Dans leur souvenir, c’était à peu près l’heure de « Malcolm » sur M6, au plus tard celle de « Nous ne sommes pas des anges », sur Canal+. Bref, il était autour de midi. Ce jeudi 27 octobre, dans l’appartement des Traoré, Bouna sort de la douche. Le garçon de 15 ans s’est levé tard, comme ses frères et soeurs, comme tous les enfants de la cité qui borde le centre commercial du Chêne-Pointu, à Clichy-sous-Bois, au bout du bout du « 9-3 ».

Clichy s’éveille. C’est l’époque des vacances scolaires, celles de la Toussaint — ici on dit plutôt « les vacances d’automne ». La journée est longue jusqu’à la « coupure » du jeûne du ramadan, le soir en famille. Alors les « petits », comme Bouna, les « moyens » et les « grands » — ceux qui, jusqu’à 22 ou 23 ans, vivent toujours chez les parents — font durer la grasse matinée. Ils jouent à la PlayStation, regardent Trace TV, Equipe TV ou des DivX — des films piratés. « Pour faire perdre le temps », comme ils disent.

Bouna Traoré, yeux doux comme ses frères, est un beau gosse fin, agile et coquet. Ce jour-là, comme chaque matin, il s’enduit le visage de Topicrème, un produit pour peaux sèches, donne un coup de fer sur son jogging. Comme son grand frère Siyakha, il porte un petit diamant à l’oreille. Et il n’est pas peu fier de son « contour » — le must, la coiffure « renoi » branchée. On se fait raser à mi-tête par le coiffeur de Sevran — « c’est là-bas qu’ils coupent bien » — ou chez cet homme de la cité qui manie bien les ciseaux et coupe à l’amitié, au domicile et à la débrouille.

Sans bruit, Bouna nettoie et chausse ses Nike Shox bleu et blanc. Sans bruit, parce que son père, éboueur à la Ville de Paris, est rentré du travail à 6 heures du matin, après une heure de RER plus un bus, le 601. Pour les enfants, la seule contrainte de la journée, c’est de rejoindre la maison à 18 heures pétantes, pour « couper » le ramadan. A tour de rôle, on se dévoue pour aller faire des « petites courses » au Franprix du Chêne-Pointu — 3 euros en moyenne au panier de la ménagère — ou au Lidl de Montfermeil, plus loin, mais moins cher. Ce jour-là, c’est Siyakha Traoré, le grand de 24 ans, qui fait les courses. A chaque pas, il croise des amis. Un « tcheck », le poing de l’un contre celui de l’autre. « Tranquille ? » — « Tranquille. »

Après sa douche, Bouna quitte la « pama », sa cité, pour remonter quelques mètres plus haut vers le Chêne-Pointu. Ici, l’histoire locale, même celle des années 1960, est oubliée. Ni les petits ni les grands ne savent expliquer que « pama » veut dire « parc de la mairie ». Seul, sans doute, M. le maire sait que le Chêne-Pointu fut, en son temps, un petit « Lourdes » où l’on se rendait en pèlerinage. En 1212, trois riches marchands angevins, attaqués et liés à un chêne alors qu’ils se rendaient à la capitale par la forêt de Bondy, furent délivrés par des anges. Trois hommes sauvés des brigands. Un vrai miracle.

A Clichy-sous-Bois, le temps ne s’écoule pas comme partout. Les vacances ne vident jamais le Chêne-Pointu ; au contraire, elles le remplissent. Pour un Calvin, 14 ans, parti ce mois d’octobre en vacances « à Sartrouville, dans le 7-8 », combien d’autres ne quittent jamais la Seine-Saint-Denis ? Ce 27 octobre, le petit frère de Bouna, lui aussi, est absent. Il est si habile au ballon rond qu’il a été envoyé en « détection » au Havre. Comme dit un copain de classe : « La moitié de Clichy, elle est forte au foot, parce qu’il y a rien d’autre à y faire. »

Il fait beau. Tout le monde traîne dehors, c’est-à-dire tous les garçons. Allers-retours entre le centre commercial, ses vitrines d’aquarium opaques, ses néons jaunasses, sa boucherie halal, son marchand de journaux-PMU et, heureusement, l’Internet de la boutique Box — « l’antigalère », disent les petits.

Retour au pied des tours, à Rabelais, « là où tout le monde se positionne », 20 mètres plus loin. « Si on ne trouve pas les potes dehors, on les appelle chez eux » avec le portable, outil indispensable dès qu’on a « à gérer » une « chneck », une « femeu », une copine. C’est quand commencent les problèmes de filles et de recharges SFR que, dans la cité, on devient un « moyen ».

