L’ARGUMENT FALLACIEUX DE LA NATION

Dans son célèbre livre Nationalisme et culture, Rudolf Rocker écrivit il y a longtemps : « Tout nationalisme est réactionnaire. » Cette affirmation, largement reprise par une grande partie de l’anarchisme et que je fais mienne sans réserve, a été stigmatisée comme étant simpliste parce qu’elle ignore le large éventail de significations que renferme le concept de nation et parce qu’elle ne prend en compte que l’acception développée par le discours du romantisme. Il faut donc reprendre la question de la nation et du nationalisme avec un intérêt d’autant plus vif que le natio­nalisme représente non seulement l’un des sommets de l’inquiétant triangle auquel je faisais allusion, mais constitue de plus le dangereux courant de fond qui agite ses eaux.

Précisons tout d’abord que le fait de dénoncer l’argument fallacieux de la nation ne conduit pas à nier l’existence des nations ni la réalité du fait national. La réalité des nations est mise en évidence par les multiples effets qu’elles produisent sur les populations et sur les individus, aussi bien dans les domaines politiques et sociaux que dans la sphère économique. La question n’est pas celle de son indéniable existence, mais celle de son mode d’existence. En effet, à une certaine période historique un ensemble d’opérations de divers types a fait naître quelque chose qui n’existait pas auparavant : la Nation, et ce sont ces opérations qu’il faut prendre en compte si l’on veut comprendre la nature de cette nouvelle entité.

Le mode d’existence de la réalité nationale exige que nous distinguions, d’une part, les pratiques aussi bien matérielles que discursives impliquées dans le processus de sa construction et, d’autre part, celles qui assurent son maintien.

Le fait d’être une catégorie socio-historique relativement récente et un produit passager et circonstanciel de l’histoire n’a pas empêché la nation d’être sacralisée comme un objet intemporel. Qu’elles aient un État ou qu’elles luttent pour l’obtenir, toutes les nations fondent leur légitimité sur leur supposée transcendance par rapport aux avatars conjoncturels de leur propre configuration. Cela n’est pas étonnant car les nations perdraient une grande partie de leur légitimité et de leur capacité exiger des loyautés si elles ne se présentaient pas comme l’aboutissement d’un projet construit sur d’innombrables sacrifices de nos ancêtres les plus lointains. Projet et sacrifices qui, dit-on, préfiguraient déjà la future nation, et même la contenaient sous une forme étrangement préexistante à sa propre création.

Cependant, contre ces conceptions organistes et essentialistes, il convient de rappeler que, loin d’être des réalités naturelles, toutes les nations se sont constituées avec le sang et les larmes des gens du peuple. Ce furent les affrontements pour le pouvoir et la richesse qui élargirent et augmentèrent progressivement certaines possessions, qui assemblèrent des territoires et qui placèrent sous une seule autorité des populations plus ou moins disparates. Luttes, guerres, pactes, alliances… jusqu’à parvenir à mettre en place un comté, un royaume ou une république, ou toute autre structure politique centralisée qui devint une nation quand elle acquit un statut de naturalité pour ses sujets.

Les nations sont un artefact du pouvoir et constituent un dispositif de domination qui se construit en homogénéisant des hétérogénéités, en effaçant des singularités, y compris sur le plan linguistique, et en décimant la diversité. C’est la force politique qui transforme les collectifs humains en nations, en les assemblant dans une catégorie abstraite qui sert à proclamer la légitimité d’une manière particulière de gouverner. Lorsqu’on revendique l’existence politique d’une nation, on assume, implicitement, l’histoire de sanglants affrontements pour le pouvoir et de laminage de la diversité, et on légitime tout à la fois la logique qui a guidé cette histoire et le résultat auquel elle a abouti.

Les nations ont été construites non seulement par des pratiques matérielles (guerres, traités, annexions, procédures juridiques et administratives, etc.), mais aussi au moyen de pratiques discursives qui les ont instituées en tant que telles dans l’espace symbolique. Ce processus, qui a été fondamental pour naturaliser la nation en dissimulant sa dimension de réalité socialement et politiquement construite, a trouvé de puissants outils dans le folklore et les récits populaires, mais aussi dans la littérature, la philosophie et les sciences sociales. Un ensemble de théories et de recherches sur la « psychologie des peuples », le « caractère national », « l’esprit du peuple (Volksgeist) », etc. ont construit le récit de la nation, en lui donnant une âme, une conscience, de l’esprit, de la volonté, du génie, du caractère et en lui attribuant finalement des traits humains qui nous permettent de nous identifier avec elle et même de tomber amoureux de son visage.

