« – Tu sais, ce pays est chouette. Je n’arrive pas à comprendre ce qui a mal tourné.
– Tout le monde a la trouille (…) Ils pensent qu’on va leur couper la gorge. Ils ont peur.
– Ils n’ont pas peur de toi, ils ont peur de ce que tu représentes.
– Tout ce qu’on représente pour eux, c’est des cheveux trop longs.
– Ce que tu représentes pour eux, c’est la liberté.
– La liberté, c’est ce qui compte.
– C’est vrai, il n’y a que ça qui compte. Mais, en parler et être libre, ce n’est pas la même chose. C’est dur d’être libre quand on est un produit acheté et vendu sur le marché. Ne leur dis jamais qu’ils ne sont pas libres ; ils se mettraient à tuer, à massacrer pour prouver qu’ils le sont. Ils vont te parler tout le temps de liberté individuelle. Mais, s’ils voient un individu libre, ils prennent peur.
– Non, ça les rend dangereux. »

(Easy Rider, Dennis Hopper, 1969)

Dans un précédent texte relatif aux tensions autour de l’organisation de la manifestation du 19.03.17, nous avons rappelé l’histoire et le sens du principe de « respect de la diversité des tactiques », en signalant que celles et ceux pour qui l’autonomie d’action et de décision est l’exigence première sont confronté-e-s à une hostilité croissante. En effet, malgré un discours débordant de références au respect, à l’égalité et à l’anti-autoritarisme, rares sont les collectifs qui respectent la diversité tactique et promeuvent le pluralisme militant. Des menaces d’agression à l’encontre des militant-e-s « Black Bloc » ont été formulées (au moins implicitement ici, et de manière plus explicite dans les commentaires). Nous nous sommes alors interrogé-e-s sur un « autoritarisme de gauche » et sur une éventuelle dynamique de récupération culturelle par des militant-e-s séduit-e-s par une certaine « esthétique révolutionnaire » mais dont les pratiques et valeurs semblent plus compatibles avec un certain « citoyennisme autoritaire ».

La manifestation francilienne du 16.04.17 contre le FN a malheureusement été l’occasion d’une exécution des menaces proférées. Nous exposerons dans la première partie de ce texte l’expédition punitive menée contre le cortège autonome par un certain collectif francilien. La deuxième partie souhaite apporter des éléments de compréhension des dérives autoritaires qui gangrènent nos luttes.
1. Une « embrouille » ? Non, un passage à tabac coordonné.

Nous commencerons par la narration de l’agression qui a affecté au moins une trentaine de militant-e-s, narration que nous souhaitons « dépassionnée » malgré la colère qui nous anime. À mi-parcours, les membres de l’Action Antifasciste Paris-Banlieue (AFA) se placent en tête de la manifestation, devant le cortège autonome qui compte autant de militant-e-s « en noir » que de personnes en tenue ordinaire. Quand nous sommes confronté-e-s à un barrage policier, quelques projectiles sont lancés. C’est alors qu’un groupe de plusieurs dizaines (20, 30, 40 ?) d’hommes charge le cortège autonome. Les premières secondes sont très confuses : une femme à terre est rouée de coups de pieds et de coups de bâton, d’autres personnes poussées au sol reçoivent des volées de coups de poing, de pieds et de bâtons, l’ensemble du cortège autonome tente de reculer face à cet assaut mené sans retenue aucune et sans discernement.

Qui sont ces brutes qui s’acharnent avec autant de violence sur nous sous le regard complice et goguenard de la flicaille ? Des arriérés du GUD ? Les miliciens de l’Action Française ? Nous tentons de venir en aide à la femme à terre, l’homme ne cesse de se défouler sur elle : nous sommes bousculés et empêchés d’approcher. Notre regard accroche le bâton qui sert à la molester : c’est un drapeau de l’AFA, tissu enroulé autour de la tige. Nous réalisons alors que ce sont les militants de l’AFA qui frappent nos camarades. Nous perçons la horde d’agresseurs et nous époumonons à exiger un retour au calme. Un homme nous pousse et vocifère : « Une bouteille a été jetée sur un pote, alors on réagit !! » Les assaillants finissent par se replacer derrière leur banderole et nous laissent sidéré-e-s par le niveau de violence déployé. Nous prenons acte que la majorité des participant-e-s au « Black Bloc » a refusé de participer à une escalade de la violence et a immédiatement quitté la manifestation. Nous saluons l’initiative de groupes bien mieux préparés, « équipés » et dont les effectifs combinés étaient autrement plus importants que ceux de l’AFA.

