas tous nés révolutionnaires patentés, bardés de théories, mais ils le sont devenus, au contact des barricades et des assemblées générales. Cette étude méticuleuse, très documentée, croisant témoignages, archives et rapports de police, met à jour une grande diversité. Tous n’ont pas le même profil partout. Sous prolos et déclassés, inclassables sans doute, chômeurs en transit ou intermittents du boulot, marginaux des syndicats quand ils ont un travail fixe, gens de la rue, mineurs en fugue et en rupture avec les structures d’éducation spécialisée et de l’enfance en danger, autant dire de contrôle de leur adolescence en prélude à la prison. On pourra multiplier les formules, « loubards » selon la terminologie d’époque, « graines de crapule » à écouter  le parti de l’ordre, « non organisés » pour le monde militant, en tous cas non-étudiants. Même si ce sont le plus souvent les étudiants en lutte qui les ont sollicités et accueillis. Ces révoltés qui ont saisi Mai 68 comme une zone d’aventure révolutionnaire sont déjà en rébellion contre la vie subie.

Les fantasmes leur ont collé à la peau. Gens de peu ou de rien, sans attaches, sans biens, ils seraient prêts à tout, indomptables, imprévisibles, et donc inquiétants pour les militants aimant les catégories et les cases bien identifiées à leurs yeux. Le regard porté sur ces trimards-zonards-katangais n’est d’ailleurs jamais loin d’un préjugé de classe de la part des étudiants vis à vis de ces  gens qu’on veut bien utiliser puis écarter quand ils échappent au contrôle et aux plans pré établis.

L’auteure cherche dans l’histoire du mouvement ouvrier les fondements de ce compagnonnage parfois distant. Mais le concept de lumpen prolétariat est un peu fourre-tout aux contours imprécis, rebut des pauvres, reliquat de ruraux relevant de l’ère pré industrielle et jugés dangereux pour la classe ouvrière, ou corps social diffus, rétif à la domestication. La notion n’échappe pas toujours  à des jugements englués de morale. Pour Marx et Engels, le lumpen, ce « prolétariat en haillons » est un terme méprisant, « lie d’individus dévoyés de toutes les classes », et désignant des strates sociales utilisées pour des visées contre révolutionnaires, enrôlés comme supplétifs des milices bonapartistes pour mater les insurrections du XIXe. Pour Bakounine, cette canaille-là est en revanche auréolée d’un parti-pris positif. La mémoire de ces voyous de 68 s’est souvent laissée piéger par l’héritage des représentations marxistes. Ce bouquin leur rend utilement hommage.