Puisque j’ai fait allusion aux sciences sociales, il convient de noter en passant que le discours scientifique qui construisit le concept de race d’une manière qui ouvrait sur des conceptions racistes se déroulait en gros la même époque et en parallèle avec le discours qui construisit le concept de nation d’une manière qui ouvrait, elle, sur le nationalisme. Cela explique peut-être la multitude de connecteurs qui permettent de transiter entre ces deux constructions si étroitement liées.

La nation est non seulement un objet qui a été construit, c’est aussi un objet qui se maintient grâce à certaines pratiques, et qui n’existe que tant que ces pratiques le produisent et le reproduisent constamment. En effet, comme c’est le cas pour tous les objets sociaux, la nation cesse d’exister lorsque cessent les pratiques qui la maintiennent, ces pratiques consistent, par exemple, à susciter le sentiment national au moyen d’un ensemble d’opérations symboliques. Les sources de la production symbolique de la réalité nationale vont du système public d’enseignement aux compétitions sportives entre nations, en passant par la création d’un vocabulaire spécifique et d’emblèmes identitaires.

L’énorme effort investi dans la création et la constante recréation de la réalité nationale dans la sphère symbolique atteste le caractère artificiel de cette réalité et affaiblit ainsi la force avec laquelle le fait national s’impose à nous comme une réalité naturelle. De toute évidence, le nationalisme est l’un des éléments les plus efficaces pour maintenir l’existence des nations et, si la nation a besoin de masquer sa nature contingente et sa généalogie pour susciter des loyautés, ces loyautés ont besoin à leur tour du nationalisme pour émerger avec force.

LE PIÈGE DU NATIONALISME

Tout comme la mise en question de la nation n’implique pas la négation de son existence, la mise en question du nationalisme n’entraîne aucune minimisation de l’importance que revêt le sentiment d’appartenance à une communauté. Il est évident que le lien communautaire est essentiel et que le fait de vivre dans un même lieu, de partager une langue, d’avoir des expériences communes, développe des relations solidaires et crée un sentiment de communauté qui s’incruste très profondément dans notre subjectivité et qui mobilise intensément toute notre affectivité. Dans un certain sens, nous sommes la langue que nous parlons et la culture qui nous imprègne, cependant, il n’y a aucune raison d’aller au-delà de cette simple reconnaissance.

Le fait que nous appartenions à une certaine culture n’implique pas que nous devons nous identifier à elle et assumer par exemple, dans notre cas, son arrière-fond patriarcal, homophobe et raciste. Le fait que nous parlions une certaine langue n’entraîne pas que nous devons nous battre pour la préserver et même pour étendre son usage, à moins que nous soyons nationalistes.

La grande ruse du nationalisme est d’assimiler l’amour pour le terroir et l’amour pour la nation, en traçant une équivalence entre eux, et de nous faire croire qu’ils constituent un seul et même sentiment. Cepen­dant, l’affection pour le lieu qui nous a vu naître et grandir n’est pas du tout la même chose que l’amour de cette abstraction qu’est la nation, et extrapoler ce sentiment à une entité abstraite le fausse et le transforme en quelque chose d’autre.

L’attachement à la terre natale, ne s’apprend ni ne s’enseigne, il advient, tout simplement, dans le contact quotidien sans que personne ne doive l’exalter ou le récompenser, tandis que le patriotisme, inséparable du nationalisme, doit être élaboré, enseigné et inculqué au moyen d’opérations sophistiquées qui produisent la réalité nationale dans la sphère du symbolique et au moyen aussi d’un subtil endoctrinement. Le nationalisme doit être engendré et maintenu de manière constante par un ensemble de dispositifs institutionnels attachés à la production de subjectivité. Accepter le nationalisme ou, plus encore, l’impulser est exactement le contraire de ce que représente une façon libertaire d’habiter le monde.

NATIONS OPPRESSIVES ET NATIONS OPPRIMÉES, L’ARGUMENT FALLACIEUX DES LUTTES DE LIBÉRATION NATIONALE

La différenciation classique entre les nationalismes oppresseurs et les nationalismes opprimés est tout à fait valable, cependant, ce qui semble moins judicieux c’est de prétexter que comme l’anarchisme s’oppose à toute forme d’oppression, il doit s’aligner avec les nations opprimées et soutenir les luttes pour la libération nationale. En effet, une chose est de s’engager dans les luttes contre la domination nationale et une autre, bien différente, de soutenir les luttes de libération nationale.