Mais de notre côté, nous ne pouvons nous résoudre à nous retirer. Nous approchons le cortège AFA pour exiger une explication. Le ton monte immédiatement, nous récoltons diverses insultes et menaces. Des manifestants s’interposent et nous épargnent les coups que les rustres vociférants tentent de nous infliger. Nous reculons quand une deuxième charge de l’AFA est lancée : encore une fois le niveau de violence exercé semble traduire la volonté de porter sévèrement atteinte à l’intégrité physique et morale des personnes désignées de manière relativement aléatoire (« tout ce qui se trouve derrière l’AFA »). Des réponses fusent : « Flics, AFA, même combat ! », « GUD, AFA, même combat ! », « SO, AFA, même combat ! ». Les échanges autour de ces deux épisodes montrent une condamnation quasi-unanime de la part des personnes présentes (les avis entendus allant de « c’est extraordinairement grave » à « c’est grave mais passons, il y a plus important »). Les retours des personnes n’ayant pas assisté à l’agression laisse poindre des tentatives de rationalisation : « les agresseurs étaient-ils réellement nombreux ? », « Les coups portés étaient-ils vraiment destinés à faire mal ? », « A-t-on vu des blessé-e-s ? » Bref, ce ne serait qu’une « embrouille » interne, une histoire de « milieu », alors circulez !

Les membres de l’AFA qui ont su échanger quelques mots avec nous n’ont plus abordé cette histoire de « bouteille ayant atterri sur un militant AFA » mais se sont focalisés sur les « pratiques des autonomes », caricaturées et stigmatisées [1]. Ainsi, il semble bien que ce soit le non respect de la diversité tactique, témoignant d’une volonté d’appropriation des luttes [2], qui ait motivé cette agression rondement menée. Les menaces proférées depuis début mars viennent soutenir cette hypothèse. Le mode opératoire suggère que cette attaque d’une violence digne de la BAC a été envisagée en amont de la manifestation : drapeaux enroulés, banderole AFA levée pour éviter des images honteuses, coordination des assaillants sur quasi toute la largeur du cortège, etc. Il s’agit bien d’une agression collective et politique.

Membres de l’AFA, nous avons lutté à vos côtés. Nous avons déroulé nos espoirs sous vos pas. Marchez doucement, car vous marchez sur nos espoirs. Notre position est claire : jamais nous ne saurons tolérer l’exercice de la violence contre des camarades. On oublie pas, on pardonne pas. Plus jamais nous ne partagerons le moindre moment, le moindre espace avec vous, plus jamais nous ne saurons tolérer votre proximité physique. PLUS JAMAIS. Il serait aisé de répondre par une violence coordonnée (et autrement plus sévère) à votre « démonstration virile ». Mais vos pratiques relèvent pour nous du proto-fascisme, et nous refusons de nous égarer dans ces eaux nauséabondes.
2. Éléments de compréhension de cette dérive autoritaire

La première section portera sur la reproduction par les collectifs « révolutionnaires » des pratiques autoritaires combattues. La section suivante sera dédiée à la question de la construction stratégique de la figure du « déviant » (ici le militant autonome, ce « toto »). La dernière section portera sur les mécanismes de « désengagement moral » servant à justifier le recours à la violence politique.
2.1. Quand le partisan devient chasseur de partisan-e-s

Le rejet de la diversité des tactiques et la volonté d’écrasement du pluralisme militant (ici par la violence physique) sont autant de symptômes d’autoritarisme et de proto-fascisme. Qu’entend-on par autoritarisme ? L’état actuel des connaissances propose que l’autoritarisme (de droite mais aussi de gauche) regroupe trois dimensions : (i) conventionnalisme (adhésion rigide à un système de normes et de valeurs), (ii) soumission autoritaire (attitude de soumission non critique à l’égard des autorités considérées comme légitimes), (iii) agression autoritaire (tendance punitive à l’encontre des personnes transgressant les normes apprises ; e.g., Altemeyer, 1981, 1988, 1996 ; Van Hiel, Duriez, & Kossowska, 2006). Le comportement des militants que nous visons ici est exemplaire de cette définition de l’autoritarisme : pratiques militantes stéréotypées ajustées à un ensemble restreint et immuable de normes, dogmatisme, biais hiérarchiques, comportement punitif violent à l’encontre des partisan-e-s de la diversité tactique.

