Dans L’Ombre d’Octobre [1], Pierre Dardot et Christian Laval n’hésitent pas à enfoncer les clous du cercueil : « Si Révolution russe il y eut bien, elle fut le fait, non du “parti d’avant-garde”, mais du mouvement spontané d’auto-organisation des ouvriers, des paysans et des soldats, qui a autant surpris les bolcheviks que les autres partis. Plus précisément encore, et c’est là un fait historique désormais établi, le système des soviets comme forme d’auto-gouvernement démocratique est foncièrement étranger à la pratique bolchevique du pouvoir. »

Règne du « socialisme réel »

Si « Tout le pouvoir aux soviets » était bien le mot d’ordre avant le coup d’Octobre, les bolcheviks, en forçant le destin, voulurent substituer le parti unique à « la classe », aux « masses ». L’appareil d’État fut réinvesti bien plus que détruit. Les soviets, vidés de leur substance, devinrent de simples organes d’administration entérinant les décisions du bureau politique. Octobre n’ouvrit pas un horizon, il ferma le ban de la révolution.

Bien sûr, la minorité agissante n’est pas une invention de Lénine. Blanqui avait déjà imaginé faire basculer l’ordre injuste des choses par des coups d’éclat et l’instauration d’une dictature centralisée, plus ou moins provisoire. Triomphant, tangible, scientifique, le « socialisme réel » va dominer idéologiquement – et policièrement – le mouvement ouvrier international. Au final, la caricature du communisme d’État aura pétrifié tout le XXe siècle, avec l’art de retourner les actes les plus immensément réactionnaires en rhétorique pseudo-révolutionnaire, mortifiant jusqu’au sens du langage lui-même.

Morbide force centripète

L’effondrement retentissant du « modèle soviétique » n’a pas encore fini d’obérer les velléités révolutionnaires. Les Polonais de l’époque Solidarnosc préféraient en rire : « Le communisme, c’est le plus court chemin du capitalisme au capitalisme. » Mais si l’on ne renonce pas au projet d’émancipation, et à moins de se cacher derrière l’excuse des circonstances adverses, il faut examiner les causes de la défaite et crever l’abcès. Et cet abcès, au-delà de la forme monstrueuse du parti-État, c’est la notion d’avant-garde.

De loin en loin, des réponses pratiques se formulent pour mettre celle-ci en échec. « Changer le monde sans prendre le pouvoir », proposent les communautés zapatistes du Chiapas. « Fédération de communes libres », lancent les Kurdes du Rojava, paraphrasant Bookchin et Kropotkine. Exemples revigorants, bien que les consignes du renouveau émanent encore de vieux grigous à pipe et à moustache nourris au grain du marxisme-léninisme !

Néanmoins, le panorama général reste terriblement favorable à l’ennemi. La course folle du capital se poursuit, consommant et consumant tout sur son passage. Renforcer nos chances de nous en sortir vivants, et libres, implique de tirer le bilan. Le complexe d’avant-garde, ce n’est malheureusement pas seulement le petit idéologue ou militant encarté qui se croit autorisé à pontifier au nom du prolétariat, des opprimé-e-s, de la cause, etc. C’est aussi la morbide force centripète qui pousse les plus sincères activistes à chercher la chaleur du petit cercle d’initiés, sanctum sanctorum tombé amoureux de lui-même et d’où l’on observe le reste du monde avec surplomb.

Sortir du ghetto

Le complexe d’avant-garde avait même déteint sur les surréalistes, puis les situationnistes, inspirant leur goût immodéré pour l’anathème et l’excommunication. Leur critique de l’avant-garde, incomplète, a souvent enfermé leurs disciples dans une tour d’ivoire, où l’amertume rivalisait avec l’impuissance. À quoi bon être implacable dans la critique, si l’on en est réduit à la posture du spectateur insatisfait ? Le chauvinisme groupusculaire du « qui n’est pas avec nous est contre nous » apparaît ainsi comme la tare la plus commune des engagements radicaux.

Le complexe de l’avant-garde affaiblit jusqu’aux plus libertaires. Ne le reconnaît-on pas dans certains espaces « autogérés » bardés de codes endogamiques qui font fuir le commun des mortels ? Dans les cortèges de tête qui partent en fromage sans se soucier de la « masse », taxée de moutonnière ? Ou chez certains totos qui se complaisent dans un dialogue privé avec les flics, avec ses rituels de baston dont l’horizon politique semble parfois se borner à scander sans fin « Libérez nos camarades » ? Dire cela, ce n’est pas renoncer à l’occupation de maisons vides, aux expérimentations sociales, aux grèves et aux manifs sauvages. C’est sortir du ghetto et généraliser l’esprit commun. Notre-Dame-des-Landes et le Val de Suze sont des exemples de luttes où l’apesanteur des avant-gardes donneuses de leçons n’a pas sa place. Partout où le mensonge dominant a pu être substantiellement ébranlé, c’est parce que les idées se sont frottées à des pratiques, à la réalité d’un territoire – quartiers, campagnes, boîtes, places publiques. Alors chacun prend conscience de n’être qu’une partie d’un tout commun. Malgré les divergences, et grâce au respect de ces différences, le mouvement devient plus fort.

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