Il s’agit d’une distinction qui est parfaitement compréhensible si nous reformulons l’approche simpliste qui dessine comme situation de départ celle d’une nation opprimée luttant pour se libérer et si nous considérons que ce qui existe initialement c’est une source d’oppression constituée par une nation qui veut dominer un collectif particulier, contrôler son territoire et qui a assez de force pour le faire. Certes, il est évident que nous devons fournir le même soutien à ce collectif lorsqu’il se révolte contre la domination nationale qu’il subit (comme Bakounine, entre autres, l’avait bien saisi) que celui que nous nous sommes engagés prêter à toutes les luttes contre la domination.

Cependant, soutenir la lutte contre la domination nationale ne signifie pas du tout qu’il faille soutenir également la lutte pour la libération nationale, c’est-à-dire la lutte pour substituer une forme de domination par une autre puisqu’elle implique la création d’une nouvelle nation indépendante.

Position complexe qui exige de différencier la lutte contre la domination nationale et la lutte pour la libération nationale, même si les deux sont souvent liées et semblent s’impliquer mutuellement ? Eh bien oui, certainement, une position complexe mais personne n’a jamais prétendu que l’anarchisme soit simple. En tout cas, s’il y a un lieu où aucun anarchiste ne devrait jamais se trouver c’est précisément dans une guerre entre nations et entre nationalismes.

La confrontation actuelle entre la nation espagnole (oppressive) et la nation catalane (opprimée) est un choc entre deux réalités artificielles qui n’existent que comme résultats de certains dispositifs de domination, et c’est précisément lorsqu’on commence à considérer positivement l’une quelconque de ces deux inscriptions identitaires que l’on ouvre largement la porte à une xénophobie rampante.

LA LÉGÈRETÉ DE L’ARGUMENT INDÉPENDANTISTE

Tout le monde sait que l’actuel mouvement souverainiste catalan est extrêmement hétérogène. Il se trouve en son sein des secteurs explicitement et farouchement nationalistes qui exaltent les vertus de la nation, mais il y a aussi des secteurs qui ne manifestent qu’un nationalisme réactif qui consiste principalement à se rebeller contre certaines pratiques de domination et à rejeter les agressions et les impositions du nationalisme espagnol.

Cependant, ceux qui appartiennent à ce deuxième secteur ne se rendent pas compte que leur lutte réactive en faveur de l’indépendance de la nation catalane représente, paradoxalement, le succès de cela même qui l’a réprimé, c’est-à-dire du nationalisme de l’État espagnol, lequel loin de disparaître conservera son principe fondamental en le transmutant en un nationalisme de l’État catalan. Cela ne fait que mettre en évidence la nature hégémonique, sur le plan symbolique, du système oppresseur puisque l’indépendance ne peut être pensée que sous la forme d’une autre nation.

Un troisième secteur refuse explicitement l’encadrement dans le nationalisme et insiste sur le fait qu’il ne vise qu’à briser la dépendance à l’égard de l’État espagnol et à obtenir que la population faite de multiples nationalités et de diverses langues qui habite ce territoire puisse décider librement la forme politique de sa société. Cet indépendantisme soutient que son catalanisme est inclusif, ouvert, non identitaire, et qu’il est fier de son impureté ethnique. La base de son argumentation est qu’il ne vise pas à rendre indépendantes des nations, sinon des peuples et des territoires.

Cela dit, de quel peuple parle-t-on exactement ? Est-ce du peuple des travailleurs ? Et de quel territoire s’agit-il ? Comment sont définies ses limites ?

Or, ce qui est exigé ce n’est pas l’indépendance d’une commune ou d’un collectif particulier, mais de la Catalogne, et c’est bien l’indépendance de cette entité profilée en tant que nation, qui est revendiquée. Cet indépendantisme qui déclare ne pas être nationaliste présuppose l’existence de la nation de la même manière que le fait le nationalisme, et c’est précisément parce qu’il considère que la nation représente l’unité naturelle au niveau politique qu’il affirme que la Catalogne, comme toute autre nation, devrait être indépendante.

Plutôt que de parler d’indépendantistes non nationalistes, il serait plus exact de qualifier les membres de ce secteur en termes de nationalistes politiquement réticents à se définir comme tels.

Un quatrième secteur se compose de libertaires qui, sans se sentir spé­cialement motivés par l’indépendance de la nation catalane, voient néanmoins « el Procés »2 comme une occasion pour créer une rupture capable de déclencher un processus constituant qui soit politiquement émancipateur, et ils soutiennent en conséquence qu’il faut s’impliquer dans le mouvement souverainiste pour élargir la brèche qu’il est susceptible d’ouvrir.

