Nedjib Sidi Moussa, La Fabrique du Musulman (Libertalia, 2017)

Il y a un peu plus de vingt ans, la presse de la L.C.R., ancêtre du N.P.A., pouvait écrire que le développement du port du voile était le résultat d’une campagne réactionnaire des islamistes [1]. C’était une autre époque. Comme Vaneigem, nous étions, nous sommes encore beaucoup à penser que l’islam, dans toutes ses formes, est un « fantoche viril » utilisé pour « exorciser la menace que la femme en voie d’émancipation fait planer » mais pour ceux de ma génération, qui a connu les quartiers populaires sans aucun voile à l’horizon, ce fantoche viril ne semblait pas (dans les années 80-90) bien plus terrible que celui, catholique, qui planait sur certaines copines d’origine portugaise. On a vu monter un courant politique qui était inexistant, ou très marginal, en tout cas non perçu. Pendant ce temps, favorisant cette progression, la ségrégation sociale s’installait durablement, rendant l’intégration difficile, voire impossible.

Tout particulièrement depuis le débat sur le voile à l’école en 2004 et les émeutes de 2005, et de nouveau avec les attentats en 2015, on a assisté à des divisions, des déchirements durables en milieu militant, à des instrumentalisations diverses, à des glissements terminologiques. Les immigrés, majoritairement exclus et ghettoïsés dans une société de chômage de masse où le racisme et le contrôle au faciès perdurent, sont devenus les « musulmans », l’anticléricalisme est devenu « islamophobe » et « charlie-compatible », l’autonomie des luttes anti-racistes est devenue affaire « post-coloniale », voire « non-mixte », de « racisé-e-s ». Les « beurs » (et d’autres) se sont retrouvés assignés à une identité communautaire, avec des prétendu-e-s porte-paroles autoproclamé-e-s multipliant provocations et injonctions cherchant à les éloigner de tout engagement progressiste.

Nedjib Sidi Moussa revient sur cette évolution, et dresse un historique précis de dérives dans l’extrême gauche depuis 2005. J’en étais presque arrivé à croire que sur certains sujets, sur certaines façons d’aborder les problèmes, nous vivions une époque d’incompréhension générationnelle, mais de lire un auteur qui a 18 ans de moins que moi ça fait du bien. L’auteur est fils de messalistes, né dans le Nord, à Valenciennes. Il se positionne toujours d’un point de vue anti-raciste, de gauche révolutionnaire, citant plusieurs fois Debord. Pour ceux qui, dans la mouvance indigéniste, en sont arrivés à délégitimer ce que disent et écrivent les « Blancs », c’est donc une critique de l’intérieur de l’extrême gauche et de l’intérieur de la deuxième génération issue de l’immigration algérienne.

Une question qu’on se pose à la lecture de ce petit essai, c’est, au-delà ou en deça des errements islamogauchistes dues à une poignée d’intellectuel-le-s: combien pèsent vraiment des gens comme Houria Bouteldja ou Dieudonné dans les quartiers ? Combien pèse l’anti-impérialisme réactionnaire pour de vrai ? Est-ce plus ou moins une tendance de masse ou est-ce juste une nébuleuse de surface qu’on zoome artificiellement à cause de son impact sur une partie de l’extrême gauche universitaire ?

Les choses progressent, des paroles s’expriment et se précisent. Par exemples, en février 2016, Bernard G., de la CNT-SO, livrait un excellent interview sur Radio libertaire à propos du Parti des indigènes de la République [2]; ou en février 2017 le mensuel théorique de Lutte ouvrière abordait sans concession Le piège de la « lutte contre l’islamophobie » [3]. Pour toutes et tous, et tout particulièrement pour les plus jeunes et ceux qui n’ont pas suivi de près ces questions ces dernières années, voici un livre de poche (8 euros seulement) tout à fait utile. Pour l’auteur, « le marasme actuel trouve son origine dans les impasses théoriques et stratégiques de la gauche social-démocrate qui ne peut plus proposer de véritables réformes et de la gauche révolutionnaire qui ne veut plus assumer la perspective de la révolution. Mais la théorie révolutionnaire est moins à réinventer qu’à redécouvrir ».