Comment expliquer ce proto-fascisme de l’AFA au sein du mouvement social actuel ? La notion de « complexe de Marighela » peut selon nous contribuer à éclairer ce phénomène. Dans sa préface à la réédition du Manuel du Guérillero urbain (Marighela, 1969, 2009), Rigouste propose que ce complexe « consiste pour le révolté, en se réappropriant certaines armes et certaines pratiques, en observant et en se confrontant à la répression, à reproduire certains désirs du maître comme le fait de gouverner et donc de se prémunir de la trahison du partisan. C’est ce processus qui voit (…) la renaissance de l’État. Le complexe de Marighela, ou complexe de la résistance concurrente, consiste pour celui qui est pourchassé comme ennemi intérieur à pourchasser les traîtres chez lui. En traquant ses ennemis intérieurs, il forme alors les cadres d’une avant-garde politique et militaire, un proto-État. » Le partisan chassé se transforme en chasseur de partisan-e-s. D’après l’auteur, le complexe de Marighela serait donc « le fruit d’une conception autoritaire de l’émancipation » ancrée dans une « concurrence pour la conquête de la population ».

Nous retrouvons dans les luttes franciliennes actuelles cette volonté de la part de quelques collectifs d’imposer un modèle militant, d’acquérir le statut d’organisateurs des initiatives et de mettre à l’écart les partisan-e-s de la diversité tactique, ces camarades recatégorisé-e-s en éléments perturbateurs à expurger des cortèges. En déviant-e-s à châtier et bannir.
2.2. Construction stratégique de la figure du « déviant »

Si les préjugés racistes fournissent une justification aux agressions intergroupes, les préjugés de déviance semblent bien être à l’origine de la légitimation des violences intragroupes. Ces violences sont dirigées vers les membres du groupe d’appartenance sensés représenter une menace aux normes, croyances et pratiques établies, et la lutte contre la déviance intragoupe n’a cessé de motiver des pratiques de « purges politiques ». Les travaux sur le McCarthyisme (Gibson, 1988 ; Sullivan et al., 1979) et ceux sur la Grande Purge Stalinienne menée de 1936 à 1938 (Conquest, 1990 ; Connor,1972) montrent qu’une menace externe semble justifier une lutte contre les déviants de l’intragroupe aussi acharnée que la lutte contre un autre groupe (e.g., Marques & Páez, 2008). Ici, il apparaît que les menaces systémiques actuelles conduisent les militants autoritaires de gauche à mener une lutte contre les militant-e-s autonomes aussi acharnée que la lutte contre le FN.

Les militants autoritaires de gauche arguent que les pratiques autonomes (notamment « Black Bloc ») n’ont aucune valeur sociale (e.g., pertinence stratégique, etc.). L’attribution de valeur sociale est étroitement associée aux normes, croyances et valeurs. Ainsi, la déviance représente non pas un ensemble de conduites objectives mais une construction stratégique dont la signification change en fonction des tendances et des priorités politiques (e.g., Staerklé, 2008). La déviance est relative à des normes et valeurs fonction des époques et des groupes. Les représentations de la déviance sont instrumentalisées par les groupes et les pouvoirs sociaux qui dépeignent « stratégiquement » certaines conduites comme déviantes. Par la construction de la déviance ou l’exagération de sa portée intragroupe, les autoritaires « tentent de légitimer l’ordre social qu’ils sont amenés à défendre. Cette mise en exergue de la déviance permet de définir les cibles de l’action disciplinaire et répressive et ainsi de justifier l’intervention institutionnelle propre à soutenir un ordre social donné. » (Staerklé, 2008) Ainsi, l’autoritarisme, savoir culturel développé dans des contextes sociaux perçus comme menaçants, apparaît comme un élément déterminant dans le soutien au contrôle social agressif.

Les travaux de Festinger (1950) sur la cohésion des groupes avaient déjà montré que les membres d’un groupe s’écartant de l’opinion majoritaire sont voués à l’ostracisme. Durkheim (1893) a mis l’accent sur le caractère fonctionnel de la déviance dans la vie des groupes. « En facilitant l’adhésion des membres normatifs aux normes violées, la déviance contribue à l’affermissement de la cohésion et de l’uniformité au sein du groupe » (Marques & Páez, 2008). Tout acte contre-normatif sera considéré comme déviant. L’acte social de punition a comme conséquence première non pas la prévention de futurs écarts aux normes mais plutôt « la réaffirmation de l’engagement et de la solidarité chez les vertueux » (Inverarity, 1980). Ainsi, l’attaque contre le cortège autonome aura permis aux vertueux de l’AFA de souder leurs rangs la veille d’une journée d’action contre le FN. Vertueux, nous vous laissons donc dans cet entre-soi que vous êtes pourtant capables de dénoncer « chez les autres ».
2.3. Désengagement moral