D’autres encore recourent à la vétuste théorie de l’ennemi principal et des « pas en avant » pour soutenir qu’il faut vaincre d’abord le nationalisme dominant, l’espagnol, même s’il faut s’allier pour cela avec un autre nationalisme, le catalan, afin de déblayer la voie pour de nouveaux pas en avant vers l’émancipation. Certains, qui ne craignent pas les paradoxes, vont même jusqu’à dire qu’il faut se battre pour que la Catalogne obtienne son indépendance car c’est la meilleure manière pour en finir avec les revendications nationalistes, et pouvoir aborder enfin les questions réellement importantes.

Ce que ne parviennent pas à voir les indépendantistes qui ne partagent pas une ferveur nationaliste explicite c’est que la participation à la lutte pour l’indépendance, conduit inévitablement, et quelles que soient les motivations sous-jacentes, à imprimer une très forte impulsion au nationalisme. On ne peut pas soutenir l’indépendantisme sans exciter des sentiments nationalistes qui se sont avérés suffisamment dangereux pour que toutes les options progressistes évitent comme la peste cette étiquette.

On ne peut pas participer non plus au processus indépendantiste en faisant valoir que son succès éventuel ne donnera pas nécessairement lieu à la création d’un nouvel État. Sans pouvoir l’affirmer avec certitude, je pense qu’il n’existe pas sur la planète un seul espace géographique habité qui ne fasse pas partie d’un État particulier. Cela entraîne que l’accès d’un territoire à l’indépendance conduise, nécessairement, à la construction d’un nouvel État, parce que c’est la condition pour qu’un territoire constitué comme unité géopolitique indépendante puisse s’intégrer dans son environnement et interagir avec les entités politiques qui le structurent et qui revêtent toutes la forme d’un État.

L’indépendance de la Catalogne ne saurait déroger à cette règle et elle se traduirait, si elle se concrétisait, par la création de l’État catalan (qu’il soit centralisé où fédéral) quoi qu’en disent les indépendantistes anti-étatistes (une confédération supra-étatique de régions, dans le genre de ce que certains envisagent au Pays basque, ne supprime pas l’appareil d’État).

Heureusement, cela ne condamne pas tout projet d’indépendance. La condition de possibilité d’une indépendance qui ne comporte pas la création d’un nouvel État est que l’on ne prenne pas un territoire comme objet à rendre indépendant, mais plutôt une configuration politique particulière. Bien entendu, cette configuration se situe nécessairement dans un espace déterminé, mais elle ne fait pas de cet espace son principe recteur et ne le convertit pas en l’objet qui doit accéder à l’indépendance. En conséquence, son environnement relationnel n’est pas formé par d’autres États, mais par d’autres configurations politiques similaires, situées ou non dans son propre espace géographique. Ce sont donc des critères politiques (modes de vie, d’échanges, de projets, etc.) et non des critères de localisation territoriale qui doivent définir l’entité luttant pour son indépendance, si elle ne veut pas finir par adopter la forme d’un État.

LE MIRAGE DU DROIT DE DÉCIDER

David Fernandez, notable militant indépendantiste situé sur des positions anticapitalistes, radicales, autogestionnaires, et proches de la sphère libertaire, déclarait récemment que « la question de l’autodétermination ne pointe à rien d’autre qu’à la capacité de nous gouverner par nous-mêmes et à ce que l’avenir de ce peuple soit démocratiquement décidé par lui-même ». Une déclaration qui, apparemment, ne peut soulever aucune objection de principe. L’autodétermination est, en effet, un principe politique qui entérine le droit à la libre union et séparation en dehors de toute imposition, c’est-à-dire, en fin de compte, le droit de décider librement.

Toutefois, si le droit de décider est une valeur indiscutable, par contre, sa mise en contexte, son inscription dans un domaine particulier et l’usage qui en est fait se prêtent tout à fait à discussion car il peut se transformer en un simple piège.

En effet, en tant que principe général le droit de décider acquiert une valeur déterminée et un sens bien précis au sein d’un cadre explicitement axiologique où il peut être évalué et comparé aux autres valeurs qui le composent. Cependant ce même principe général transféré à un autre contexte prend un sens différent qui exige une nouvelle évaluation. Le piège consiste à traiter ce principe général comme si sa valeur et sa signification demeuraient toujours les mêmes que celles qu’il présente sans le cadre purement axiologique. Cela revient à masquer le fait que son extraction hors de ce cadre et son insertion dans un contexte différent lui confèrent un autre sens et une autre valeur.