Rabelais, c’est là qu’habite Zyed Benna, 17 ans, petit dernier d’une famille tunisienne de six enfants. Le père lui aussi est éboueur de la Ville de Paris. Il est sévère. Il n’a pas apprécié que le nom de son fils traîne dans une histoire de vélo volé. Zyed n’est arrivé en France qu’en 2001, il peine dans sa classe de troisième, mais c’est un « mec tracé », expliquent ses copains, « trop stock », trop fort. Pour preuve, son surnom : « lance-pierre ». De mémoire d’habitant du Chêne-Pointu, il était le seul capable de lancer un marron jusqu’au 16e étage de la tour. Ses copains ont immortalisé l’exploit avec une caméra.

Ce 27 octobre, c’est l’heure des « Feux de l’amour ». Il est largement temps de sortir. Au Chêne-Pointu, on n’aime pas rester dans les T3. Le samedi ou le dimanche, les grands sont toujours là pour emmener les petits en voiture au Flunch ou au cinéma de Rosny II, leur apprendre à conduire les quads. « Pour faire passer l’heure », en ce jour de semaine, Bouna, bon footeux « très technique », propose un tournoi au stade de Livry-Gargan, ville limitrophe, mais bien plus riche que Clichy et son stade « plein de pierres et tout pourri ». Il y a là Sofiane, le pote au scooter, Aristide, David, Martin, Bruno, Yahya, tous âgés de 14 ou 15 ans, copains de cité ou de ballon. Suit aussi Muhittin Altun, le Kurde, 17 ans, le seul qui ne parle pas bien le français, quoique mieux que son père, ouvrier en bâtiment. Ils aiment le zouk, le rap français et américain comme 50 Cents, Sniper, Psy 4 de la rime, « et même parfois des variétés françaises. Bouna chantait ‘Allumer le feu’ de Johnny Hallyday », disent-ils.

Peu après 17 heures, les gamins quittent le stade. Petit crochet par un chantier où la région Ile-de-France construit des logements sociaux ? De sa fenêtre, l’employé d’un funérarium tout proche a en tout cas l’impression qu’un des gamins fait le guet. Voudraient-ils chiper quelque chose dans le cabanon de chantier ? La police est prévenue. Dix minutes plus tard, une première voiture de la brigade anticriminalité (BAC) s’arrête à proximité. Les gamins s’enfuient comme une volée de moineaux. « Cours ! Cours ! », crie l’un d’eux en apercevant derrière lui un policier en civil, flash-ball à la main. « On doit pas courir, on n’a rien fait », tente David. En vain.

Courir, chez eux, c’est déjà un réflexe. « Quand il y a quelqu’un qui court, on est obligé de courir. L’autre jour, quelqu’un est arrivé en courant dans la cité, eh bien, tout le monde est parti dans tous les sens », raconte Joe, 16 ans. « Comment la police elle nous traite, les petits, ça les effraie », argumente Mehmet Dogan, le « cousin » de Muhittin. « Ils voient que les keufs ils nous tutoient, qu’ils nous vannent, qu’ils y vont au culot, à l’audace, qu’ils nous traitent d’espèces de kekes. » En chœur, les petits assurent qu’on ne les aime pas. « Les policiers viennent du Raincy ou de Livry, là où il y a des Français. Quand ils viennent ici, ils nous disent : ‘Mets-toi contre la voiture, bouffon’, et après ils disent que c’est nous les malpolis. Même si on n’a rien, rien fait, ils nous traitent de petits pédés. »

Dans leur tête, tout en courant, les petits font leurs comptes. Ils ne prennent leurs papiers d’identité que pour les grandes occasions : la Foire du trône, les courses à Chelles ou à Clignancourt, quand les grands frères les emmènent acheter « des hauts et des jeans fashion ».

« Nos parents, ils ont eu tellement de mal à les avoir, ces papiers, qu’ils en prennent soin », explique Siyakha Traore. « Les petits, ça perd tout. » Ils sont donc bien cachés dans l’attaché-case du papa, dans la chambre ou dans le sac de la maman. Seules traînent dans la cuisine les cartes « Famille nombreuse » ou celles du collège.

Se faire attraper un jour de ramadan n’est pas une bonne idée. Qu’ils passent entre une et quatre heures au poste, ils seront de toute façon en retard pour l’iftar. « J’avais faim. En plus on avait joué au foot et on était assoiffés. Je ne voulais pas perdre de temps », dit Yahya. Pendant le ramadan, enfin, on ne doit pas commettre de bêtises. « Même si on est innocents, les parents ils nous disent : ‘Pourquoi ils t’ont attrapé si t’as rien fait ?' », explique un ami de Bouna. En courant, Zyed lâche tout haut : « Si les ‘civils’ m’attrapent, mon père il m’envoie au bled, en Tunisie. » Un cauchemar. Ils s’amusent bien dans la cité. « Bouna, tellement il jouait, il prêtait même pas attention aux repas. Sa mère lui disait : ‘T’as mangé ? Bouna, t’as mangé ?' », raconte son frère.