Nous pouvons aisément anticiper les éventuelles réponses de l’AFA, et des personnes motivées à légitimer les pratiques que nous dénonçons ici. Ces réponses s’ancreront en effet dans une dynamique de « désengagement moral », dynamique reposant sur des mécanismes cognitifs opérants à plusieurs niveaux (e.g., Bandura, 1999) : (i) reconstruction de la perception du comportement d’atteinte à autrui afin de lui conférer une valeur morale, (ii) minimisation par l’individu de son rôle dans l’action d’atteinte à autrui, (iii) minimisation des conséquences du comportement d’atteinte, (iv) reconstruction de la perception de la victime de manière à lui attribuer la responsabilité de l’atteinte subie.

Le premier niveau implique des mécanismes relatifs à la justification morale de l’atteinte à autrui (e.g., protéger le cortège, faire avancer la lutte), à l’utilisation d’un vocabulaire euphémisant (e.g., opération de maintien de l’ordre), et au recours à des comparaisons induisant un contraste favorable à l’action d’atteinte (e.g., les « totos » ont jeté des bouteilles en verre et ont mis en danger les migrant-e-s). Le deuxième niveau met en jeu des mécanismes permettant le déplacement ou la diffusion de la responsabilité individuelle (e.g., il s’agit d’une réponse collective spontanée suite à une agression à la bouteille). Le troisième niveau implique des mécanismes permettant l’évitement d’une confrontation directe aux conséquences pour autrui du comportement d’atteinte, ou la réévaluation de ces conséquences dans le sens d’une sous-estimation (e.g., ce n’était que quelques petits coups portés par seulement quelques-uns). Enfin, le quatrième niveau met en jeu des processus permettant d’attribuer à la victime (et non à soi) la responsabilité de l’atteinte subie. Ce blâme porté à la victime peut prendre des formes extrêmes comme la déshumanisation. Elle permet fondamentalement d’exclure la victime du domaine des obligations morales (e.g., Opotow, 1990).
Conclusion

Faibles capacités cognitives, capital culturel misérable, déficience chronique dans les choix stratégiques et tactiques : tels seraient nos traits définitoires. Nous avons affirmé qu’il serait aisé de répondre à la violence subie par une violence coordonnée. De même, il nous serait (ô combien) aisé de répondre aux accusations de misère intellectuelle en mettant en exergue les innombrables faiblesses qui caractérisent trop souvent certains discours « militants » : des analyses se présentant comme des « nouveautés absolues », des « révélations », des concepts qui se voit attribuer un pouvoir explicatif illimité ; aucun lien avec les disciplines scientifiques couvrant les thématiques abordées, aucun effort pour définir adéquatement le vocabulaire employé ; un « langage maison » plus ou moins hermétique, ésotérique, des concepts flous et élastiques ; parfois, appropriation de termes scientifiques non pertinents, hors contexte, en dénaturant leur sens véritable ; aucun mécanisme auto-correcteur dans l’activité intellectuelle : aucun impact des faits empiriques sur les « théories » assénées, recours à des anecdotes en guise de preuves, qui confirment les théories avancées et ignorent sélectivement celles des autres, etc. Le plus souvent, est vrai ce qui est cohérent avec les postulats idéologiques avancés. Dans le domaine des pratiques militantes, la liste des faiblesses serait encore plus longue. L’état actuel des connaissances sur les déterminants du changement social met en évidence la pertinence des « pratiques émeutières », notamment dans le contexte de l’état d’urgence. Nous aborderons cette question dans un futur texte.

Camarades autonomes, il nous revient maintenant de nous organiser de manière à ne plus subir cette dérive autoritaire et obscurantiste, en Île-de-France et ailleurs. Réunissons-nous ! Pour renforcer notre présence dans les luttes contre le fascisme, contre les régressions sociales, pour l’écologie, contre les violences policières et contre toutes les oppressions, racistes, sexistes, homophobes, etc.

Signé : des encagoulé-e-s, diplômé-e-s, femelles et mâles sapiens, dont les traits phénotypiques sont variés, dont la niche écologique se situe au-delà du périphérique.

Notes
[1] Les personnes peinant à appréhender la cohérence interne de la tactique « Black Bloc » seront bien avisées de consulter les ouvrages de référence en sociologie des « Black Blocs » (e.g., Dupuis-Déri, 2007).
[2] Faut-il le rappeler ? Comme une manifestation contre la loi « Travaille ! » n’appartient pas à la CGT et son SO, une manifestation antifasciste n’appartient pas à une organisation telle que l’AFA.