En effet, comment peut-on ne pas défendre ardemment le principe général du droit de décider ? Mais, n’est-il pas vrai que si nous l’insérons dans un contexte entrepreneurial le droit des multinationales de décider librement leurs fusions et leurs séparations n’apparaît plus aussi précieux et aussi indiscutable ?

Le droit de décider qui est revendiqué dans el Procés ne se formule pas dans l’abstrait ni par rapport à n’importe quel domaine de décision. Le droit de décider qui est revendiqué c’est spécifiquement le droit que l’on a parce que l’on est une nation, c’est le droit de décider de devenir indépendant ou non en tant que nation. Si, par ailleurs, cette autodétermination est parrainée par les instances de pouvoir, est établie par le biais des urnes institutionnelles et se trouve limitée à une seule question décidée par les élites dirigeantes, ce ne peut être qu’un simu­lacre d’autodétermination et une manipulation flagrante du droit de décider.

Autodétermination ? Bien sûr, mais pour de vrai, sans suivre les consignes dictées par les institutions et conduisant à des transformations dans de nombreux domaines, effectuées directement par les groupes concernés. Un droit de décider qui se limite à changer un drapeau pour un autre et à créer un nouvel État-nation ne nous concerne pas et ne saurait motiver notre lutte.

EN CONCLUSION

Il est clair que nous devons lutter contre le nationalisme espagnol, et que l’un des jougs dont nous devons nous libérer est l’oppression de l’État espagnol. Mais non pas parce que cette oppression nous contraindrait en tant que membres d’une nation, d’un pays, d’un peuple, d’un territoire, ou comme on voudra l’appeler, sinon parce qu’elle est un instrument de domination et que nous voulons le briser mais sans lui donner la satisfaction de reproduire de façon mimétique ses propres principes fondés sur le fait national.

Il ne s’agit pas d’entraver l’indépendance de la Catalogne, pas plus que de la favoriser, mais plutôt de ne pas masquer la tromperie que représente le fait d’entraîner ceux d’en bas dans ce combat et de montrer le substrat nationaliste sur lequel il repose.

Le plus probable est que nous ne puissions pas éviter d’être andalous ou catalans, où même que nous ne désirions pas l’éviter, mais ce que nous pouvons éviter c’est de transformer ce trait identitaire en un élément primordial. Parce que ce qui importe c’est le poids que nous accordons à nos références identitaires, à notre inscription dans une langue, dans un territoire, ou dans une nation, ainsi que le poids que nous accordons à ses inscriptions dans les valeurs que nous assumons, ou dans les actions politiques que nous développons.

Ce poids va de zéro à l’infini. Il est connu que le poids que lui accorde l’anarchisme est très proche du zéro, tandis que le poids que lui donne, par exemple, le national-socialisme tend vers l’infini. Le point exact où nous nous situons entre ces deux extrêmes dépend de notre degré de nationalisme, conscient ou inconscient.

En Catalogne, nous devons choisir aujourd’hui entre nous draper, soit matériellement soit symboliquement, dans une estelada3 ou bien lutter sur la base des idées libertaires. Et à partir de là, que chacun choisisse légitimement ce qu’il préfère. Cela dit, si nous choisissons de nous engager dans el Procés, nous ne pouvons pas choisir en même temps l’autre option, car cette dernière consiste à lutter pour éradiquer toutes les formes de domination y compris celles qui s’appuient sur la nation. Cela serait aussi incompatible que de nous draper dans le drapeau espagnol, plutôt que de le rejeter avec mépris, et se proclamer anarchiste en même temps.

Cela dit, si les nations ont été faites, elles peuvent également être défaites, et une de nos tâches est justement de les défaire. Nous devons être résolument nationalicides, lutter contre le rôle politique du concept de nation et dénoncer les énormes ressources de toute sorte qui sont investies dans la construction symbolique et dans le maintien de la réalité nationale, qu’il s’agisse de nations avec État comme sans État, parce que depuis les idées libertaires ce n’est pas une nation sans État que nous voulons. Nous ne voulons ni un État ni une nation.

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Source : IBÁÑEZ, Tomás, 2017. Nouveaux fragments épars pour un anarchisme sans dogmes. Éditions Rue des cascades. p. 257-273

1 Publié en 2015, « El triángulo de las Bermudas », Libre Pensamiento n° 83.

2 « El Procés » est le nom donné en Catalogne au processus déclenché par les institutions, par certains partis politiques et par un large secteur de la société civile pour avancer vers l’indépendance.

3 Le drapeau arboré par les indépendantistes catalans.