La petite bande remonte le « parc des amoureux », traverse sans regarder la rue qui sépare Livry-Gargan de Clichy, et entre par une porte ouverte, tatouée d’affiches « non » au référendum, dans un terrain municipal en friche où les Gitans du coin viennent pique-niquer aux beaux jours.

C’est là, semble-t-il, que les policiers arrêtent Harouna et Sofiane, qui courent le moins vite. Zyed, premier au cross à l’école, Bouna et Muhittin gagnent, au bas du terrain vague, un mur de béton orné de tags et couronné de fils barbelés, qu’ils longent jusqu’au cimetière.

Une seconde équipe de policiers, prévenue par talkie-walkie, a pris place derrière les tombes. La nuit est là. On entend aboyer les chiens des pavillons de Livry-Gargan. Sauts, courte échelle, voilà les trois amis, « le Noir, l’Arabe et le Turc », soupirent leurs copains, derrière les 3 mètres de l’enceinte de la centrale EDF. Ils ne regardent pas les têtes de mort sur l’avertissement placardé : « L’électricité, c’est plus fort que toi. » Plutôt que de monter sur une des échelles et de s’allonger sur le toit d’un des bâtiments, ils choisissent d’escalader les 4 mètres du transformateur, à l’abri des regards. C’est très haut. Mais, comme dit Joe, « avec la peur on peut tout faire ». Ils y restent une bonne demi-heure.

A 18 h 12, Bouna et Zyed ont sans doute un geste maladroit. Un arc électrique se forme entre eux. Tous trois sont soulevés de terre par une décharge de 20 000 volts. Au Chêne-Pointu, la télé de Moussa, 15 ans, s’arrête net sur sa série. « On comprenait pas. » Au commissariat de Livry-Gargan, le brigadier Sébastien M., qui s’applique à expliquer dans son rapport qu’aucune dégradation n’a été commise sur le chantier, avant de rendre les autres mineurs arrêtés à leurs parents, est tout à coup plongé dans l’obscurité. « J’ai constaté qu’aucun fusible n’était désenclenché. La coupure ne venait pas du commissariat, a-t-il confié sur procès-verbal. Le courant est revenu cinq minutes après, j’ai pu faire mon rapport. »

Comment Muhittin, brûlé par quelque 2 000 degrés, la peau collée à ses vêtements, mais vivant, trouve-t-il alors la force de revenir au Chêne-Pointu et de retrouver le grand frère de Bouna ? « C’est un guerrier », répondent en hommage ses copains. Le jeune Kurde, juste capable d’articuler les deux prénoms de ses amis, entraîne une dizaine de garçons sur le terrain vague. Et de répéter : « On s’est fait courser, on s’est fait courser. »

Sans geindre, il montre de son index la direction à suivre, mais, arrivé devant la centrale, il détourne les yeux à l’opposé, cache son visage en pleurs sous son autre bras. « Je me disais : mais c’est quel endroit ici ? Jamais, même pendant mon enfance, je n’étais venu là, raconte Siyakha. Plus on avançait, plus on sentait une chaleur de malade, plus Muhittin il était triste. » « Bouna ! Zyed ! », crie la bande.

Mais personne ne répond. Les minutes deviennent des heures, la rumeur se répand. « On a attendu, tellement attendu. Plus qu’à l’ANPE. On a même dû battre les records du consulat », raconte son frère. La mère de Bouna « fait tomber des larmes », son père se frappe la tête contre le mur de la centrale. Ils sont morts, c’est certain.

Les baskets de Zyed, « des Converse toutes neuves, noir et gris », ont été carbonisées. Comme les Nike Shox de Bouna. Mais ses Adidas sont restées quelques jours dans l’entrée du T3, avant de s’en aller avec lui pour l’enterrement au bled, en Mauritanie. Avant le voyage, Siyakha Traoré a demandé à voir le corps à l’Institut médico-légal. L’histoire qu’il raconte ressemble à une scène du réalisateur Jean-Claude Brisseau. Une belle dame très douce l’a prévenu que, quand il ouvrirait la porte, son petit frère serait là, à gauche, en entrant. Il l’a aperçu tout de suite, Bouna, « une tache noire — sa figure — dans tous ces draps blancs ».

Les brûlures avaient gonflé son pauvre visage, bleu, rose, noir. Mais sa coiffure, ce dégradé qu’il s’était fait dessiner une semaine plus tôt, pour être beau pour l’Aïd, était intacte. Siyakha Traoré n’a vu que ça, la « chevelure » de l’ange, son seul réconfort. « Son contour, son dégradé, c’est les seuls endroits qui n’ont pas été touchés. »